De tels ateliers [coopératifs] ne seraient pas de petites usines, ce seraient des organismes industriels d’une espèce nouvelle, où pourrait souffler un esprit nouveau ; quoique petits, ils auraient entre eux des liens organiques assez forts pour qu’ils forment ensemble une grande entreprise. Il y a dans la grande entreprise, malgré toutes ses tares, une poésie d'une espèce particulière dont les ouvriers ont aujourd'hui le goût.
Le paiement aux pièces n’aurait plus d’inconvénient, une fois aboli l’encasernement des travailleurs. Il n’impliquerait plus l’obsession de la vitesse à tout prix. Il serait le mode normal de rémunération pour un travail librement accompli. L’obéissance ne serait plus une soumission de chaque seconde. Un ouvrier ou un groupe d’ouvriers pourrait avoir un certain nombre de commandes à effectuer dans un délai donné, et disposer d’un libre choix dans l’aménagement du travail. Ce serait autre chose que de savoir qu’on doit répéter indéfiniment le même geste, imposé par un ordre, jusqu’à la seconde précise où un nouveau commandement viendra imposer un nouveau geste pour une durée qu’on ignore. Il y a une certaine relation avec le temps qui convient aux choses inertes, et une autre qui convient aux créatures pensantes. On a tort de les confondre.
Coopératifs ou non, ces petits ateliers ne seraient pas des casernes. Un ouvrier pourrait parfois montrer à sa femme le lieu où il travaille, sa machine, comme ils ont été si heureux de le faire en juin 1936, à la faveur de l'occupation. Les enfants viendraient après la classe y retrouver leur père et apprendre à travailler, à l'âge où le travail est de bien loin le plus passionnant des jeux. Plus tard, au moment d'entrer en apprentissage, ils seraient déjà presque en possession d'un métier, et pourraient à leur choix se perfectionner dans celui-là ou en acquérir un second. Le travail serait éclairé de poésie pour toute la vie par ces émerveillements enfantins, au lieu d'être pour toute la vie couleur de cauchemar à cause du choc des premières expériences.
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Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 82-83
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