Le manifeste de la coalition [Hiatus] (relayé par le journal Le Monde) stipulait que "certaines applications spécifiques" de l’IA pouvaient être bénéfiques et affirmait que l’IA pouvait "effectivement répondre à l’intérêt général". Il en appelait donc seulement à "une maîtrise démocratique de cette technologie".
Régnauld et son association Le Mouton Numérique vont plus loin. Non seulement ils ne considèrent pas que l’IA pose problème en elle-même, mais dans un texte également paru en février 2025, ils affirment que le fait "de rejeter “l’IA” en bloc" constitue "une posture privilégiée, à la fois occidentalo-centrée, souvent masculiniste et validiste". Malheureusement, ils ne fournissent aucune explication à l’appui de cette étrange affirmation. Aucun argument, aucun développement. C’est juste ainsi. Et il faut les croire.
Ce type d’affirmation est de plus en plus courant à gauche.
En septembre 2023, dans une intervention à la Recyclerie, Alexandre Monnin, professeur à l’ESC Clermont Business School, auteur de livres nuls parus chez Divergences, prenait la défense du capitalisme industriel en prétendant qu’il serait "validiste" et "viriliste" de vouloir le démanteler intégralement ou de souhaiter son effondrement. Pour argument, il soulignait que les réfugié∙es ont besoin de smartphone et que les "personnes trans" ont besoin d’hormones de synthèse. On pourrait donner d’autres exemples dans la même veine : les femmes ont besoin de machines à laver le linge et de pilules abortives ; les myopes ont besoin de lunettes. On pourrait aller plus loin et arguer que les personnes atteintes de maladies encore incurables ont besoin du meilleur de la recherche technoscientifique et du développement de l’intelligence artificielle pour, un jour, peut-être, guérir. On ne peut donc pas aspirer au démantèlement du capitalisme industriel. Nous devons conserver le système sociotechnique existant. Nous devons finir de polluer et de détruire le monde.
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Selon la logique des champions autoproclamés des minorités, s’opposer aux industries fossiles, aux hydrocarbures, « est du validisme et une forme d’eugénisme » puisque leur disparition amputerait de nombreuses personnes vulnérables de ce qui les maintient en vie ou en autonomie. En fait, la logique des militants de l’inclusivisme, des fiers défenseurs des vies vulnérables, queer et autres, conduit forcément à prendre la défense du monde tel qu’il est. À prendre la défense du capitalisme, de l’État, du système techno-industriel. Étant donné que les presque 8 milliards d’humains ont plus ou moins tous été rendus vitalement dépendants des marchandises et des infrastructures du capitalisme industriel, toute opposition au capitalisme industriel est une forme de misanthropie génocidaire.
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Ceux qui agitent frénétiquement le mot "validisme" dès qu’on critique une technologie médicale ou une infrastructure industrielle ne prennent jamais la peine de définir ce dont ils parlent. Le validisme, dans son sens sérieux, désigne l’ensemble des discriminations systémiques à l’encontre des personnes handicapées. Or le système technologique n’a pas pour but de mettre fin au validisme : il produit des handicaps, pathologise des corps, normalise des seuils de performance, induit des dépendances, et propose ensuite des appareillages, des molécules, des interfaces pour gérer les dommages. Ce que nous disons, c’est que d’autres formes de prise en charge de la vulnérabilité sont possibles : non-industrialisées, non-marchandes, non-algorithmiques. Et que s’opposer à l’ordre technique, c’est précisément refuser que les vulnérables soient assignés à dépendre éternellement de ce qui les abîme.
Toute la rhétorique techno-progressiste repose sur une confusion soigneusement entretenue entre besoins et désirs. Les besoins humains consistent en gros à manger, se loger, se soigner, avoir des proches. Avoir un enfant qui me ressemble génétiquement malgré une infertilité, pouvoir sculpter son corps selon son identité intérieure grâce aux technologies hormonales et chirurgicales, prolonger sa fertilité pour d’abord "réaliser ses projets", disposer d’un exosquelette pour courir comme tout le monde, etc., ces choses-là ne sont pas des "besoins" mais des désirs, souvent présentés comme des "droit à". Et ces désirs ne naissent pas dans le vide : ils sont façonnés par un monde ayant au préalable détruit des formes de vie collectives différentes. Et une fois ces désirs installés, produits par le marché, encouragés par les discours médicaux ou militants, on les transforme en exigences politiques : s’y opposer, ce serait être réac, oppressif, validiste, transphobe, parfois tout à la fois. Ainsi, ce que le capital produit comme désir, une partie de la gauche le récupère comme projet d’émancipation. Et peu importe que la réalisation de ces désirs travestis en droits implique diverses formes d’exploitation sociale, une dépendance accrue au système technologique et/ou à la bureaucratie planétaire, et des destructions environnementales. C’est précisément cette supercherie qu’il faut démasquer.
Ce n’est pas par hasard que les grandes fondations philanthropiques, les ONG internationales, les médias progressistes, les industries et les institutions culturelles financent et promeuvent des discours critiques amputés de toute critique du système technique. Le capitalisme apprécie les causes "minoritaires" tant qu’elles ne menacent pas son infrastructure. C’est pourquoi les luttes qui ne demandent rien d’autre qu’un meilleur accès aux prothèses du système sont accueillies avec bienveillance. Elles participent de sa légitimation. De sa perpétuation.
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Malheureusement, au lieu d’essayer de penser sérieusement les questions de progrès et de technologie, la gauche continue, comme elle le fait depuis un siècle, de seriner de pathétiques et vains appels à "démocratiser" l’indémocratisable, à moraliser l’immoralisable, etc., à la manière de croyants incapables de renoncer à leur foi malgré l’évidence du désastre. À la manière de fidèles obstinés qui, confrontés à un dieu cruel, absurde ou simplement inexistant, redoublent de prières et de liturgies. Tout plutôt que d’admettre que ce dieu n’existe pas. Alors on rêve d’IA féministe, de PMA anticapitaliste, de cybernétique décoloniale. On veut tout : la machine et l’émancipation, l’extractivisme et l’écologie, les algorithmes et la justice sociale. Et surtout, on veut croire. Car s’il fallait reconnaître que certaines technologies sont structurellement incompatibles avec la liberté, l’égalité, la démocratie, la nature, il faudrait tout repenser. Le travail, l’habitat, le quotidien, la santé, la vie en société, la mobilité, la subsistance, le sens de la vie. Il faudrait renoncer à l’imaginaire hégémonique du "progrès". Réapprendre l’humilité auprès des dernières sociétés autochtones non-industrialisées qui vivent encore au contact direct de la nature. Et ça, l’élite de la gauche contemporaine, dûment formée par les institutions du Progrès, intégrée, diplômée, subventionnée, ne le veut pas. Elle préfère accuser celles et ceux qui dénoncent la machine d’être des ennemis du peuple.