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géopolitique

Francisco Franco, indépendamment d’autres aspects parfois discutables de son action politique, pouvait être considéré comme le véritable inventeur, au niveau mondial, du tourisme de charme, mais son œuvre ne s’arrêtait pas là, cet esprit universel devait plus tard jeter les bases d’un authentique tourisme de masse (qu’on songe à Benidorm ! qu’on songe à Torremolinos ! existait-il dans le monde, durant les années 1960, quoi que ce soit qui puisse y être comparé ?), Francisco Franco était en réalité un authentique géant du tourisme, et c’est à cette aune qu’il finirait par être réévalué, il commençait d’ailleurs à l’être dans quelques écoles hôtelières suisses, et plus généralement sur le plan économique le franquisme avait récemment fait l’objet de travaux intéressants à Harvard et à Yale, montrant comment le caudillo, pressentant que l’Espagne ne parviendrait jamais à raccrocher au train de la révolution industrielle qu’elle avait il faut bien le dire totalement manqué, avait hardiment décidé de brûler les étapes en investissant dans la troisième phase, la phase finale de l’économie européenne, celle du tertiaire, du tourisme et des services, donnant ainsi à son pays un avantage concurrentiel décisif à l’heure où les salariés des nouveaux pays industriels, accédant à un pouvoir d’achat plus élevé, souhaiteraient l’utiliser en Europe soit dans le tourisme de charme, soit dans le tourisme de masse, conformément à leur statut, il n’y avait ceci dit pour l’instant aucun Chinois au parador de Chinchon, un couple d’universitaires anglais des plus ordinaires attendait son tour derrière nous, mais les Chinois viendraient, ils viendraient certainement, je n’avais aucun doute sur leur venue, la seule chose était peut-être quand même de simplifier les formalités d’accueil, quel que soit le respect que l’on puisse et que l’on doive éprouver pour l’œuvre touristique du caudillo les choses avaient changé, il était peu probable maintenant que des espions venus du froid songent à se glisser dans l’innocente cohorte des touristes ordinaires, les espions venus du froid étaient eux-mêmes devenus des touristes ordinaires à l’instar de leur chef, Vladimir Poutine, le premier d’entre eux.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Dans "Sérotonine", pages 39-41

[ développement ] [ historique ]

 

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tube rock

[…] il était j'imagine pas très loin de minuit lorsque je lui proposai de mettre de la musique, ce qui depuis longtemps était la seule chose à faire, la seule chose possible dans notre situation, il acquiesça avec reconnaissance et là je ne me souviens plus trop bien de ce qu'il a mis parce que j'étais moi-même complètement saoul, saoul et désespéré, le fait de repenser à Camille m'avait achevé en quelques secondes, immédiatement avant je me sentais le mec fort, le sage et le consolateur, et d'un seul coup je n'étais plus qu'une merde à la dérive, enfin je suis sûr qu'il nous a mis ce qu'il avait de mieux, ce à quoi il tenait le plus. Le seul souvenir précis que j'ai, c'est un enregistrement de Child in time, un pirate réalisé à Duisburg en 1970, la sonorité de ses Klipschorn était vraiment exceptionnelle, esthétiquement c'était peut-être le plus beau moment de ma vie, je tiens à le signaler dans la mesure où la beauté peut servir à quelque chose, enfin on a dû se le passer trente ou quarante fois, à chaque fois captivés, sur le fond de la calme maîtrise de John Lord, par le mouvement d'envol absolu par lequel Ian Gillan passait de la parole au chant, puis du chant au cri, et ensuite revenait à la parole, immédiatement après s'ensuivait le break majestueux de Ian Paice, il est vrai que John Lord le soutenait avec son habituel mélange d’efficacité et de grandeur, mais quand même le break de Ian Paice était somptueux, c'était sans doute le plus beau break de l'histoire du rock, puis Gillan revenait et la seconde partie du sacrifice était consommée, Ian Gillan s'envolait à nouveau de la parole au chant, puis du chant au cri pur, et malheureusement peu après le morceau se terminait et il n'y avait plus qu'à replacer l'aiguille au début et nous aurions pu vivre éternellement ainsi, éternellement je ne sais pas c’était sans doute une illusion mais une illusion belle...

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Dans "Sérotonine", pages 226-227 à propos d'un morceau de Deep Purple

[ description sonore ] [ chanson ]

 
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biais d'interprétation

Vous êtes sans doute au courant des usages ésotériques de la physique quantique, des thérapies parallèles et autres cures holistiques prétendument fondées sur cette théorie. Ces spéculations débridées se prévalent des lectures réalistes de la physique quantique, surinterprétées de façon extrêmement douteuse, il est vrai. Les cures holistiques prétendent se baser sur la non-séparabilité quantique, de même que la télépathie déclare s’appuyer sur les influences non-locales de type bohmien. Or, l’interprétation réflexive de la théorie quantique sape à la base cette tentative d’usage fantaisiste. Pour comprendre comment cela se fait, considérez le théorème de Bell. Selon ce théorème, il suffit de poser les deux hypothèses de localité et de réalisme pour en inférer les inégalités de Bell, qui sont violées par les prévisions quantiques et par toutes les expériences (nombreuses) qui les corroborent. La plupart des interprètes en ont conclu qu’il fallait mettre en cause la localité, ce qui a pu faire croire à un assez grand nombre de chercheurs excellents qu’il existe enfin une démonstration scientifique que le monde est un grand Tout solidaire. À partir de là, et moyennant toutes sortes d’approximations et de glissements de pensée que les chercheurs sérieux dénoncent, certains auteurs de livres destinés au grand public se sont cru autorisés à proclamer que la physique quantique nous permet de comprendre la télépathie voire la psychokinèse, ou bien qu’à travers elle "La Science" confirme les visions mystiques de l’uni-totalité. Mais le théorème de Bell n’ouvrait-il pas une deuxième possibilité, celle qui consiste à mettre en cause l’hypothèse de réalisme des propriétés microphysiques ? Si l’on opte (comme quelques auteurs ont tenté de le faire) pour cette seconde branche de l’alternative, les deux points d’appui allégués des usages ésotériques de la théorie quantique s’écroulent en même temps : (1) la théorie quantique n’est pas une description des arrière-fonds cachés du monde réel, mais seulement un dispositif cohérent de prévision des phénomènes expérimentaux ou technologiques ; et (2) il n’y a rien en elle qui impose un holisme ontologique. Vous imaginez la déception de ceux qui avaient fondé leur espoir de réenchantement du monde sur la physique quantique !

Auteur: Bitbol Michel

Info: http://www.actu-philosophia.com/Entretien-avec-Michel-Bitbol-autour-de-La-520

[ déviances interprétatives ]

 
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sociologie du sexe

C’est justement ça qui est étonnant chez toi : tu aimes faire plaisir. Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir : voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s’acharner, ils ne parviennent plus à ressentir le sexe comme naturel. Non seulement ils ont honte de leur propre corps, qui n’est pas à la hauteur des standards du porno, mais, pour les mêmes raisons, ils n’éprouvent plus aucune attirance pour le corps de l’autre. Il est impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins temporaire d’un certain état de dépendance et de faiblesse. L’exaltation sentimentale et l’obsession sexuelle ont la même origine, toutes deux procèdent d’un oubli partiel de soi ; ce n’est pas un domaine dans lequel on puisse se réaliser sans se perdre. Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits ; nous souhaitons avant tout éviter l’aliénation et la dépendance ; en outre, nous sommes obsédés par la santé et par l’hygiène : ce ne sont vraiment pas les conditions idéales pour faire l’amour. Au point où nous en sommes, la professionnalisation de la sexualité en Occident est devenue inéluctable. Évidemment, il y a aussi le SM. C’est un univers purement cérébral, avec des règles précises, un accord préétabli. Les masochistes ne s’intéressent qu’à leurs propres sensations, ils essaient de voir jusqu’où ils pourront aller dans la douleur, un peu comme les sportifs de l’extrême. Les sadiques c’est autre chose, ils vont de toute façon aussi loin que possible, ils ont le désir de détruire : s’ils pouvaient mutiler ou tuer, ils le feraient. — Je n’ai même pas envie d’y repenser, dit-elle en frissonnant ; ça me dégoûte vraiment. — C’est parce que tu es restée sexuelle, animale. Tu es normale en fait, tu ne ressembles pas vraiment aux Occidentales. Le SM organisé, avec des règles, ne peut concerner que des gens cultivés, cérébraux, qui ont perdu toute attirance pour le sexe. Pour tous les autres, il n’y a plus qu’une solution : les produits porno, avec des professionnelles ; et, si on veut du sexe réel, les pays du tiers-monde.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Plateforme

[ indifférenciation ]

 
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doctrine chrétienne

Pour désigner Dieu dans son Être ultime et son essence une, donc dans sa nature commune aux Trois, le mot ousia convenait tout à fait. Mais pour le signifier dans les modalités de son être trinitaire, deux mots que nous connaissons se proposaient. Et chacun non sans inconvénient. Le premier, prosôpon, avait comme désavantage de suggérer que le Père, le Fils et l’Esprit ne sont que des manifestations, des aspects momentanés, des masques, et qu’ils n’ont donc pas de réalité subsistante et éternelle en Dieu. Le second, hypostasis, risquait, pour sa part, de faire éclater Dieu en trois, son emploi pouvant laisser entendre qu’en Dieu existent trois êtres substantiels différents, c’est-à-dire trois dieux. Malgré ce risque majeur, des deux mots prosôpon et hypostasis, ce fut certainement ce dernier qui, pour désigner les Trois, l’emporta, comme en témoigne la formule trinitaire fondamentale consacrée par le concile d’Alexandrie de 362 : "Trois hypostases d’une seule ousia". […]

Sensiblement, à la même époque, à Rome, les lettres de saint Jérôme au pape Damase font état des difficultés auxquelles se heurtèrent les Latins afin de rendre dans leur langue la formule trinitaire retenue par les Grecs. En raison de l’usage et de l’identité de construction des deux mots, le plus naturel certainement eût été de traduire hypostasis par substantia. Mais ce dernier mot, nous le savons, traduisait déjà le grec ousia ! Aussi, à défaut de ne rien dire de sensé de la Trinité, fallait-il absolument trouver un autre terme. Le mieux eût été assurément d’en inventer un nouveau, ou d’en choisir un autre. Mais hélas ! l’histoire ne le voulut pas ainsi : ce fut persona que l’on retint comme traduction officielle et définitive d’hypostasis. Ce choix avait pour lui d’être en harmonie avec l’usage de la théologie grecque, qui continuait de penser les Trois simultanément en termes d’hypostase et de prosôpon. Car, ainsi que nous le savons, persona et prosôpon ont même signification et même histoire. Cette traduction, cependant, n’en allait pas moins devenir le ferment de deux conséquences redoutables, dont la première fut d’inciter l’Occident à penser Dieu à travers une notion dont l’une des connotations essentielles, qu’on le veuille ou non, était autrefois, et demeure aujourd’hui, celle d’individu.

Auteur: Fromaget Michel

Info: La drachme perdue, éditions Grégoriennes, 2010, pages 123-124

[ historique ] [ précision terminologique ] [ étymologie ] [ élaboration ]

 
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littérature

[…] Thomas Mann lui-même, et c’était extrêmement grave, avait été incapable d’échapper à la fascination de la jeunesse et de la beauté, qu’il avait finalement placées au-dessus de tout, au-dessus de toutes les qualités intellectuelles et morales, et devant lesquelles il s’était au bout du compte lui aussi, sans la moindre retenue, abjectement vautré. Ainsi toute la culture du monde ne servait à rien, toute la culture du monde n'apportait aucun bénéfice moral ni aucun avantage, puisque dans les mêmes années, exactement dans les mêmes années, Marcel Proust concluait, à la fin du "Temps retrouvé", avec une remarquable franchise, que ce n'étaient pas seulement les relations mondaines, mais même les relations amicales qui n'offraient rien de substantiel, qu'elles étaient tout simplement une perte de temps, et que ce n'était nullement de conversations intellectuelles que l'écrivain, contrairement à ce que croient les gens du monde, avait besoin, mais de "légères amours avec des jeunes filles en fleurs". Je tiens beaucoup, à ce stade de l'argumentation, à remplacer "jeunes filles en fleurs" par "jeunes chattes humides" ; cela contribuera me semble-t-il à la clarté du débat, sans nuire à sa poésie (qu'y a-t-il de plus beau, de plus poétique, qu'une chatte qui commence à s'humidifier ? Je demande qu'on y songe sérieusement, avant de me répondre. Une bite qui entame son ascension verticale ? Cela pourrait se soutenir. Tout dépend, comme beaucoup de choses en ce monde, du point de vue sexuel que l'on adopte).
Marcel Proust et Thomas Mann, pour en revenir à mon sujet, avaient beau posséder toute la culture du monde, ils avaient beau être à la tête (en cet impressionnant début du XXe siècle, qui synthétisait à lui seul huit siècles et même un peu plus de culture européenne) de tout le savoir et de toute l’intelligence du monde, ils avaient beau représenter, chacun de leur côté, le sommet des civilisations française et allemande, c’est-à-dire des civilisations les plus brillantes, les plus profondes et les plus raffinées de leur temps, ils n’en étaient pas moins restés à la merci, et prêts à se prosterner devant n’importe quelle jeune chatte humide, ou n’importe quelle jeune bite vaillamment dressée – suivant leurs préférences personnelles, Thomas Mann demeurant à cet égard indécidable, et Proust au fond n’étant pas très clair non plus.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Dans "Sérotonine", pages 333-335

[ défaite ] [ instincts primaires ] [ bestialité ]

 

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transhumanisme

Ensuite, je l’entrepris alors sur un sujet qui, depuis le début, me préoccupait : la promesse d’immortalité faite aux élohimites. Je savais que, sur chaque adepte, quelques cellules de peau étaient prélevées, et que la technologie moderne permettait une conservation illimitée ; je n’avais aucun doute sur le fait que les difficultés mineures empêchant actuellement le clonage humain seraient tôt ou tard levées ; mais la personnalité ? Comment le nouveau clone aurait-il, si peu que ce soit, le souvenir du passé de son ancêtre ? Et en quoi, si la mémoire n’était pas conservée, aurait-il le sentiment d’être le même, réincarné ?

[…]

"Des résultats intéressants ont été obtenus chez certains némathelminthes, commença-t-il, par simple centrifugation des neurones impliqués et injection de l’isolat protéique dans le cerveau du nouveau sujet : on obtient une reconduction des réactions d’évitement, en particulier celles liées aux chocs électriques, et même du trajet dans certains labyrinthes simples. 

[…] Ces résultats, évidemment, ne sont pas transposables aux vertébrés, et encore moins aux primates évolués tels que l’homme. Je suppose que vous vous rappelez ce que j’ai dit le premier jour du stage concernant les circuits de neurone… Eh bien la reproduction d’un tel dispositif est envisageable, non pas dans les ordinateurs tels que nous les connaissons, mais dans un certain type de machines de Turing, qu’on pourrait appeler les automates à câblage flou, sur lesquels je travaille en ce moment. Contrairement aux calculateurs classiques, les automates à câblage flou sont capables d’établir des connexions variables, évolutives, entre unités de calcul adjacentes ; ils sont donc capables de mémorisation et d’apprentissage. Il n’y a pas de limite a priori au nombre d’unités de calcul pouvant être mises en relation, et donc à la complexité des circuits envisageables. La difficulté à ce stade, et elle est considérable, consiste à établir une relation bijective entre les neurones d’un cerveau humain, pris dans les quelques minutes suivant son décès, et la mémoire d’un automate non programmé. La durée de vie de ce dernier étant à peu près illimitée, l’étape suivante consiste à réinjecter l’information dans le sens inverse, vers le cerveau du nouveau clone ; c’est la phase du downloading, qui, j’en suis persuadé, ne présentera aucune difficulté particulière une fois que l’uploading sera mis au point."

Auteur: Houellebecq Michel

Info: La possibilité d'une île, 2007, pages 130-131

[ transfert de conscience ] [ science-fiction ] [ science ]

 
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consommation sexuelle

Ce sentiment d’attachement exclusif que je sentais en moi, qui allait me torturer de plus en plus jusqu’à m’anéantir, ne correspondait absolument à rien pour elle, n’avait aucune justification, aucune raison d’être : nos chairs étaient distinctes, nous ne pouvions ressentir ni les mêmes souffrances, ni les mêmes joies, nous étions de toute évidence des êtres séparés. Isabelle n’aimait pas la jouissance, mais Esther n’aimait pas l’amour, elle ne voulait pas être amoureuse, elle refusait ce sentiment d’exclusivité, de dépendance, et c’est toute sa génération qui le refusait avec elle. J’errais parmi eux comme une sorte de monstre préhistorique avec mes niaiseries romantiques, mes attachements, mes chaînes. Pour Esther, comme pour toutes les jeunes filles de sa génération, la sexualité n’était qu’un divertissement plaisant, guidé par la séduction et l’érotisme, qui n’impliquait aucun engagement sentimental particulier ; sans doute l’amour n’avait-il jamais été, comme la pitié selon Nietzsche, qu’une fiction inventée par les faibles pour culpabiliser les forts, pour introduire des limites à leur liberté et à leur férocité naturelles. Les femmes avaient été faibles, en particulier au moment de leurs couches, elles avaient eu besoin à leurs débuts de vivre sous la tutelle d’un protecteur puissant, et à cet effet elles avaient inventé l’amour, mais à présent elles étaient devenues fortes, elles étaient indépendantes et libres, et elles avaient renoncé à inspirer comme à éprouver un sentiment qui n’avait plus aucune justification concrète. Le projet millénaire masculin, parfaitement exprimé de nos jours par les films pornographiques, consistant à ôter à la sexualité toute connotation affective pour la ramener dans le champ du divertissement pur, avait enfin, dans cette génération, trouvé à s'accomplir. Ce que je ressentais, ces jeunes gens ne pouvaient ni le ressentir, ni même exactement le comprendre, et s’ils l’avaient pu ils en auraient éprouvé une sorte de gêne, comme devant quelque chose de ridicule et d’un peu honteux, comme devant un stigmate de temps plus anciens. Ils avaient réussi, après des décennies de conditionnement et d'efforts ils avaient finalement réussi à extirper de leur cœur un des plus vieux sentiments humains et maintenant c'était fait, ce qui avait été détruit ne pourrait se reformer, pas davantage que les morceaux d'une tasse brisée ne pourraient se réassembler d'eux-mêmes, ils avaient atteint leur objectif : à aucun moment de leur vie, ils connaîtraient l'amour. Ils étaient libres.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: La possibilité d'une île, 2007, pages 333-334

[ décalage générationnel ] [ insouciance ] [ décorrélation ] [ ringard ] [ impitoyables ]

 
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femme-par-homme

Dans la vie du couple, le plus souvent, il existe dès le début certains détails, certaines discordances sur lesquelles on décide de se taire, dans l'enthousiaste certitude que l'amour finira par régler tous les problèmes. Ces problèmes grandissent peu à peu dans le silence, avant d'exploser quelques années plus tard et de détruire toute possibilité de vie commune. Depuis le début, Isabelle avait préféré que je la prenne par derrière ; chaque fois que je tentais une autre approche, elle s’y prêtait d’abord, puis se retournait, comme malgré elle, avec un demi-rire gêné. Pendant toutes ces années, j’avais mis cette préférence sur le compte d’une particularité anatomique, une inclinaison du vagin ou je ne sais quoi, enfin une de ces choses dont les hommes ne peuvent jamais, malgré toute leur bonne volonté, prendre exactement conscience. Six semaines après notre arrivée, alors que je lui faisais l’amour (je la pénétrais comme d’habitude par derrière, mais il y avait un grand miroir dans notre chambre), je m’aperçus qu’en approchant de la jouissance elle fermait les yeux, et ne les rouvrait que longtemps après, une fois l’acte terminé.

J’y repensai toute la nuit en descendant deux bouteilles d’un brandy espagnol passablement infect : je revis nos actes d’amour, nos étreintes, tous ces moments qui nous avaient unis : je la revis à chaque fois détournant le regard, ou fermant les yeux, et je me mis à pleurer. Isabelle se laissait jouir, elle faisait jouir, mais elle n’aimait pas la jouissance, elle n’aimait pas les signes de la jouissance ; elle ne les aimait pas chez moi, et sans doute encore moins chez elle-même. Tout concordait : chaque fois que je l’avais vue s’émerveiller devant l’expression de la beauté plastique il s’était agi de peintres comme Raphaël, et surtout Botticelli : quelque chose de tendre parfois, mais souvent de froid, et toujours de très calme ; jamais elle n’avait compris l’admiration absolue que je vouais au Greco, jamais elle n'avait apprécié l'extase, et j'ai beaucoup pleuré parce que cette part animale, cet abandon sans limite à la jouissance et à l'extase était ce que je préférais en moi-même, alors que je n'avais que du mépris pour mon intelligence, ma sagacité, mon humour. Jamais nous ne connaîtrions ce regard double, infiniment mystérieux, du couple uni dans le bonheur, acceptant humblement la présence des organes, et la joie limitée ; jamais nous ne serions véritablement amants.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: La possibilité d'une île, 2007, pages 70-71

[ homme-femme ] [ incompatibilité ] [ sexualité ] [ préférences artistiques ] [ orgasme ] [ différences ]

 
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mode

Je n’aurais pas pour ma part levé le petit doigt pour posséder une Rolex, des Nike ou une BMW Z3 ; je n’avais même jamais réussi à établir la moindre différence entre les produits de marque et les produits démarqués. Aux yeux du monde, j’avais évidemment tort. J’en avais conscience : ma position était minoritaire, et par conséquent erronée. Il devait y avoir une différence entre les chemises Yves Saint Laurent et les autres chemises, entre les mocassins Gucci et les mocassins André. Cette différence, j’étais le seul à ne pas la percevoir ; il s’agissait d’une infirmité, dont je ne pouvais me prévaloir pour condamner le monde. Demande-t-on à un aveugle de s’ériger en expert de la peinture post-impressionniste ? Par mon aveuglement certes involontaire, je me mettais en dehors d’une réalité humaine vivante, suffisamment forte pour provoquer des dévouements et des crimes. Ces jeunes, à travers leur instinct demi-sauvage, pressentaient sans nul doute la présence du beau ; leur désir était louable, et parfaitement conforme aux normes sociales ; il suffisait en somme de rectifier son mode d’expression inadéquat. À bien y réfléchir, pourtant, je devais convenir que Valérie et Marie-Jeanne, les deux seules présences féminines un tant soit peu consistantes de ma vie, manifestaient une indifférence totale aux « chemisiers Kenzo et aux sacs Prada ; en réalité, pour autant que je puisse le savoir, elles achetaient à peu près n’importe quelle marque. Jean-Yves, l’individu que je connaisse bénéficiant du plus haut salaire, optait préférentiellement pour des polos Lacoste ; mais il le faisait en quelque sorte machinalement, par ancienne habitude, sans même vérifier si sa marque favorite n’avait pas été dépassée en notoriété par un challenger plus récent. Certaines fonctionnaires du ministère de la Culture, que je connaissais de vue (si l’on peut dire, car j’oubliais régulièrement, entre chaque rencontre, leur nom, leur fonction et jusqu’à leur visage) achetaient des vêtements de créateur ; mais il s’agissait invariablement de créateurs jeunes et obscurs, distribués dans une seule boutique à Paris, et je savais qu’elles n’auraient pas hésité à les abandonner si d’aventure ils avaient connu un succès plus large. La puissance de Nike, Adidas, Armani, Vuitton, était ceci dit indiscutable ; je pouvais en avoir la preuve concrète, chaque fois que nécessaire, en parcourant Le Figaro et son cahier saumon. Mais qui exactement, en dehors des jeunes de banlieue, faisait le succès de ces marques ? Il devait y avoir des secteurs entiers de la société qui me demeuraient étrangers ; à moins qu’il ne s’agisse, plus banalement, des classes enrichies du tiers-monde. J’avais peu voyagé, peu vécu, et il devenait de plus en plus clair que je ne comprenais pas grand-chose au monde moderne.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Plateforme

[ habillement ] [ ajustement ] [ tyrannie des apparences ] [ surmoi frustrant ]

 
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