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représentations anthropomorphiques

L’objet naturel de l’entendement humain est la quiddité abstraite de l’expérience sensible. Etant lié à la nature humaine même, unité substantielle d’une âme et d’un corps, ce fait ne souffre pas d’exceptions. Aucun concept, quel qu’en soit l’objet et le degré d’abstraction, et jusqu’au concept d’être lui-même, ne contient autre chose qu’une quiddité, essence ou nature appartenant à des objets matériels perceptibles aux sens. Les images, sans lesquelles nous ne pouvons rien concevoir, sont les marques de l’origine sensible de toutes les notions abstraites conçues par notre entendement.

[…] Dieu est vraiment ce que le langage nomme bon, beau, vrai, puissant, connaissant, aimant et ainsi de suite, mais quand l’entendement forme ces notions abstraites pour les appliquer à Dieu, ce sont toujours des images d’êtres corporels bons, beaux, puissants, connaissants et aimants qui s’offrent à l’imagination, car l’homme n’en connaît pas d’autres. Il en va ainsi de toutes les notions de ce genre. Dieu est vraiment père, mais la seule paternité que l’homme puisse se représenter est celle d’un vivant engendrant d’autres vivants, et nous savons fort bien que Dieu n’est pas père de la même manière que le fut pour nous l’homme qui nous a engendré. Comment Dieu est père, on l’ignore. Autrement dit, la paternité divine ne nous est pas représentable. […]

Ceci, qui est vrai des notions de bon, de beau et autres du même genre, l’est d’abord de la notion d’ens. Tous les noms donnés à Dieu sont des noms de créatures, même celui d’ens. […] Le simple fait que Dieu soit au-dessus de l’étant et que, pour cette raison même, le sens propre de ce mot, quand il se dit de Dieu, ne nous soit pas représentable, entraîne en conséquence qu’aucun des noms donnés à Dieu, même s’ils sont absolument et positivement vrais au niveau de la connaissance humaine, ne représente aucune perfection de Dieu telle qu’elle est en Lui.

De là les formules, surprenantes à plusieurs mais littéralement vraies, où le théologien [Thomas d'Aquin] dit sans ambages que, dans notre condition présente, nous savons avec certitude que Dieu est, mais nous ignorons ce qu’il est. En effet, Dieu est l’être même, et rien d’autre : Deus est esse tantum, mais puisque l’être est toujours pour nous tel ou tel étant, il nous est impossible de nous représenter un être dont toute la nature serait d’être, sans plus ni moins. Que l’on se reporte à la formule concise, pleine, parfaite, sur laquelle s’exerce ici notre réflexion : notre intellect ne peut saisir que ce qui a une quiddité participant à l’être ; or la quiddité de Dieu est l’être même ; elle est donc au-dessus de l’intellect : sed Dei quidditas est ipsum esse, unde est supra intellectum. Saint Thomas évite une fois de plus de dire que Dieu n’a  pas d’essence ; comme toujours, il identifie l’essence de Dieu, et sa subsistance même, à son être : est ipsum esse subsistens (EE, V) mais, dans ce cas unique, l’essence étant l’être même, elle est au-dessus de l’intellection. 

Auteur: Gilson Etienne

Info: Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 2011, pages 74-76

[ limites ] [ transcendantaux ] [ insaisissable ]

 

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critique biblique

La philologie permet d’établir, avec la précision la plus exacte possible, le sens d’un texte, en supposant que l’écrivain était un homme comme les autres, de mentalité semblable à la nôtre, usant du langage des hommes de son temps et de son pays pour exprimer des notions analogues à celles qu’ils signifiaient par les mêmes mots.

On peut appliquer la méthode à l’Ecriture, pourvu seulement qu’on pose en principe, non seulement que l’écrivain sacré était un homme comme les autres, mais, en outre, qu’il n’était absolument rien que cela. Si on le fait, la notion d’auteur inspiré disparaît et l’Ecriture devient en effet un livre analogue à l’Iliade ou à l’Enéide, entièrement justiciable de la philologie et des philologues. Même alors, on aurait lieu de se méfier, car le sens des textes n’est ni dans les grammaires ni dans les lexiques, mais bien dans l’intellect du lecteur qui traduit et interprète. Surtout, et cela seul nous importe, aucune science philologique ne saurait nous faire connaître le sens qu’un auteur inspiré attribuait à ses propres paroles, car l’écrivain sacré est, par définition, un homme qui cherche à dire des vérités qui passent l’homme. […] S’appuyer sur le sens probable des mêmes mots en d’autres passages de la Bible, c’est tenir pour accordé qu’en aucun cas, à aucun moment, l’écrivain sacré n’a voulu dire une parole de sens unique dont on chercherait vainement ailleurs un équivalent.

[…] Assez flottantes pour laisser place à l’arbitraire, les méthodes philologiques permettent finalement à l’exégète de faire dire au texte ce qu’il veut lui faire dire. on ne s’étonne pas que l’exégèse biblique dite scientifique soit particulièrement en honneur dans les églises protestantes : elle est une forme savante du libre examen, où l’on compte sur l’objectivité et la nécessité supposée des conclusions pour donner aux vérités révélées la garantie qu’elles ne peuvent plus tenir du magistère de l’Eglise et de la tradition. Les méthodes exégétiques des philologues sont nécessaires : on ne peut tolérer qu’elles se donnent pour suffisantes.

[…] L’Eglise a donc qualité pour déterminer, en premier lieu, le sens littéral, ou les sens littéraux, que l’auteur sacré avait dans l’esprit en écrivant. Ceci n’est pas une méthode philologique, mais le Catholique croit que l’Ecriture est un livre écrit sous l’inspiration du saint Esprit : il ne s’étonne donc pas qu’elle pose à l’interprète des problèmes insolubles au seul moyen de la grammaire et du dictionnaire. Le Catholique ne voit même rien d’impossible à ce que les textes inspirés contiennent véritablement et réellement des sens inconnus de ceux qui les ont écrits, mais dont l’inspiration divine les chargeait, en quelque sorte, pour l’avenir. Il faut prendre au pied de la lettre la parole de Saint Thomas : auctor sacrae Scripturae est Deus. […]

Cette certitude fondamentale, que Dieu est l’auteur de l’Ecriture et que sa propre science nous parle dans le texte sacré, explique la parfaite tranquillité avec laquelle Saint Thomas y lit les spéculations métaphysiques les plus abstruses. Son exégèse est celle d’un théologien maître de toutes les ressources de la théologie naturelle – la science humaine des choses divines – qui s’efforce de faire dire à la raison naturelle le maximum de vérité dont elle soit capable, au sein, si l’on peut dire, de la vérité révélée. 

Auteur: Gilson Etienne

Info: Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 2011, pages 60 à 63

[ naturel-surnaturel ] [ profane-sacré ] [ limites ]

 

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esse

La métaphysique est science, on le maintient avec raison contre l’idéalisme critique, mais, comme toute science, elle démontre à partir de principes qui, précisément parce qu’ils sont ce à partir de quoi le reste se démontre, ne sont pas eux-mêmes objets de démonstration. C’est ce que dit Saint Thomas [d'Aquin] dans son commentaire sur la Métaphysique (IV, lect. 6, n. 599). Après avoir rappelé les deux premières conditions auxquelles doit satisfaire le premier principe (qu’on ne puisse se tromper à son égard et qu’il soit inconditionnellement vrai), Saint Thomas ajoute : "la troisième condition est qu’il ne soit pas acquis par démonstration ou d’autre manière semblable, mais qu’il s’offre quasi naturellement à celui qui le possède, comme s’il était connu naturellement et ne résultait pas d’une acquisition."

En effet, les premiers principes sont connus par la lumière même de l’intellect agent, et non point par des raisonnements, mais du seul fait qu’on en comprend les termes. Résumant la doctrine, Saint Thomas conclut : "Il est donc manifeste qu’un principe très certain, ou très assuré, doit être tel qu’on ne puisse errer à son sujet, être inconditionnel et être naturellement connu."

Tel est en effet le premier principe de la démonstration, qui est le principe de non-contradiction, savoir : il est impossible que la même chose soit et ne soit pas dans le même sujet, à la fois et sous le même rapport. Cette règle universelle et condition première de toute pensée cohérente est inconditionnellement et certainement vraie. Tout esprit humain la conçoit spontanément et se règle naturellement sur elle, comme sur sa lumière même. Pourtant, cette règle de toute connaissance n’en produit elle-même aucune ; les conclusions qu’elle garantit valent ce que valent les notions dont elle interdit de rien penser de contradictoire. Ce premier principe du raisonnement présuppose donc un premier principe des appréhensions simples. Ce principe est l’être, très assuré lui aussi, inconditionnel et immédiatement conçu par l’intellect au contact de l’expérience sensible. Que nous en apprend le principe de contradiction ? Que l’être est ce qu’il est et qu’il ne saurait être autre chose, à la fois et sous le même rapport. […] Ayant établi que le principe de contradiction est le premier principe, la métaphysique ne perd pas son temps à nous en enseigner l’usage ; la logique est chargée de ce soin. L’objet propre de la métaphysique est précisément de chercher ce qu’est l’être. […] Mais que la réponse à la question sur la nature de l’être soit, elle aussi évidente, qui le soutiendra ? […] On sait avec une certitude première que l’être est, qu’il est ce qu’il est et qu’il ne peut être autre chose, mais ce qu’il est, le savoir est une bien autre affaire. […]

Rien en cela de tellement surprenant, car si l’être est principe, il n’y a rien au-delà à quoi l’on puisse remonter pour l’éclairer. C’est en lui, dans sa notion, qu’il faut s’établir pour le connaître, et puisqu’elle est proprement illimitée, débordant tout objet particulier et l’incluant, on ne peut jamais se tromper complètement sur lui. Ce que l’on dit qu’il est n’est peut-être pas l’être, mais à moins que ce ne soit néant, c’est de l’être. […]

Ceci une fois entendu, il reste à comprendre que, même lorsqu’elles diffèrent, les métaphysiques de l’être ne se contredisent pas à proprement parler. Elles ne se contredisent que dans la mesure où, étant incomplètes, certaines nient ce qu’affirment de vrai celles qui en savent plus long sur la nature de l’être. On pourrait dire encore que les métaphysiques de ce genre sont vraies dans ce qu’elles affirment de l’être, fausses seulement en ce qu’elles en nient. C’est même pourquoi, bien que chacune d’entre elles semble particulièrement qualifiée pour éclairer le domaine particulier de l’être où elle s’installe, certaines de ces métaphysiques sont plus vraies que d’autres, parce que tout en rendant justice à celles des propriétés de l’être que les autres mettent en évidence, elles en savent en outre autre chose qu’elles sont seules à savoir et qui est peut-être le plus important. La métaphysique vraie, dans les limites de la connaissance humaine, est celle qui, posant l’être comme le principe premier, très assuré, inconditionné et infaillible, le conçoit de manière telle qu’on puisse éclairer par lui, et par lui seul, tous les caractères des êtres donnés dans l’expérience, avec l’existence et la nature de leur cause. S’il existe vraiment une telle notion de l’être, la métaphysique qui s’en réclame n’est pas simplement plus vraie que les autres, elle est vraie, absolument. 

Auteur: Gilson Etienne

Info: Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 2011, pages 94 à 97

[ définition ] [ critère d'évaluation ] [ transcendantal ]

 
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foi-raison

Poser cette question [l’être et l’essence sont-ils la même chose], c’est implicitement supposer qu’être essence ne soit pas identiquement être un être ou, inversement, qu’être ne soit pas identiquement être essence. Beaucoup de théologiens et de philosophes ne penseraient même pas à poser la question. Au moment où il la pose, Saint Thomas lui-même vient d’établir que, considéré comme suppôt, ou sujet, Dieu est identiquement sa propre essence, ou nature. Si un être et sa propre essence sont identiques, si, en d’autres termes, un être est identiquement ce qu’il est, comment peut-on le concevoir encore plus simple ? Il n’y a rien de plus simple que l’identité de soi à soi. […] 

Sans doute, bien des raisons suggèrent la composition d’essence et d’être dans les étants, mais aucune ne la démontre à la rigueur. Il est évident, ou démontrable, qu’un étant fini n’a pas de soi son être. L’essence finie est donc en puissance à l’égard de son être actuel et cette composition de puissance et d’acte suffit à distinguer radicalement l’étant, qui n’est qu’un être, de Celui qui est l’Être. Mais comment démontrer, par inspection directe de l’étant, que l’existence actuelle est en lui l’effet d’un acte fini, intrinsèque à sa substance et qui fait de lui un ens, au sens précis d’essence ayant son acte propre d’exister ? Duns Scot, Suarez, d’innombrables théologiens ont refusé et refusent encore d’accepter cette doctrine métaphysique.

On ne pense peut-être pas assez à la redoutable conséquence théologique de ce refus. C’est que, si la substance réelle finie ne se compose pas d’essence et d’être, il n’y a plus lieu d’éliminer cette composition de notre notion de Dieu pour établir sa parfaite simplicité. L’entreprise devient sans objet, car on ne peut éliminer de l’être divin une composition qui n’existe nulle part, sauf dans la pensée de ceux qui la conçoivent. La démarche du théologien suit donc l’ordre inverse. Sachant, parce que Dieu l’a dit, que son nom propre est Est, le théologien pose l’étant fini comme nécessairement complexe. Or lui-même part de Dieu comme de l’absolument simple ; il faut donc que la complexité de la substance finie résulte d’abord d’une addition à l’acte fondamental d’être. Cette addition ne peut d’abord être que celle d’une essence, grâce à laquelle un acte d’être est celui d’un certain être. S’il n’était un composant métaphysique réel de l’étant, l’acte d’être (essendi esse) ne ferait pas réellement composition avec l’essence ; l’étant serait simple comme l’être divin ; il serait Dieu.

La certitude que l’esse, ou acte d’être, est un élément proprement dit de l’étant et qu’à ce titre il est inclus dans sa structure, s’explique donc d’abord par la certitude antérieure que l’acte d’être existe actuellement en soi et à part, dans la pureté métaphysique absolue de ce qui n’a rien, pas même l’essence, parce qu’il est tout ce qu’on pourrait vouloir lui attribuer. […] C’est parce qu’on sait que Dieu est être pur, que l’on situe dans un acte d’être métaphysiquement non-pur le noyau métaphysique de la réalité.

Toute cette dialectique est mise en mouvement, dirigée et conclue à la lumière de la parole de l’Exode. Elle est métaphysique de méthode et de structure car rien, dans le texte sacré, ne la suggère ni ne l’annonce. La révélation comme telle peut atteindre sa fin propre sans y recourir et l’on doit convenir qu’humainement parlant, le sens littéral primitif de l’Ecriture ne suggérait aucune technique aristotélicienne. Pourtant, Saint Thomas y a lu, à la fois et indivisément que Dieu est, qu’il est l’Être, et qu’il est simple. Or être Qui Est, et être simple, c’est proprement être, purement et simplement. […] Parce que Dieu s’est révélé comme Celui Qui Est, le philosophe sait qu’à l’origine et au cœur même des étants, il faut situer l’acte pur d’exister. […] Ne disons pas : puisque l’Ecriture l’affirme, les notions philosophiques d’être et de Dieu s’identifient, en fin de compte, avec celle de l’acte d’être ; en effet, l’Ecriture elle-même ne le dit pas ; mais elle dit : le nom propre de Dieu est : Qui Est ; parce qu’elle le dit, je le crois ; pendant que j’adhère ainsi à l’objet de la foi, l’entendement fécondé par ce contact pénètre plus avant dans l’intellection de la notion première d’être. D’un seul et même mouvement, il découvre dans le sens philosophique du premier principe une profondeur imprévue et conquiert une sorte d’intellection, imparfaite mais vraie, de l’objet de la foi.

C’est ce mouvement même que l’on nomme philosophie chrétienne, pour l’intellection de la parole de Dieu, si précieuse dans sa modestie, qu’il procure. Pour l’ordre doctrinal, les élargissements de perspective et l’approfondissement des vues philosophiques dont ce mouvement est la cause, il reçoit le titre de philosophie scolastique. Sous ces deux aspects complémentaires, il est inséparable de l’Ecriture. On doit donc s’exercer longuement, ou mieux encore souvent, soit à percevoir, dans la plénitude du nom de Dieu la présence d’une dialectique de la simplicité divine, soit, inversement, à dérouler à loisir cette dialectique à la lumière de l’Ego sum qui sum. 

Auteur: Gilson Etienne

Info: Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 2011, pages 66 à 69

[ créature-créateur ] [ christianisme ]

 

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philosophie-théologie

Peu de philosophes évitent la tentation de philosopher sans autres présuppositions que la pensée même. […] plusieurs d’entre eux [des philosophes chrétiens] ne cachent pas leur déplaisir quand on les exhorte à regarder et, si possible, à voir une vérité première qui, à ce titre, n’est pas objet de démonstration. C’est pourquoi, tenant la composition d’essence et d’existence dans le fini pour la vérité fondamentale de la philosophie chrétienne, ils n’ont pu supporter l’idée de la laisser à l’état d’affirmation arbitraire et ont entrepris de la démontrer.

Disons d’abord, pour éviter toute équivoque, que la distinction (ou composition) d’essence et d’être, dans le fini est en effet démontrable, sous de certaines conditions, pourtant, dont il importe au plus haut point de comprendre la nature.

[…] on a ramené à trois les principaux types d’arguments par lesquels Saint Thomas [d'Aquin] établit cette distinction fameuse dans les écoles.

Le premier […] est clairement exposé dans le De ente et essentia, IV : "Tout ce qui n’est pas de la notion d’une essence, ou quiddité, lui advient de l’extérieur et fait composition avec cette essence, car nulle essence ne peut être conçue sans ce qui en fait partie. Or toute essence ou quiddité peut être conçue sans que l’on conçoive quoi que ce soit de son existence ; en effet, je peux concevoir ce qu’est un homme, ou un phénix, et pourtant ignorer s’il en existe dans la nature. Il est donc manifeste que l’être est autre que l’essence, ou quiddité."

L’argument est irréfutable, mais que prouve-t-il ? D’abord que l’être actuel n’est pas inclus dans la notion de l’essence. […] Pour qu’une essence passe du possible à l’être, il faut donc qu’une cause extérieure lui confère l’existence actuelle. Il n’y a jamais eu de théologien ou de métaphysicien chrétien pour mettre en doute la validité de cette conséquence. N’étant pas à soi-même la cause de sa propre existence, l’être fini doit la tenir d’une cause supérieure, qui est Dieu. En ce sens, ce que l’on nomme distinction d’essence et d’être signifie simplement que tout être fini est un être créé. Or tous les théologiens l’admettent, mais beaucoup refusent d’en conclure que l’être fini se compose de deux éléments métaphysiques, son essence et un acte d’être en vertu duquel il existe. Dire qu’un être fini n’a pas dans son essence la raison de son être, c’est une chose […] ; dire que, dans ce même être fini, l’existence vient d’un actus essendi auquel tient précisément l’être actuel, c’est autre chose, et qui ne suit aucunement de l’argument en question.

[…] Passons au deuxième groupe d’arguments. Leur schème commun, nous dit-on, est le suivant : "L’être dans lequel essence et existence ne sont pas distincts, l’être dont l’essence même est d’exister, est nécessairement unique, parce qu’il ne pourrait être multiplié sans être différencié, et qu’il ne peut être différencié d’aucune manière. En conséquence, dans tous les êtres créés, l’être se distingue de l’essence." [M. D. Roland-Gosselin, Le "De ente et essentia" de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1926, p. 188]

Ici encore, l’argument est concluant et, cette fois, c’est bien la vérité de la distinction d’essence et d’existence qu’il aboutit à fonder. Voici sans aucun doute la voie royale et préférée des théologiens, car si Dieu est l’acte pur d’être, rien d’autre que lui ne peut l’être ; ce qui prétendrait à ce titre serait l’ipsum purum esse ; ce serait Dieu. Voilà pourquoi tant des théologiens thomistes accusent volontiers de panthéisme ceux qui, sourds à leurs arguments, refusent la distinction d’essence et d’existence dans le fini. Ils se font la partie belle car […] il faudrait d’abord établir que, pour Dieu, être l’Être est être le pur acte d’essence, dont l’essence est l’être même. La valeur de l’argument dépend donc entièrement de celle d’une certaine notion de Dieu à laquelle, quelle qu’en soit la valeur réelle, beaucoup de théologiens, dont certains furent des saints, semblent n’avoir jamais pensé.

Les preuves du troisièmes groupe, "prises de la nature de l’être créé, viennent corroborer ces conclusions". […] Etant, par définition, causé par un autre, "l’être créé ne subsiste point par soi, comme subsiste nécessairement l’être dont l’essence est d’exister ; d’autre part, être un effet ne peut convenir à l’être créé à raison de l’être lui-même, sinon tout être serait essentiellement effet, et il n’y aurait pas de cause première ; être effet convient donc à l’être créé à raison d’un sujet distinct de son être" [ibid.].

Rien ne fait mieux voir à quelle difficulté fondamentale se heurtent toutes ces démonstrations. Prouver que, puisqu’être créé n’est pas essentiel à l’être lui-même, cela ne peut lui convenir qu’à raison d’un sujet distinct de son être, c’est s’accorder la conclusion que l’on voulait démontrer. Car enfin, concédons les prémisses de l’argument, en quoi permettent-elles de conclure que le sujet de l’être créé est réellement distinct de son être ? Or c’est précisément cela qui est en question, et rien d’autre. Tout théologien conviendra que, par définition, un être créé n’est pas identiquement son existence ; il ne l’est pas, puisque, créé, il lui faut la recevoir pour être, mais, d’autre part, il suffit à l’essence créée, pour être, que Dieu la fasse exister, ce qui est proprement la créer. Que Dieu ne puisse créer un être fini sans lui conférer un acte d’esse réellement distinct de son essence, c’est ce qui peut être vrai, mais, à supposer même que ce soit démontrable, l’argument ne l’a pas démontré.

Ces raisons, et toutes celles du même genre, ont ceci de commun qu’elles supposent déjà conçue la notion d’être entendue au sens, non pas de l’étant (ens, habens esse, ce qui est), mais bien de l’acte d’être (esse) qui, composant avec l’essence, en fait précisément un étant, un habens esse. Or, dès qu’on a conçu cette notion proprement thomiste d’esse, il n’y a plus de problème, il ne reste plus rien à démontrer. 

Auteur: Gilson Etienne

Info: Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 2011, pages 103 à 108

[ foi-raison ] [ christianisme ] [ limites ] [ créature-créateur ] [ indémontrabilité ] [ impossible ]

 

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philosophie-théologie

C’est seulement à partir du seizième siècle que le développement propre des études philosophiques exigées des futurs théologiens conduisit à diviser les études religieuses en deux parties, la philosophie scolastique et la théologie scolastique. A ce moment, ce qu’il y avait eu de philosophie incluse dans les théologies scolastiques, ou explicitement élaborée en vue de ces théologies et pour leur usage, se constitua en corps de doctrine distinct. C’est ce qu’avaient déjà fait les averroïstes du treizième siècle et leurs successeurs, mais leur intention était de séparer les deux disciplines, non seulement de les distinguer. Les scolastique du seizième siècle, et jusqu’à ceux de nos jours, ont fait une sorte de rêve : constituer, comme préambule à la théologie, une philosophie qui ne devrait rien à celle-ci, sauf une sorte de contrôle extérieur, et qui pourtant s’accorderait parfaitement avec elle. Les scolastiques de notre temps étant thomistes en quelque sorte par définition (bien que les exceptions soient nombreuses), ils veulent naturellement que cette philosophie soit celle de Saint Thomas d’Aquin, ce qui suppose que Saint Thomas ait eu une philosophie. On lui attribue donc celle qu’eut Aristote, retouchée pourtant, comme on assure que le Philosophe lui-même aurait pu le faire pour la mettre d’accord avec la théologie chrétienne.

Sur l’opportunité d’adopter cette attitude, on peut différer d’opinion ; ce qu’il est très difficile d’admettre, c’est que, transportant dans le passé cette manière de faire, on prétende qu’elle ait été déjà celle de Saint Thomas d’Aquin. […] Il est incontestable que l’influence de la philosophie d’Aristote sur la pensée théologique de Saint Thomas dépasse de loin celle des autres philosophes. Elle est prépondérante en ce sens qu’ayant à mobiliser la philosophie au service de la théologie, c’est principalement celle d’Aristote dont Saint Thomas a fait usage, mais ce qu’il fait dire au Philosophe est toujours ce que celui-ci doit dire pour servir les fins du théologien. Et il n’est pas seul à les servir.

On altère la pensée théologique de Saint Thomas en imaginant qu’elle ait pu se lier à une doctrine philosophique quelconque, fût-ce même celle que le théologien jugeait de loin la meilleure de toutes. Lorsqu’il réfléchit sur ce que la raison humaine peut connaître de Dieu par ses seules forces, sans l’aide de la révélation judéo-chrétienne, Saint Thomas pose le problème, non pas du point de vue du seul Aristote, mais en fonction de l’histoire entière de la philosophie grecque. Car c’est là pour lui toute l’histoire de la philosophie, l’âge suivant n’ayant plus guère été que celui des commentateurs et des Saints.

Saint Thomas a plusieurs fois esquissé un tableau d’ensemble de cette histoire. Telle qu’il la connaissait et l’interprétait, elle apparaissait dominée par une règle générale. Dieu ne peut être trouvé que comme cause des êtres donnés dans l’expérience sensible, et l’idée que la raison se fait de lui s’élève à mesure qu’elle-même connaît plus profondément la nature de ses effets. En d’autres termes, on ne peut pas trouver un Dieu plus élevé que celui qu’on cherche ; pour trouver le Dieu le plus haut qu’elle soit capable de concevoir par ses seules forces, il faut que la raison naturelle s’interroge sur la cause de ce qu’il y a de plus parfait dans les êtres sensibles tels qu’elle les connaît.

Sous le regard scrutateur du théologien, cette histoire se présente comme celle d’un progrès, non pas continu, mais sans régressions et jalonné par un petit nombre d’étapes marquantes. Cet approfondissement progressif de la nature des êtres, qu’accompagne celui de notre connaissance de Dieu, suit lui-même un ordre déterminé, qui est celui de la connaissance humaine : secundum ordinem cognitionis humanae processerunt antiqui in consideratione naturae rerum (QDP, 3, 6)*. Or notre connaissance commence par le sensible et, à partir de là, elle s’élève progressivement à l’intelligible par une suite d’abstractions de plus en plus poussées.

Une première étape correspond à la perception sensible des qualités des corps. Les premiers philosophes ont donc naturellement été matérialistes pour la simple raison qu’ils ont d’abord confondu la réalité avec ce qu’ils pouvaient en percevoir par les sens. […] Pour eux, la substance est la matière ; ils ne la conçoivent même pas comme douée d’une forme substantielle, car les formes substantielles ne sont pas perceptibles aux sens ; par contre, les qualités des corps, qui en sont les formes accidentelles, tombent sous les prises des cinq sens.

Voici donc en quoi la réalité consistait selon les premiers philosophes : la matière, qui est la substance, et les accidents, qui sont causés par les principes constitutifs de la substance matérielle, ou éléments. Il ne leur en fallait pas davantage pour expliquer les apparences du monde sensible. Comprenons bien ce point tel que Saint Thomas lui-même l’entendait : si nous posons la matière comme une substance dont les éléments suffisent à rendre raison de toutes les qualités sensibles des corps, celles-ci ne sont autre chose que la manifestation de ces qualités. Elles n’ont donc pas à être produites ; elles sont là du seul fait que la substance matérielle, dont elles sont les formes accidentelles, est là. D’où cette conclusion digne d’attention que, pour ceux qui tiennent une philosophie de ce genre, la matière est la cause ultime de toutes les apparences. Il n’y a donc pas lieu de poser une cause de la matière, ou, plus exactement, ces philosophes sont contraints à affirmer que la matière n’a pas de cause, ce qui, pour Saint Thomas, revient à nier totalement la cause efficiente : une ponere cogebantur materiae causam non esse, et negare totaliter causam efficientem.** 

[…] La deuxième étape fut franchie par ceux des philosophes venus plus tard qui commencèrent, dans une certaine mesure, à prendre en considération les formes substantielles. Celles-ci étant invisibles, on s’élevait par là de la connaissance sensible à la connaissance intellectuelle. C’était un progrès décisif, car en passant de l’ordre du sensible à celui de l’intelligible, on atteignait l’universel. Pourtant, cette deuxième famille de philosophes ne se demanda pas s’il y avait des formes universelles et des causes universelles, toute son attention se porta sur les formes de certaines espèces. Cette fois, il s’agissait de causes vraiment agissantes (aliquas causas agentes***), mais qui ne conféraient pas aux choses l’être au sens où ce mot s’applique universellement à tout ce qui est. Les formes substantielles en question ne faisaient que permuter la matière en lui imposant tantôt une forme, tantôt une autre. C’est ainsi qu’Anaxagore expliquait la diversité de certaines formes substantielles en faisant appel à l’Intelligence, ou qu’Empédocle les expliquait, par l’Amitié et la Haine. 

[…] L’étape dernière fut alors franchie par un autre groupe de philosophes, tels que Platon, Aristote et leurs écoles, qui, réussissant à prendre en considération l’être même dans son universalité, ont été les seuls à poser quelque cause universelle des choses dont tout le reste tînt son être. […] tous les philosophes qui ont posé une cause universelle quelconque des choses (aliquam universalem causam rerum) viennent unanimement à l’appui de cette conclusion théologique : non, il n’existe aucun être qui ne soit créé par Dieu. C’est ce qu’enseigne la foi catholique elle-même, mais que l’on peut démontrer par trois raisons. […]

En effet, la première raison philosophique de poser une cause de l’être universel que retienne ici Saint Thomas, se tire de cette règle, que lorsqu’une même chose se rencontre en commun en plusieurs êtres, il faut qu’elle soit causée en eux par une cause unique. En effet, la présence commune d’une même chose en plusieurs êtres différents ne peut s’expliquer ni par ce qu’eux-mêmes ont de différent, ni par une pluralité de causes différentes. Or l’être (esse) appartient en commun à toutes choses, car elles se ressemblent en ceci, qu’elles sont, bien qu’elles diffèrent les unes des autres en ce qu’elles sont ; il faut donc nécessairement qu’elles ne tiennent pas leur être d’elles-mêmes, mais d’une certaine cause qui soit unique. […]

La deuxième raison se prend des degrés d’être et de perfection. La précédente se contentait de poser l’un comme cause du multiple, celle-ci pose l’absolu, ou le suprême degré dans chaque genre, comme cause de tout ce qui diffère par le plus ou le moins à l’intérieur du même genre. C’est la mesure de la participation au genre qui exige ici qu’on pose dans ce genre un terme suprême, cause unique de ses participations inégales. […]

Observons avec attention les limites des services que Saint Thomas attend ici des philosophes. Il suffit à son propos que Platon et Aristote se soient élevés l’un et l’autre à la considération de l’être universel et qu’ils lui aient assigné une cause unique. Disons plus précisément : il suffit à Saint Thomas que ces philosophes aient su assigner une cause unique à l’une quelconque des propriétés transcendantales de l’être en tant qu’être, que ce soit l’unité avec Platon, ou le bien et la perfection avec Aristote. Ces propriétés sont universellement attribuables à l’être, et Saint Thomas fait honneur à ces philosophes d’en avoir conclu qu’elles doivent nécessairement avoir une Cause unique, mais il n’attribue ni à l’un ni à l’autre une métaphysique de la Création. Platon et Aristote expliquent tout de l’être, sauf son existence même.

La troisième raison nous en conduit aussi près que les philosophes s’en sont jamais approchés ; c’est que ce qui est par autrui se réduit à ce qui est par soi comme à sa cause. Or les êtres donnés dans l’expérience ne sont pas purement et simplement de l’être. D’aucun d’eux on ne peut dire simplement : il est ; on doit toujours dire : il est ceci ou cela. Nous aurons à revenir sur ce fait important. Pour le présent, il suffira d’en retenir qu’il n’existe aucun être simple (c’est-à-dire, simplement et uniquement être) qui soit donné dans l’expérience.

Ce qui n’est qu’une certaine manière d’être, ou qu’un être d’une certaine espèce, n’est manifestement qu’une certaine manière de participer à l’être, et les limites de sa participation sont mesurées par la définition de son espèce. S’il y a des êtres par mode de participation, il doit y avoir d’abord un être par soi : est ponere aliquod ens quod est ipsum suum esse, c’est-à-dire un premier être qui soit l’acte pur d’être, et rien d’autre.

Auteur: Gilson Etienne

Info: Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 2011, pages 46 à 54 * Les Anciens ont procédé à l'étude de la nature des choses selon l'ordre de la connaissance humaine. ** ils étaient contraints de poser que la matière n'avait pas de cause, et de nier totalement la cause efficiente. *** une certaine cause universelle des choses

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