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organisation scientifique du travail

Du point de vue de l’effet moral sur les ouvriers, la taylorisation a sans aucun doute provoqué la disqualification des ouvriers. Ceci a été contesté par les apologistes de la rationalisation, notamment par Dubreuilh dans Standards. Mais Taylor a été le premier à s’en vanter, en arrivant à ne faire entrer que 75 % d’ouvriers qualifiés dans la production, contre 25 % d’ouvriers non qualifiés pour le finissage. Chez Ford, il n’y a que 1 % d’ouvriers qui aient besoin d’un apprentissage de plus d’un jour.

Ce système a aussi réduit les ouvriers à l’état de molécules, pour ainsi dire, en en faisant une espèce de structure atomique dans les usines. Il a amené l’isolement des travailleurs. C’est une des formules essentielles de Taylor qu’il faut s’adresser à l’ouvrier individuellement ; considérer en lui l’individu. Ce qu’il veut dire, c’est qu’il faut détruire la solidarité ouvrière au moyen des primes et de la concurrence. C’est cela qui produit cette solitude qui est peut-être le caractère le plus frappant des usines organisées selon le système actuel, solitude morale qui a été certainement diminuée par les événements de juin. Ford dit ingénument qu’il est excellent d’avoir des ouvriers qui s’entendent bien, mais qu’il ne faut pas qu’ils s’entendent trop bien, parce que cela diminue l’esprit de concurrence et d’émulation indispensable à la production.

La division de la classe ouvrière est donc à la base de cette méthode. Le développement de la concurrence entre les ouvriers en fait partie intégrante ; comme l’appel aux sentiments les plus bas. Le salaire en est l’unique mobile. Quand le salaire ne suffit pas, c’est le renvoi brutal. À chaque instant du travail, le salaire est déterminé par une prime. À tout instant, il faut que l’ouvrier calcule pour savoir ce qu’il a gagné. Ce que je dis est d’autant plus vrai qu’il s’agit de travail moins qualifié.

Ce système a produit la monotonie du travail. Dubreuilh et Ford disent que le travail monotone n’est pas pénible pour la classe ouvrière. Ford dit bien qu’il ne pourrait pas passer une journée entière à un seul travail de l’usine, mais qu’il faut croire que ses ouvriers sont autrement faits que lui, parce qu’ils refusent un travail plus varié. C’est lui qui le dit. Si vraiment il arrive que par un tel système la monotonie soit supportable pour les ouvriers, c’est peut-être ce que l’on peut dire de pire d’un tel système ; car il est certain que la monotonie du travail commence toujours par être une souffrance. Si on arrive à s’y accoutumer, c’est au prix d’une diminution morale.

En fait, on ne s’y accoutume pas, sauf si l’on peut travailler en pensant à autre chose. Mais alors il faut travailler à un rythme ne réclamant pas trop d’assiduité dans l’attention nécessitée par la cadence du travail. Mais si on fait un travail auquel on doive penser tout le temps, on ne peut pas penser à autre chose, et il est faux de dire que l’ouvrier puisse s’accommoder de la monotonie de ce travail.

Auteur: Weil Simone

Info: "La condition ouvrière", Journal d'usine, éditions Gallimard, 2002, pages 321-322

[ conséquences ] [ individualisation ] [ clivage ]

 
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lavage de cerveau

De plus, le besoin même de liberté, si essentiel à l’intelligence, exige une protection contre la suggestion, la propagande, l’influence par obsession. Ce sont là des modes de contrainte, une contrainte particulière, que n’accompagnent pas la peur ou la douleur physique, mais qui n’en est pas moins une violence. La technique moderne lui fournit des instruments extrêmement efficaces. Cette contrainte, par sa nature, est collective, et les âmes humaines en sont victimes.

L’Etat, bien entendu, se rend criminel s’il en use lui-même, sauf le cas d’une nécessité criante de salut public. Mais il doit de plus en empêcher l’usage. La publicité, par exemple, doit être rigoureusement limitée par la loi ; la masse doit en être très considérablement réduite ; il doit lui être strictement interdit de jamais toucher à des thèmes qui appartiennent au domaine de la pensée.

De même, il peut y avoir répression contre la presse, les émissions radiophoniques, et toute autre chose semblable, non seulement pour atteinte aux principes de moralité publiquement reconnus, mais pour la bassesse du ton et de la pensée, le mauvais goût, la vulgarité, pour une atmosphère morale sournoisement corruptrice. Une telle répression peut s'exercer sans toucher si peu que ce soit à la liberté d'opinion. Par exemple, un journal peut être supprimé sans que les membres de la rédaction perdent le droit de publier où bon leur semble, ou même, dans les cas les moins graves, de rester groupés pour continuer le même journal sous un autre nom. […] 

D'une manière générale, tous les problèmes concernant la liberté d'expression s'éclaircissent si l'on pose que cette liberté est un besoin de l'intelligence, et que l'intelligence réside uniquement dans l'être humain considéré seul. Il n'y a pas d'exercice collectif de l'intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d'expression, parce que nul groupement n'en a le moins du monde besoin. 

Bien au contraire, la protection de la liberté de penser exige qu'il soit interdit par la loi à un groupement d'exprimer une opinion. Car lorsqu'un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. Tôt ou tard les individus se trouvent empêchés, avec un degré de rigueur plus ou moins grand, sur un nombre de problèmes plus ou moins considérables, d'exprimer des opinions opposées à celles du groupe, à moins d'en sortir. Mais la rupture avec un groupe dont on est membre entraîne toujours des souffrances, tout au moins une souffrance sentimentale. Et autant le risque, la possibilité de souffrance, sont des éléments sains et nécessaires de l'action, autant ce sont choses malsaines dans l'exercice de l'intelligence. Une crainte, même légère, provoque toujours soit du fléchissement, soit du raidissement, selon le degré de courage, et il n'en faut pas plus pour fausser l'instrument de précision extrêmement délicat et fragile que constitue l'intelligence. Même l'amitié à cet égard est un grand danger. L'intelligence est vaincue dès que l'expression des pensées est précédée, explicitement ou implicitement, du petit mot "nous". Et quand la lumière de l'intelligence s'obscurcit, au bout d'un temps assez court, l'amour du bien s'égare.

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 39 à 41

[ contrôle ] [ limitation ] [ régulation ] [ individuel-collectif ]

 

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étatisme

Sauf erreur, la notion d’État comme objet de fidélité est apparue, pour la première fois en France et en Europe, avec Richelieu. Avant lui on pouvait parler, sur un ton d’attachement religieux, du bien public, du pays, du roi, du seigneur. Lui, le premier, adopta le principe que quiconque exerce une fonction publique doit sa fidélité tout entière, dans l’exercice de cette fonction, non pas au public, non pas au roi, mais à l’État et à rien d’autre. Il serait difficile de définir l’État d’une manière rigoureuse. Mais il n’est malheureusement pas possible de douter que ce mot ne désigne une réalité. 

Richelieu, qui avait la clarté d’intelligence si fréquente à cette époque, a défini en termes lumineux cette différence entre morale et politique autour de laquelle on a semé depuis tant de confusion. Il a dit à peu près : On doit se garder d’appliquer les mêmes règles au salut de l’État qu’à celui de l’âme ; car le salut des âmes s’opère dans l’autre monde, au lieu que celui des États ne s’opère que dans celui-ci.

Cela est cruellement vrai. Un chrétien ne devrait pouvoir en tirer qu’une seule conclusion : c’est qu’au lieu qu’on doit au salut de l’âme, c’est-à-dire à Dieu, une fidélité totale, absolue, inconditionnée, la cause du salut de l’État est de celles auxquelles on doit une fidélité limitée et conditionnelle.

Mais bien que Richelieu crût être chrétien, et sans doute sincèrement, sa conclusion était tout autre. Elle était que l’homme responsable du salut de l’État, et ses subordonnés, doivent employer à cette fin tous les moyens efficaces, sans aucune exception, et en y sacrifiant au besoin leurs propres personnes, leur souverain, le peuple, les pays étrangers, et toute espèce d’obligation. […]

Son dévouement à l’État a déraciné la France. Sa politique était de tuer systématiquement toute vie spontanée dans le pays, pour empêcher que quoi que ce soit pût s’opposer à l’État. Si son action en ce sens semble avoir eu des limites, c’est qu’il commençait et qu’il était assez habile pour procéder graduellement. Il suffit de lire les dédicaces de Corneille pour sentir à quel degré de servilité ignoble il avait su abaisser les esprits. Depuis, pour préserver de la honte nos gloires nationales, on a imaginé de dire que c’était simplement le langage de politesse de l’époque. Mais c’est un mensonge. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire les écrits de Théophile de Viau. Seulement Théophile est mort prématurément des conséquences d’un emprisonnement arbitraire, au lieu que Corneille a vécu très vieux.

La littérature n’a d’intérêt que comme signe, mais elle est un signe qui ne trompe pas. Le langage servile de Corneille montre que Richelieu voulait asservir les esprits eux-mêmes. Non pas à sa personne, car dans son abnégation de soi-même il était probablement sincère, mais à l’État représenté par lui. Sa conception de l’État était déjà totalitaire. Il l’a appliquée autant qu’il pouvait en soumettant le pays, dans toute la mesure où le permettaient les moyens de son temps, à un régime policier. Il a ainsi détruit une grande partie de la vie morale du pays. Si la France s’est soumise à cet étouffement, c’est que les nobles l’avaient tellement désolée de guerres civiles absurdes et atrocement cruelles qu’elle a accepté d’acheter la paix civile à ce prix.

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 149-150

[ historique ] [ gouvernement ] [ critique ]

 

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équité

L'égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d'égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l'être humain comme tel et n'a pas de degrés.

Par suite, les différences inévitables parmi les hommes ne doivent jamais porter la signification d’une différence dans le degré de respect. Pour qu’elles ne soient pas ressenties comme ayant cette signification, il faut un certain équilibre entre l’égalité et l’inégalité.

Une certaine combinaison de l'égalité et de l'inégalité est constituée par l'égalité des possibilités. Si n'importe qui peut arriver au rang social correspondant à la fonction qu'il est capable de remplir, et si l'éducation est assez répandue pour que nul ne soit privé d'aucune capacité du seul fait de sa naissance, l'espérance est la même pour tous les enfants. Ainsi chaque homme est égal en espérance à chaque autre, pour son propre compte quand il est jeune, pour le compte de ses enfants plus tard.

Mais cette combinaison, quand elle joue seule et non pas comme un facteur parmi d’autres, ne constitue pas un équilibre et enferme de grands dangers.

D’abord, pour un homme qui est dans une situation inférieure et qui en souffre, savoir que sa situation est causée par son incapacité, et savoir que tout le monde le sait, n’est pas une consolation mais un redoublement d’amertume ; selon les caractères, certains peuvent en être accablés, certains autres menés au crime.

Puis il se crée inévitablement dans la vie sociale comme une pompe aspirante vers le haut. Il en résulte une maladie sociale si un mouvement descendant ne vient pas faire équilibre au mouvement ascendant.

[…]

Il y a des méthodes moins grossières pour combiner l'égalité et la différence. La première est la proportion. La proportion se définit comme la combinaison de l'égalité et de l'inégalité, et partout dans l'univers elle est l'unique facteur de l'équilibre.

Appliquée à l'équilibre social, elle imposerait à chaque homme des charges correspondantes à la puissance, au bien-être qu'il possède, et des risques correspondants en cas d'incapacité ou de faute. Par exemple, il faudrait qu'un patron incapable ou coupable d'une faute envers ses ouvriers ait beaucoup plus à souffrir, dans son âme et dans sa chair, qu’un manœuvre incapable ou coupable d'une faute envers son patron. De plus, il faudrait que tous les manœuvres sachent qu'il en est ainsi. Cela implique, d'une part, une certaine organisation des risques, d'autre part, en droit pénal, une conception du châtiment où le rang social, comme circonstance aggravante, joue toujours dans une large mesure pour la détermination de la peine. A plus forte raison l'exercice des hautes fonctions publiques doit comporter de graves risques personnels. 

Une autre manière de rendre l'égalité compatible avec la différence est d'ôter autant qu'on peut aux différences tout caractère quantitatif. Là où il y a seulement différence de nature, non de degré, il n'y a aucune inégalité. En faisant de l'argent le mobile unique ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses, on a mis le poison de l'inégalité partout. Il est vrai que cette inégalité est mobile ; elle n'est pas attachée aux personnes, car l'argent se gagne et se perd ; elle n'en est pas moins réelle.

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 26-29

[ évaluation ] [ parité ]

 

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sanction

Le châtiment est un besoin vital de l'âme humaine. Il est de deux espèces, disciplinaire et pénal. Ceux de la première espèce offrent une sécurité contre les défaillances, à l'égard desquelles la lutte serait trop épuisante s'il n'y avait un appui extérieur. Mais le châtiment le plus indispensable à l'âme est celui du crime. Par le crime un homme se met lui-même hors du réseau d'obligations éternelles qui lie chaque être humain à tous les autres. Il ne peut y être réintégré que par le châtiment, pleinement s'il y a consentement de sa part, sinon imparfaitement. De même que la seule manière de témoigner du respect à celui qui souffre de la faim est de lui donner à manger, de même le seul moyen de témoigner du respect à celui qui s'est mis hors la loi est de le réintégrer dans la loi en le soumettant au châtiment qu'elle prescrit. 

Le besoin de châtiment n'est pas satisfait là où, comme c'est généralement le cas, le code pénal est seulement un procédé de contrainte par la terreur. 

La satisfaction de ce besoin exige d'abord que tout ce qui touche au droit pénal ait un caractère solennel et sacré ; que la majesté de la loi se communique au tribunal, à la police, à l'accusé, au condamné, et cela même dans les affaires peu importantes, si seulement elles peuvent entraîner la privation de la liberté. Il faut que le châtiment soit un honneur, que non seulement il efface la honte du crime, mais qu'il soit regardé comme une éducation supplémentaire qui oblige à un plus grand degré de dévouement au bien public. Il faut aussi que la dureté des peines réponde au caractère des obligations violées et non aux intérêts de la sécurité sociale. 

La déconsidération de la police, la légèreté des magistrats, le régime des prisons, le déclassement définitif des repris de justice, l'échelle des peines qui prévoit une punition bien plus cruelle pour dix menus vols que pour un viol ou pour certains meurtres, et qui même prévoit des punitions pour le simple malheur, tout cela empêche qu'il existe parmi nous quoi que ce soit qui mérite le nom de châtiment. 

Pour les fautes comme pour les crimes, le degré d'impunité doit augmenter non pas quand on monte, mais quand on descend l'échelle sociale. Autrement les souffrances infligées sont ressenties comme des contraintes ou même des abus de pouvoir, et ne constituent pas des châtiments. Il n'y a châtiment que si la souffrance s'accompagne à quelque moment, fût-ce après coup, dans le souvenir, d'un sentiment de justice. Comme le musicien éveille le sentiment du beau par les sons, de même le système pénal doit savoir éveiller le sentiment de la justice chez le criminel par la douleur, ou même, le cas échéant, par la mort. Comme on dit de l'apprenti qui s'est blessé que le métier lui entre dans le corps, de même le châtiment est une méthode pour faire entrer la justice dans l'âme du criminel par la souffrance de la chair. 

La question du meilleur procédé pour empêcher qu'il s'établisse en haut une conspiration en vue d'obtenir l'impunité est un des problèmes politiques les plus difficiles à résoudre. Il ne peut être résolu que si un ou plusieurs hommes ont la charge d'empêcher une telle conspiration, et se trouvent dans une situation telle qu'ils ne soient pas tentés d'y entrer eux-mêmes. 

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 32 à 35

[ exemplarité ] [ légitimité ] [ responsabilité ]

 

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despotisme

On sait par une des biographies d'Hitler qu'un des livres qui ont exercé la plus profonde influence sur sa jeunesse était un ouvrage de dixième ordre sur Sylla. Qu'importe que l'ouvrage ait été de dixième ordre ? Il reflétait l'attitude de ceux qu'on nomme l'élite. Qui écrirait sur Sylla avec mépris ? Si Hitler a désiré l'espèce de grandeur qu'il voyait glorifiée dans ce livre et partout, il n'y a pas eu erreur de sa part. C'est bien cette grandeur-là qu'il a atteinte, celle même devant laquelle nous nous inclinons tous bassement dès que nous tournons les yeux vers le passé.

Nous nous en tenons à la basse soumission d'esprit à son égard, nous n'avons pas, comme Hitler, tenté de la saisir dans nos mains. Mais en cela il vaut mieux que nous. Si l'on reconnaît quelque chose comme un bien, il faut vouloir le saisir. S'en abstenir est une lâcheté.

Qu’on imagine cet adolescent misérable, déraciné, errant dans les rues de Vienne, affamé de grandeur. Il était bien de sa part d’être affamé de grandeur. À qui la faute s’il n’a pas discerné d’autre mode de grandeur que le crime ? Depuis que le peuple sait lire et n’a plus de traditions orales, ce sont les gens capables de manier une plume qui fournissent au public des conceptions de la grandeur et des exemples susceptibles de les illustrer.

L’auteur de ce livre médiocre sur Sylla, tous ceux qui en écrivant sur Sylla ou sur Rome avaient rendu possible l’atmosphère où ce livre a été écrit, plus généralement tous ceux qui, ayant autorité pour manier la parole ou la plume, ont contribué à l’atmosphère de pensée où Hitler adolescent a grandi, tous ceux-là sont peut-être plus coupables qu’Hitler des crimes qu’il commet. La plupart sont morts ; mais ceux d’aujourd’hui sont pareils à leurs aînés, et ne peuvent être rendus plus innocents par le hasard d’une date de naissance.

On parle de châtier Hitler. Mais on ne peut pas le châtier. Il désirait une seule chose et il l’a : c'est d'être dans l'histoire. Qu'on le tue, qu'on le torture, qu'on l'enferme, qu'on l'humilie, l'histoire sera toujours là pour protéger son âme contre toute atteinte de la souffrance et de la mort. Ce qu'on lui infligera, ce sera inévitablement de la mort historique, de la souffrance historique ; de l'histoire. Comme, pour celui qui est parvenu à l'amour parfait de Dieu, tout événement est un bien comme provenant de Dieu, ainsi pour cet idolâtre de l'histoire, tout ce qui est de l'histoire est du bien. Encore a-t-il de loin l'avantage ; car l'amour pur de Dieu habite le centre de l'âme ; il laisse la sensibilité exposée aux coups ; il ne constitue pas une armure. L'idolâtrie est une armure ; elle empêche la douleur d'entrer dans l'âme. Quoi qu'on inflige à Hitler, cela ne l'empêchera pas de se sentir un être grandiose. Surtout cela n'empêchera pas, dans vingt, cinquante, cent ou deux cents ans, un petit garçon rêveur et solitaire, allemand ou non, de penser qu'Hitler a été un être grandiose, a eu de bout en bout un destin grandiose, et de désirer de toute son âme un destin semblable. En ce cas, malheur à ses contemporains.

Le seul châtiment capable de punir Hitler et de détourner de son exemple les petits garçons assoiffés de grandeur des siècles à venir, c’est une transformation si totale du sens de la grandeur qu’il en soit exclu. 

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 285-287

[ idéal dévoyé ] [ responsabilité ] [ accomplissement profane ]

 

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désinformation

A plus forte raison est-il honteux de tolérer l’existence de journaux dont tout le monde sait qu’aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s’il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité.

Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne me protège pas. Sachant en gros qu'un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l'erreur. 

Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l'organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c'est un crime impunissable. Qu'est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu'elle a été reconnue comme criminelle ? D'où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables ? C'est une des plus monstrueuses déformations de l'esprit juridique. Ne serait-il pas temps de proclamer que tout crime discernable est punissable, et qu'on est résolu, si on a en l'occasion, à punir tous les crimes ? 

Quelques mesures faciles de salubrité publique protégeraient la population contre les atteintes à la vérité. 

La première serait l'institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée.

Par exemple un amant de la Grèce antique, lisant dans le dernier livre de Maritain : "les plus grands penseurs de l'antiquité n'avaient pas songé à condamner l'esclavage", traduirait Maritain devant un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte important qui nous soit parvenu sur l'esclavage, celui d'Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la phrase : "quelques-uns affirment que l'esclavage est absolument contraire à la nature et à la raison". Il ferait observer que rien ne permet de supposer que ces quelques-uns n'aient pas été au nombre des plus grands penseurs de l'antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir imprimé, alors qu'il lui était si facile d'éviter l'erreur, une affirmation fausse et constituant, bien qu'involontairement, une calomnie atroce contre une civilisation tout entière. Tous les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, toutes les revues et la radio seraient dans l'obligation de porter à la connaissance du public le blâme du tribunal, et, le cas échéant, la réponse de Maritain. Dans ce cas précis, il pourrait difficilement y en avoir une.

[…] La deuxième mesure serait d’interdire absolument toute propagande de toute espèce par la radio ou par la presse quotidienne. On ne permettrait à ces deux instruments de servir qu’à l’information non tendancieuse. […]

Les milieux où circulent des idées et qui désirent les faire connaître auraient droit seulement à des organes hebdomadaires bi-mensuels ou mensuels. Il n’est nullement besoin d’une fréquence plus grande si l’on veut faire penser et non abrutir. 

La correction des moyens de persuasion serait assurée par la surveillance des mêmes tribunaux, qui pourraient supprimer un organe en cas d’altération trop fréquente de la vérité. Mais ses rédacteurs pourraient le faire reparaître sous un autre nom.

Dans tout cela, il n’y aurait pas la moindre atteinte aux libertés publiques. Il y aurait satisfaction du besoin le plus sacré de l’âme humaine, le besoin de protection contre la suggestion et l’erreur. 

Mais qui garantit l'impartialité des juges ? objectera-t-on. La seule garantie, en dehors de leur indépendance totale, c'est qu'ils soient issus de milieux sociaux très différents, qu'ils soient naturellement doués d'une intelligence étendue, claire et précise, et qu'ils soient formés dans une école où ils reçoivent une éducation non pas juridique, mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en second lieu. Il faut qu'ils s'y accoutument à aimer la vérité.

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 53 à 56

[ influence ] [ sanctions ] [ régulation ] [ médias orientés ]

 
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scolarité

Il est certain que la neutralité est un mensonge. Le système laïque n’est pas neutre, il communique aux enfants une philosophie qui est d’une part très supérieure à la religion genre Saint-Sulpice, d’autre part très inférieure au christianisme authentique. Mais celui-ci, aujourd’hui, est très rare. Beaucoup d’instituteurs portent à cette philosophie un attachement d’une ferveur religieuse.

La liberté de l’enseignement n’est pas une solution. Le mot est vide de sens. La formation spirituelle d’un enfant n’appartient à personne ; ni à l’enfant, puisqu’il n’est pas en mesure d’en disposer ; ni aux parents ; ni à l’État. Le droit des familles invoqué si souvent n’est qu’une machine de guerre. Un prêtre qui, ayant une occasion naturelle de le faire, s’abstiendrait de parler du Christ à un enfant de famille non chrétienne serait un prêtre qui n’aurait guère de foi. Maintenir l’école laïque, telle quelle, et permettre ou même favoriser, à côté, la concurrence de l’école confessionnelle est une absurdité du point de vue théorique et du point de vue pratique. Les écoles privées, confessionnelles ou non, doivent être autorisées, non pas en vertu d’un principe de liberté, mais pour un motif d’utilité publique dans chaque cas particulier où l’école est bonne, et sous réserve d’un contrôle.

Accorder au clergé une part dans l’enseignement public n’est pas une solution. Si c’était possible, ce ne serait pas désirable, et ce n’est pas possible en France sans guerre civile.

Donner ordre aux instituteurs de parler de Dieu aux enfants, comme l’a fait quelques mois le gouvernement de Vichy, sur l’initiative de M. Chevalier, est une plaisanterie de très mauvais goût.

Conserver à la philosophie laïque son statut officiel serait une mesure arbitraire, injuste en ce qu’elle ne répond pas à l’échelle des valeurs, et qui nous précipiterait tout droit dans le totalitarisme. Car, bien que la laïcité ait excité un certain degré de ferveur presque religieuse, c’est par la nature des choses un degré faible ; et nous vivons dans une époque d’enthousiasmes chauffés à blanc. Le courant idolâtre du totalitarisme ne peut trouver d’obstacle que dans une vie spirituelle authentique. Si l’on habitue les enfants à ne pas penser à Dieu, ils deviendront fascistes ou communistes par besoin de se donner à quelque chose.

On voit plus clairement ce que la justice exige en ce domaine quand on a remplacé la notion de droit par celle d’obligation liée au besoin. Une âme jeune qui s’éveille à la pensée a besoin du trésor amassé par l’espèce humaine au cours des siècles. On fait tort à un enfant quand on l’élève dans un christianisme étroit qui l’empêche de jamais devenir capable de s’apercevoir qu’il y a des trésors d’or pur dans les civilisations non chrétiennes. L’éducation laïque fait aux enfants un tort plus grand. Elle dissimule ces trésors, et ceux du christianisme en plus.

La seule attitude à la fois légitime et pratiquement possible que puisse avoir, en France, l’enseignement public à l’égard du christianisme consiste à le regarder comme un trésor de la pensée humaine parmi tant d’autres. Il est absurde au plus haut point qu’un bachelier français ait pris connaissance de poèmes du Moyen Âge, de Polyeucte, d’Athalie, de Phèdre, de Pascal, de Lamartine, de doctrines philosophiques imprégnées de christianisme comme celles de Descartes et de Kant, de la Divine Comédie ou du Paradise Lost, et qu’il n’ait jamais ouvert la Bible.

Il n’y aurait qu’à dire aux futurs instituteurs et aux futurs professeurs : la religion a eu de tout temps et en tout pays, sauf tout récemment en quelques endroits de l’Europe, un rôle dominant dans le développement de la culture, de la pensée, de la civilisation humaine. Une instruction dans laquelle il n’est jamais question de religion est une absurdité. D’autre part, de même qu’en histoire on parle beaucoup de la France aux petits Français, il est naturel qu’étant en Europe, si l’on parle de religion, il s’agisse avant tout du christianisme.

En conséquence, il faudrait inclure dans l’enseignement de tous les degrés, pour les enfants déjà un peu grands, des cours qu’on pourrait étiqueter, par exemple, histoire religieuse. On ferait lire aux enfants des passages de l’Écriture, et par-dessus tout l’Évangile. On commenterait dans l’esprit même du texte, comme il faut toujours faire.

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 118 à 120

[ religieux ] [ compromis ] [ distanciation ] [ sécularisation ] [ transmission ] [ naturalisme ]

 

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gouvernement

Ainsi il y a eu en France ce paradoxe d’un patriotisme fondé, non sur l’amour du passé, mais sur la rupture la plus violente avec le passé du pays. Et pourtant la Révolution avait un passé dans la partie plus ou moins souterraine de l’histoire de France ; tout ce qui avait rapport à l’émancipation des serfs, aux libertés des villes, aux luttes sociales ; les révoltes du xive siècle, le début du mouvement des Bourguignons, la Fronde, des écrivains comme d’Aubigné, Théophile de Viau, Retz. Sous François Ier un projet de milice populaire fut écarté, parce que les seigneurs objectèrent que si on le réalisait les petits-fils des miliciens seraient seigneurs et leurs propres petits-fils seraient serfs. Si grande était la force ascendante qui soulevait souterrainement ce peuple.

Mais l’influence des Encyclopédistes, tous intellectuels déracinés, tous obsédés par l’idée de progrès, empêcha qu’on fît aucun effort pour évoquer une tradition révolutionnaire. D’ailleurs la longue terreur du règne de Louis XIV faisait un espace vide, difficile à franchir. C’est à cause d’elle que, malgré les efforts de Montesquieu en sens contraire, le courant de libération du xviiie siècle se trouva sans racines historiques. 1789 fut vraiment une rupture.

Le sentiment qu’on nommait alors patriotisme avait pour objet uniquement le présent et l’avenir. C’était l’amour de la nation souveraine, fondé dans une large mesure sur la fierté d’en faire partie. La qualité de Français semblait être non pas un fait, mais un choix de la volonté, comme aujourd’hui l’affiliation à un parti ou à une Église.

Quant à ceux qui étaient attachés au passé de la France, leur attachement prit la forme de fidélité personnelle et dynastique au roi. Ils n’éprouvèrent aucune gêne à chercher un secours dans les armes des rois étrangers. Ce n’étaient pas des traîtres. Ils demeuraient fidèles à ce à quoi ils croyaient devoir de la fidélité, exactement comme les hommes qui firent mourir Louis XVI.

Les seuls à cette époque qui furent patriotes au sens que le mot a pris plus tard, ce sont ceux qui sont apparus aux yeux des contemporains et de la postérité comme les archi-traîtres, les gens comme Talleyrand, qui ont servi, non pas, comme on l’a dit, tous les régimes, mais la France derrière tous les régimes. Mais pour eux la France n’était ni la nation souveraine, ni le roi ; c’était l’État français. La suite des événements leur a donné raison.

Car, quand l’illusion de la souveraineté nationale apparut manifestement comme une illusion, elle ne put plus servir d’objet au patriotisme ; d’autre part, la royauté était comme ces plantes coupées qu’on ne replante plus ; le patriotisme devait changer de signification et s’orienter vers l’État. Mais dès lors il cessait d’être populaire. Car l’État n’était pas une création de 1789, il datait du début du xviie siècle et avait part à la haine vouée par le peuple à la royauté. C’est ainsi que, par un paradoxe historique à première vue surprenant, le patriotisme changea de classe sociale et de camp politique ; il avait été à gauche, il passa à droite.

Le changement s’opéra complètement à la suite de la Commune et des débuts de la IIIe République. Le massacre de mai 1871 a été un coup dont, moralement, les ouvriers français ne se sont peut-être pas relevés. Ce n’est pas tellement loin. Un ouvrier âgé aujourd’hui de cinquante ans peut en avoir recueilli les souvenirs terrifiés de la bouche de son père alors enfant. L’armée du xixe siècle était une création spécifique de la Révolution française. Même les soldats aux ordres des Bourbons, de Louis-Philippe ou de Napoléon III devaient se faire une extrême violence pour tirer sur le peuple. En 1871, pour la première fois depuis la Révolution, si l’on excepte le court intermède de 1848, la France possédait une armée républicaine. Cette armée, composée de braves garçons des campagnes françaises, se mit à massacrer les ouvriers avec un débordement inouï de joie sadique. Il y avait de quoi produire un choc.

[…]

La IIIe République fut un second choc. On peut croire à la souveraineté nationale tant que de méchants rois ou empereurs la bâillonnent ; on pense : s'ils n'étaient pas là !... Mais quand ils ne sont plus là, quand la démocratie est installée et que néanmoins le peuple n'est manifestement pas souverain, le désarroi est inévitable. 

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 142 à 145

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réforme sociétale

Il est donc urgent d’examiner un plan de réenracinement ouvrier, dont voici, en résumé, une esquisse possible.

Les grandes usines seraient abolies. Une grande entreprise serait constituée par un atelier de montage relié à un grand nombre de petits ateliers, d’un ou de quelques ouvriers chacun, dispersés à travers la campagne. Ce seraient ces ouvriers, et non des spécialistes, qui iraient à tour de rôle, par périodes, travailler à l’atelier central de montage, et ces périodes devraient constituer des fêtes. Le travail n’y serait que d’une demi-journée, le reste devant être consacré aux liens de camaraderie, à l’épanouissement d’un patriotisme d’entreprise, à des conférences techniques pour faire saisir à chaque ouvrier la fonction exacte des pièces qu’il produit et les difficultés surmontées par le travail des autres, à des conférences géographiques pour leur apprendre où vont les produits qu’ils aident à fabriquer, quels êtres humains en font usage, dans quelle espèce de milieu, de vie quotidienne, d’atmosphère humaine ces produits tiennent une place, et quelle place. À cela s’ajouterait de la culture générale. Une université ouvrière serait voisine de chaque atelier central de montage. Elle aurait des liens étroits avec la direction de l’entreprise, mais n’en serait pas la propriété.

Les machines n’appartiendraient pas à l’entreprise. Elles appartiendraient aux minuscules ateliers dispersés partout, et ceux-ci à leur tour seraient soit individuellement, soit collectivement la propriété des ouvriers. Chaque ouvrier posséderait en plus une maison et un peu de terre.

Cette triple propriété — machine, maison et terre — lui serait conférée par un don de l’État, au moment du mariage, et à la condition qu’il ait accompli avec succès un essai technique difficile, accompagné d’une épreuve pour contrôler l’intelligence et la culture générale.

Le choix de la machine devrait répondre, d’une part aux goûts et connaissances de l’ouvrier, d’autre part aux besoins très généraux de la production. Ce doit être évidemment, le plus possible, une machine automatique réglable et à usages multiples.

Cette triple propriété ne pourrait être ni transmise par héritage, ni vendue, ni aliénée d’aucune manière. (La machine seule pourrait dans certains cas être échangée.) Celui qui en jouit n’aurait que la faculté d’y renoncer purement et simplement. En ce cas, il devrait lui être rendu non pas impossible, mais difficile d’en recevoir plus tard ailleurs l’équivalent.

Quand un ouvrier meurt, cette propriété retourne à l’État, qui, bien entendu, le cas échéant, doit assurer un bien-être égal à la femme et aux enfants. Si la femme est capable d’exécuter le travail, elle conserve la propriété.

Tous ces dons sont financés par des impôts, soit directs, sur les profits des entreprises, soit indirects sur la vente des produits. Ils sont gérés par une administration où se trouvent des fonctionnaires, des patrons d’entreprises, des syndicalistes, des députés.

Ce droit de propriété peut être retiré pour incapacité professionnelle par la sentence d’un tribunal. Ceci, bien entendu, suppose que des mesures pénales analogues soient prévues pour punir, le cas échéant, l’incapacité professionnelle d’un patron d’entreprise.

Un ouvrier qui désirerait devenir patron d’un petit atelier devrait en obtenir l’autorisation d’un organisme professionnel chargé de l’accorder avec discernement, et aurait alors des facilités pour l’achat de deux ou trois autres machines ; non davantage.

Un ouvrier incapable de passer l’essai resterait dans la condition de salarié. Mais il pourrait toute sa vie, sans limite d’âge, faire de nouvelles tentatives. Il pourrait à tout âge et à plusieurs reprises demander à faire un stage gratuit de quelques mois dans une école professionnelle.

Ces salariés par incapacité travailleraient soit dans les petits ateliers non coopératifs, soit comme aides d’un ouvrier travaillant chez lui, soit comme manœuvres dans les ateliers de montage. Mais ils ne devraient être tolérés dans l’industrie qu’en petit nombre. La plupart devraient être poussés dans les besognes de manœuvres ou de gratte-papier indispensables aux services publics et au commerce.

Jusqu’à l’âge de se marier et de s’établir chez lui pour la vie — c’est-à-dire, selon les caractères, jusqu’à vingt-deux, vingt-cinq, trente ans —, un jeune ouvrier serait regardé comme étant toujours en apprentissage.

Dans l’enfance, l’école devrait laisser aux enfants assez de loisir pour qu’ils puissent passer des heures et des heures à bricoler autour du travail de leur père. La demi-scolarité — quelques heures d’études, quelques heures de travail — devrait ensuite se prolonger longtemps. Ensuite il faudrait un mode de vie très varié — voyages du mode "Tour de France", séjour et travail tantôt chez des ouvriers travaillant individuellement, tantôt dans de petits ateliers, tantôt dans des ateliers de montage de différentes entreprises, tantôt dans des groupements de jeunesse du genre "Chantiers" ou "Compagnons" ; séjours qui, selon les goûts et les capacités, pourraient se répéter à plusieurs reprises et se prolonger durant des périodes variant de quelques semaines à deux ans, dans des collèges ouvriers. Ces séjours devraient d’ailleurs, à certaines conditions, être possibles à tout âge. Ils devraient être entièrement gratuits, et n’entraîner aucune espèce d’avantage social.

Quand le jeune ouvrier, rassasié et gorgé de variété, songerait à se fixer, il serait mûr pour l’enracinement. Une femme, des enfants, une maison, un jardin lui fournissant une grande partie de sa nourriture, un travail le liant à une entreprise qu’il aimerait, dont il serait fier, et qui serait pour lui une fenêtre ouverte sur le monde, c’est assez pour le bonheur terrestre d’un être humain. 

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 98 à 102

[ prolétariat ]

 
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