La première étape de cette absolutisation [du progrès] résulte de la révolution scientifique qui s’opère, à partir du XVIe siècle, avec Copernic, puis Galilée, Kepler, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton et tous les savants du XVIIe siècle. Apparaît alors l’idée d’une caducité définitive de la science antique, que résume le nom d’Aristote. Ce qui engendre chez beaucoup le sentiment nouveau d’une supériorité automatique du présent sur le passé.
Est-il donc vrai qu’il suffit de venir après les autres pour être plus savant, et partant, plus puissant ? En fait, s’il en était bien ainsi, alors la loi du progrès devrait se vérifier aussi dans le passé. On est loin de compte. Du Vie siècle avant Jésus-Christ, époque à laquelle remontent les connaissances historiques certaines, jusqu’à l’extrême fin du Moyen Age, donc en deux mille ans environ, on ne voit pas de progrès scientifique majeur et continu, rien de comparable, en tout cas, à ce qui s’est produit dans les trois derniers siècles. […]
Cette simple remarque suffit à renverser la thèse du progrès nécessaire. Il faut qu’il se soit passé autre chose au XVIe siècle qu’une accumulation automatique du savoir. Ce qui est apparu, en fait, c’est un nouvel esprit, grâce auquel la possibilité scientifique a pu se développer, alors qu’avant, un esprit différent interdisait aux mêmes virtualités scientifiques de s’inscrire dans un processus de progrès. Cet esprit est celui qu’Auguste Comte appela l’esprit positif : il consiste très exactement à se détourner d’une connaissance contemplative pour se tourner vers une science technicienne […]. […]
L’exemple scientifique est intéressant parce qu’il fournit déjà tous les éléments qui rendent l’idée de progrès (absolu) si contradictoire : cette contradiction est celle de la continuité et de la nouveauté. Le progrès – relatif – suppose l’amélioration dans la continuité. Nous en avons vu des exemples. Telle quelle, cette notion est parfaitement cohérente.
Mais l’idée de progrès – absolu – n’apparaît effectivement et historiquement, que dans la discontinuité, dans une "rupture épistémologique", dirait Bachelard. En ce sens, il n’y a pas de progrès de la science aristotélicienne à la science galiléenne, mais "émergence" d’autre chose à quoi Aristote n’avait jamais pensé : la science galiléenne n’est pas un perfectionnement de la science aristotélicienne, elle en est la négation, le refus, la mort. […]
Pourtant ils [les galiléens] ne peuvent pas penser cette nouveauté comme telle, la "thématiser", sans aussitôt en accuser la radicale contingence. L’existence se justifie par généalogie. Légitimer ce que l’on est, c’est exhiber son père. C’est pourquoi la rupture épistémologique se thématise sous la forme du progrès. L’homme moderne se voit comme le résultat heureux d’une évolution multiséculaire, non comme un accident historique. Cette évolution n’est en fait qu’une généalogie fictive, un passé reconstruit pour rendre raison du présent. L’idée de progrès introduit bien une perspective temporelle, mais dont la fonction est beaucoup plus de justifier le présent que d’éclairer le passé. Le progrès, c’est maintenant. La vérité, c’est le présent.
L’idée de progrès franchit une deuxième étape avec le bouleversement politique et social que représente la Révolution française de 1789. Après l’élan inaugural que lui imprime la révolution scientifique, elle accède ainsi à la pleine conscience d’elle-même et se formule en philosophie de l’histoire, dont elle est le vrai sens, et définit par là le destin de l’humanité tout entière. Ces trois notions : progrès, humanité, histoire, sont étroitement connexes, et finalement contemporaines. C’est alors que le progrès devient vraiment absolu. Il n’est plus seulement progrès des connaissances scientifiques, mais progrès tout pur, en soi, et perd ainsi toute mesure. C’est la naissance du progressisme. […]
La troisième étape correspond à la théorie évolutionniste. Elle étend l’idée de progrès au cosmos tout entier. Ce n’est plus seulement l’humanité qui est entraînée dans un processus de perfectionnement indéfini, mais c’est la réalité physique qui possède une histoire et qui, à travers des phases que l’imagination ne se lassera jamais d’inventer, même si la nature n’en fournit aucun, accède progressivement à l’Esprit absolu. […] A. Comte assignait au progrès une double fonction : amélioration de la condition humaine, et amélioration de la nature humaine. Si le progressisme politique apporte la promesse de la première, le progressisme biocosmique apporte la certitude de la seconde. Nous sommes des mutants de la conscience. L’homme est le présent de la Sainte Evolution. Mais il dessine déjà le visage du futur. En lui s’amorce le Dieu du plérôme cosmique, en route vers le transhumanisme.
[…] elle [la fiction évolutionniste] fournit si bien un contenu à l’idée de progrès, elle correspond si bien à nos désirs les plus profonds, qu’en toute inconscience scientifique, nous l’érigeons en dogme. Elle devient, elle est devenue, la composante essentielle de la mentalité moderne. Elle est si bien mêlée à toutes nos pensées, nos rêveries, à tous nos espoirs, que nul ne peut la mettre en doute sans un effort quasi surhumain.