Dans la vie du couple, le plus souvent, il existe dès le début certains détails, certaines discordances sur lesquelles on décide de se taire, dans l'enthousiaste certitude que l'amour finira par régler tous les problèmes. Ces problèmes grandissent peu à peu dans le silence, avant d'exploser quelques années plus tard et de détruire toute possibilité de vie commune. Depuis le début, Isabelle avait préféré que je la prenne par derrière ; chaque fois que je tentais une autre approche, elle s’y prêtait d’abord, puis se retournait, comme malgré elle, avec un demi-rire gêné. Pendant toutes ces années, j’avais mis cette préférence sur le compte d’une particularité anatomique, une inclinaison du vagin ou je ne sais quoi, enfin une de ces choses dont les hommes ne peuvent jamais, malgré toute leur bonne volonté, prendre exactement conscience. Six semaines après notre arrivée, alors que je lui faisais l’amour (je la pénétrais comme d’habitude par derrière, mais il y avait un grand miroir dans notre chambre), je m’aperçus qu’en approchant de la jouissance elle fermait les yeux, et ne les rouvrait que longtemps après, une fois l’acte terminé.
J’y repensai toute la nuit en descendant deux bouteilles d’un brandy espagnol passablement infect : je revis nos actes d’amour, nos étreintes, tous ces moments qui nous avaient unis : je la revis à chaque fois détournant le regard, ou fermant les yeux, et je me mis à pleurer. Isabelle se laissait jouir, elle faisait jouir, mais elle n’aimait pas la jouissance, elle n’aimait pas les signes de la jouissance ; elle ne les aimait pas chez moi, et sans doute encore moins chez elle-même. Tout concordait : chaque fois que je l’avais vue s’émerveiller devant l’expression de la beauté plastique il s’était agi de peintres comme Raphaël, et surtout Botticelli : quelque chose de tendre parfois, mais souvent de froid, et toujours de très calme ; jamais elle n’avait compris l’admiration absolue que je vouais au Greco, jamais elle n'avait apprécié l'extase, et j'ai beaucoup pleuré parce que cette part animale, cet abandon sans limite à la jouissance et à l'extase était ce que je préférais en moi-même, alors que je n'avais que du mépris pour mon intelligence, ma sagacité, mon humour. Jamais nous ne connaîtrions ce regard double, infiniment mystérieux, du couple uni dans le bonheur, acceptant humblement la présence des organes, et la joie limitée ; jamais nous ne serions véritablement amants.
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Info: La possibilité d'une île, 2007, pages 70-71
Commentaires: 4
miguel
02.09.2025
oui
Coli Masson
01.09.2025
Je peux supprimer femme-homme vu qu'il y a déjà femme-par-homme.
Coli Masson
01.09.2025
Je ne mettrais pas femmes-hommes car c'est le récit d'une histoire singulière, non d'une généralité. "art" est déjà suffisant en soi non ?