Aristote est à l’origine de la crise écologique. "J’en veux à ceux qui ont valorisé ses idées"
Botaniste et biologiste, Francis Hallé est spécialiste des arbres des forêts tropicales, auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages, comme La vie des arbres ou La beauté du vivant. Il nous revient avec Le génie de la forêt, une première bande dessinée dans laquelle il nous transmet le savoir précieux d’une vie de recherches et son émerveillement intact face à la beauté absolue de la forêt. Francis Hallé était l’invité de Matin Première.
Le Génie de la forêt (Albin Michel), écrite en collaboration avec Vincent Zabus au scénario et avec le dessinateur Nicoby, est une bande dessinée de vulgarisation scientifique qui permet, avec beaucoup d’humour, de visualiser de nombreux concepts. Elle s’ouvre par une discussion animée entre l’auteur et Aristote. Car pour Francis Hallé, le classement des organismes par Aristote, qui place l’être humain au sommet de tout et les plantes tout en bas, est à l’origine de la crise écologique actuelle.
"Je n’en veux pas vraiment à Aristote, parce que ça fait 25 siècles en arrière, donc il avait le droit de ne pas savoir un certain nombre de choses. Ceux à qui j’en veux, c’est ceux qui ont valorisé les idées d’Aristote et notamment l’Église, au point que c’est parvenu jusqu’à nous alors qu’on a fait des progrès scientifiques depuis lui. C’est ça qui m’ennuie. Aristote lui-même, moi, je l’aime bien" nuance le botaniste et biologiste.
La forêt exploitée
Il y a encore énormément de découvertes à faire sur les arbres, dont il existe près de 70.000 espèces aujourd’hui, explique Francis Hallé : "Cela fait peu de temps qu’on les étudie pour eux-mêmes. Avant, on les exploitait. Et ça, c’est un petit peu la faute du concept d’Aristote. Les plantes étaient censées nous rendre service, c’est tout".
Pour lui, notre rapport à la forêt est un rapport d’exploitation, de domestication. D’une certaine façon, on maltraite nos arbres. C’est le cas dans les travaux de reconstruction de Notre-Dame à Paris. "Ça m’a scandalisé qu’on ait détruit des quantités de grands chênes pour faire une charpente qui n’est même pas visible par le public. Ça aurait été tellement mieux de prendre des matériaux modernes, beaucoup plus légers et surtout, qui ne brûlent pas. […] On a utilisé des êtres vivants" peste-t-il.
Les multiples capacités des plantes
Francis Hallé documente abondamment, dans sa BD, l’aspect ' être vivant ' des arbres. Il explique par exemple qu’en cas d’incendie, les cyprès dégazent et communiquent. "À partir de 60 degrés - ce qui n’est pas vraiment très chaud – , ils envoient dans l’atmosphère tout ce qui pourrait brûler en eux, c’est-à-dire les alcools, les terpènes, les toluènes, les hydrocarbures, etc. Tout ça part dans l’atmosphère. Donc, quand le feu arrive sur ce cyprès, c’est comme s’il arrivait sur un sac plein d’eau, ça ne peut pas brûler. Mais le plus intéressant, c’est que toutes ces molécules volatiles, elles descendent le vent et elles atteignent des cyprès qui sont encore très loin du feu. Eh bien, ils dégazent à leur tour ".
D’autres espèces, équipées de certaines électrodes, sont capables de prédire l’arrivée d’un tremblement de terre, selon des découvertes japonaises. Certaines plantes sont sensibles aux sons, d’autres ont des capacités de mémorisation, d’anticipation.
Il attire notre attention sur le contraste extraordinaire entre le peu dont les arbres ont besoin et l’énormité de ce qu’ils réalisent : "C’est très frappant. Ce n’est pas seulement les arbres, ce sont les plantes. Elles vivent avec des éléments extrêmement communs et qui ne risquent pas de disparaître. La lumière du soleil, du gaz carbonique dans l’atmosphère, ça, on n’en manque pas. Et de l’eau dans le sol. Très astucieux de vivre avec des choses qui sont inépuisables. Ce n’est pas notre cas".
"Il nous faut une forêt primaire"
Le botaniste s’intéresse particulièrement aux forêts primaires, ces forêts qui n’ont été ni exploitées par l’homme ni défrichées et qui abritent des sommets de diversité biologique. Son regard sur la nature est aussi philosophique : "Je voudrais d’abord dire que c’est extrêmement beau. Vous rentrez là-dedans et vous vous dites : Waouh, je ne savais pas qu’une forêt, ça pouvait être aussi beau. Avant même la biodiversité. Parce que la beauté, vous la voyez tout de suite, il n’y a pas besoin de mesures". Pour lui, la beauté a même une fonction biologique.
Il plaide pour la création d’une forêt primaire d’une superficie équivalente à la surface de l’île de Minorque aux Baléares, soit environ 70.000 hectares. "Je voudrais qu’on ait une forêt primaire en Europe. On en avait une en Pologne qui est encore assez belle, mais enfin, en ce moment, elle est dans une zone de guerre, alors on n’est pas très optimiste sur son avenir. Par contre, il nous faut une forêt primaire à proximité de l’Europe de l’Ouest, parce que ça va changer complètement la philosophie de nos contemporains vis-à-vis de la forêt. C’est devenu quelque chose d’incroyablement précieux et c’est très très beau".