Le texte ni l’intrigue ne font appel à aucune résonance de significations qu’on appelle profondes. On n’y évoque ni genèse ni tragédie ni destin. Alors, comment cette œuvre a-t-elle tant de prise ? C’est bien là le secret, et qui touche au réseau le plus pur de notre condition d’être : le symbolique, l’imaginaire et le réel. Les trois registres par lesquels j’ai introduit un enseignement qui ne prétend pas innover, mais rétablir quelque rigueur dans l’expérience de la psychanalyse, les voilà, jouant à l’état pur dans leur rapport le plus simple.
Des images, on fait pur jeu de combinaisons, mais quels effets de vertige alors n’en obtient-on pas. Des combinaisons, on dresse le plan de toutes sortes de dimensions virtuelles, mais ce sont celles qui livrent accès à la réalité en fin de compte la plus assurée, celle de l’impossible devenu tout à coup familier. On s’étendra à son aise sur le pouvoir du jeu de mots : là encore que de précisions à donner, et d’abord qu’on n’aille pas croire qu’il s’agisse d’une prétendue articulation enfantine, voire primitive. [...]
Il en résulte un exercice sans pédantisme, qui en fin de compte me paraît préparer Alice Liddell, pour évoquer toute vivante lectrice par la première à avoir glissé dans ce cœur de la terre qui n’abrite nulle caverne pour y rencontrer des problèmes aussi précis que celui-ci : qu’on ne franchit jamais qu’une porte à sa taille, et prendre avec le lapin pressé bien la mesure de l’absolue altérité de la préoccupation du passant. Que cette Alice, dis-je, aura quelque exigence de rigueur. Pour tout dire, qu’elle ne sera pas toute prête à accepter qu’on lui annonce l’arithmétique en lui disant qu’on n’additionne pas des torchons avec des serviettes, des poires et des poireaux – bourde bien faite pour boucher les enfants au plus simple maniement de tous les problèmes dont ensuite on va mettre leur intelligence à la question.
Ceci est transition - puisqu’après tout je n’ai pas le temps, mais seulement de pousser des portes sans même entrer où elles ouvrent -pour en venir à l'auteur lui-même en ce moment d’hommage, qu’on ne lui fait justice, à lui comme à aucun autre, si on ne part pas de l’idée que les prétendues discordances de la personnalité n’ont de portée qu’à y reconnaître la nécessité où elles vont.
Il y a bien, comme on nous le dit, Lewis Carroll, le rêveur, le poète, l’amoureux si l’on veut, et Lewis Carroll, le logicien, le professeur de mathématiques. Lewis Carroll est bien divisé, si cela vous chante, mais les deux sont nécessaires à la réalisation de l'œuvre. Le penchant de Lewis Carroll pour la petite fille impubère, ce n’est pas là son génie. Nous autres psychanalystes n’avons pas besoin de nos clients pour savoir où cela échoue à la fin, dans un jardin public. Son enseignement de professeur n’a rien non plus qui casse les manivelles : en pleine époque de renaissance de la logique et d’inauguration de la forme mathématique que depuis elle a prise, Lewis Carroll, quelque amusant que soient ses exercices, reste à la traîne d’Aristote. Mais c’est bien la conjuration des deux positions d’où jaillit cet objet merveilleux, indéchiffré encore, et pour toujours éblouissant : son œuvre.
On sait le cas qu’en ont fait et en font toujours les surréalistes. Ce m’est l’occasion d’étendre mon exigence de méthode, n’en déplaise à aucun esprit partisan. Lewis Carroll je le rappelle était religieux, religieux de la foi la plus naïvement, étroitement paroissiale qui soit, dût ce terme auquel il faut que vous donniez sa couleur la plus crue vous inspirer de la répulsion. Il y a des lettres où il rompt quasiment avec un ami, un collègue honorable parce qu’il y a des sujets qu’il n’y a même pas lieu de soulever, ceux qui peuvent faire lever le doute, fussent en donner le semblant, sur la vérité radicale de l’existence de Dieu, de son bienfait pour l’homme, de l’enseignement qui en est le plus rationnellement transmis. Je dis que ceci a sa part dans l’unicité de l’équilibre que réalise l'œuvre. Cette sorte de bonheur auquel elle atteint, tient à cette gouache, l’adjonction de surcroît à nos deux Lewis Carroll, si vous les entendez ainsi, de ce que nous appellerons du nom dont il est béni à l’orée d’une histoire, l’histoire encore en cours, un pauvre d’esprit.
Je voudrais dire ce qui m’apparaît la corrélation la plus efficace à situer Lewis Carroll : c’est l’épique de l’ère scientifique. Il n’est pas vain qu’Alice apparaisse en même temps que "L’Origine des Espèces" dont elle est, si l’on peut dire, l’opposition. Registre épique donc, qui sans doute s’exprime comme idylle dans l’idéologie. La corrélation des dessins, dont Lewis Carroll était si soucieux, nous annonce les bandes, j’entends les bandes dessinées.
Je vais vite pour dire qu’en fin de compte, la technique y assure la prévalence d’une dialectique matérialisée –que m’entendent au passage ceux qui le peuvent. Illustration et preuve, ai-je dit, c’est ainsi, sans émotion, que j’aurai parlé de cette œuvre, et il me semble en accord avec l’ordre authentique de son frémissement. Pour un psychanalyste, elle est, cette œuvre, un lieu élu à démontrer la véritable nature de la sublimation dans l'œuvre d’art.