Citation
Catégorie
Tag – étiquette
Auteur
Info
Rechercher par n'importe quelle lettre



nb max de mots
nb min de mots
trier par
Dictionnaire analogique intriqué pour extraits... Recherche mots ou phrases tous azimuts... Outil de précision sémantique et de réflexion communautaire... Voir aussi la rubrique mode d'emploi. Jetez un oeil à la colonne "chaînes". ATTENTION, faire une REINITIALISATION après  une recherche complexe. Et utilisez le nuage de corrélats ... Lire la suite >>
Résultat(s): 166
Temps de recherche: 0.05s

sanction

Le châtiment est un besoin vital de l'âme humaine. Il est de deux espèces, disciplinaire et pénal. Ceux de la première espèce offrent une sécurité contre les défaillances, à l'égard desquelles la lutte serait trop épuisante s'il n'y avait un appui extérieur. Mais le châtiment le plus indispensable à l'âme est celui du crime. Par le crime un homme se met lui-même hors du réseau d'obligations éternelles qui lie chaque être humain à tous les autres. Il ne peut y être réintégré que par le châtiment, pleinement s'il y a consentement de sa part, sinon imparfaitement. De même que la seule manière de témoigner du respect à celui qui souffre de la faim est de lui donner à manger, de même le seul moyen de témoigner du respect à celui qui s'est mis hors la loi est de le réintégrer dans la loi en le soumettant au châtiment qu'elle prescrit. 

Le besoin de châtiment n'est pas satisfait là où, comme c'est généralement le cas, le code pénal est seulement un procédé de contrainte par la terreur. 

La satisfaction de ce besoin exige d'abord que tout ce qui touche au droit pénal ait un caractère solennel et sacré ; que la majesté de la loi se communique au tribunal, à la police, à l'accusé, au condamné, et cela même dans les affaires peu importantes, si seulement elles peuvent entraîner la privation de la liberté. Il faut que le châtiment soit un honneur, que non seulement il efface la honte du crime, mais qu'il soit regardé comme une éducation supplémentaire qui oblige à un plus grand degré de dévouement au bien public. Il faut aussi que la dureté des peines réponde au caractère des obligations violées et non aux intérêts de la sécurité sociale. 

La déconsidération de la police, la légèreté des magistrats, le régime des prisons, le déclassement définitif des repris de justice, l'échelle des peines qui prévoit une punition bien plus cruelle pour dix menus vols que pour un viol ou pour certains meurtres, et qui même prévoit des punitions pour le simple malheur, tout cela empêche qu'il existe parmi nous quoi que ce soit qui mérite le nom de châtiment. 

Pour les fautes comme pour les crimes, le degré d'impunité doit augmenter non pas quand on monte, mais quand on descend l'échelle sociale. Autrement les souffrances infligées sont ressenties comme des contraintes ou même des abus de pouvoir, et ne constituent pas des châtiments. Il n'y a châtiment que si la souffrance s'accompagne à quelque moment, fût-ce après coup, dans le souvenir, d'un sentiment de justice. Comme le musicien éveille le sentiment du beau par les sons, de même le système pénal doit savoir éveiller le sentiment de la justice chez le criminel par la douleur, ou même, le cas échéant, par la mort. Comme on dit de l'apprenti qui s'est blessé que le métier lui entre dans le corps, de même le châtiment est une méthode pour faire entrer la justice dans l'âme du criminel par la souffrance de la chair. 

La question du meilleur procédé pour empêcher qu'il s'établisse en haut une conspiration en vue d'obtenir l'impunité est un des problèmes politiques les plus difficiles à résoudre. Il ne peut être résolu que si un ou plusieurs hommes ont la charge d'empêcher une telle conspiration, et se trouvent dans une situation telle qu'ils ne soient pas tentés d'y entrer eux-mêmes. 

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 32 à 35

[ exemplarité ] [ légitimité ] [ responsabilité ]

 

Commentaires: 0

Ajouté à la BD par Coli Masson

équité

L'égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d'égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l'être humain comme tel et n'a pas de degrés.

Par suite, les différences inévitables parmi les hommes ne doivent jamais porter la signification d’une différence dans le degré de respect. Pour qu’elles ne soient pas ressenties comme ayant cette signification, il faut un certain équilibre entre l’égalité et l’inégalité.

Une certaine combinaison de l'égalité et de l'inégalité est constituée par l'égalité des possibilités. Si n'importe qui peut arriver au rang social correspondant à la fonction qu'il est capable de remplir, et si l'éducation est assez répandue pour que nul ne soit privé d'aucune capacité du seul fait de sa naissance, l'espérance est la même pour tous les enfants. Ainsi chaque homme est égal en espérance à chaque autre, pour son propre compte quand il est jeune, pour le compte de ses enfants plus tard.

Mais cette combinaison, quand elle joue seule et non pas comme un facteur parmi d’autres, ne constitue pas un équilibre et enferme de grands dangers.

D’abord, pour un homme qui est dans une situation inférieure et qui en souffre, savoir que sa situation est causée par son incapacité, et savoir que tout le monde le sait, n’est pas une consolation mais un redoublement d’amertume ; selon les caractères, certains peuvent en être accablés, certains autres menés au crime.

Puis il se crée inévitablement dans la vie sociale comme une pompe aspirante vers le haut. Il en résulte une maladie sociale si un mouvement descendant ne vient pas faire équilibre au mouvement ascendant.

[…]

Il y a des méthodes moins grossières pour combiner l'égalité et la différence. La première est la proportion. La proportion se définit comme la combinaison de l'égalité et de l'inégalité, et partout dans l'univers elle est l'unique facteur de l'équilibre.

Appliquée à l'équilibre social, elle imposerait à chaque homme des charges correspondantes à la puissance, au bien-être qu'il possède, et des risques correspondants en cas d'incapacité ou de faute. Par exemple, il faudrait qu'un patron incapable ou coupable d'une faute envers ses ouvriers ait beaucoup plus à souffrir, dans son âme et dans sa chair, qu’un manœuvre incapable ou coupable d'une faute envers son patron. De plus, il faudrait que tous les manœuvres sachent qu'il en est ainsi. Cela implique, d'une part, une certaine organisation des risques, d'autre part, en droit pénal, une conception du châtiment où le rang social, comme circonstance aggravante, joue toujours dans une large mesure pour la détermination de la peine. A plus forte raison l'exercice des hautes fonctions publiques doit comporter de graves risques personnels. 

Une autre manière de rendre l'égalité compatible avec la différence est d'ôter autant qu'on peut aux différences tout caractère quantitatif. Là où il y a seulement différence de nature, non de degré, il n'y a aucune inégalité. En faisant de l'argent le mobile unique ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses, on a mis le poison de l'inégalité partout. Il est vrai que cette inégalité est mobile ; elle n'est pas attachée aux personnes, car l'argent se gagne et se perd ; elle n'en est pas moins réelle. 

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 26-29

[ évaluation ]

 

Commentaires: 0

Ajouté à la BD par Coli Masson

désinformation

A plus forte raison est-il honteux de tolérer l’existence de journaux dont tout le monde sait qu’aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s’il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité.

Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne me protège pas. Sachant en gros qu'un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l'erreur. 

Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l'organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c'est un crime impunissable. Qu'est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu'elle a été reconnue comme criminelle ? D'où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables ? C'est une des plus monstrueuses déformations de l'esprit juridique. Ne serait-il pas temps de proclamer que tout crime discernable est punissable, et qu'on est résolu, si on a en l'occasion, à punir tous les crimes ? 

Quelques mesures faciles de salubrité publique protégeraient la population contre les atteintes à la vérité. 

La première serait l'institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée.

Par exemple un amant de la Grèce antique, lisant dans le dernier livre de Maritain : "les plus grands penseurs de l'antiquité n'avaient pas songé à condamner l'esclavage", traduirait Maritain devant un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte important qui nous soit parvenu sur l'esclavage, celui d'Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la phrase : "quelques-uns affirment que l'esclavage est absolument contraire à la nature et à la raison". Il ferait observer que rien ne permet de supposer que ces quelques-uns n'aient pas été au nombre des plus grands penseurs de l'antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir imprimé, alors qu'il lui était si facile d'éviter l'erreur, une affirmation fausse et constituant, bien qu'involontairement, une calomnie atroce contre une civilisation tout entière. Tous les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, toutes les revues et la radio seraient dans l'obligation de porter à la connaissance du public le blâme du tribunal, et, le cas échéant, la réponse de Maritain. Dans ce cas précis, il pourrait difficilement y en avoir une.

[…] La deuxième mesure serait d’interdire absolument toute propagande de toute espèce par la radio ou par la presse quotidienne. On ne permettrait à ces deux instruments de servir qu’à l’information non tendancieuse. […]

Les milieux où circulent des idées et qui désirent les faire connaître auraient droit seulement à des organes hebdomadaires bi-mensuels ou mensuels. Il n’est nullement besoin d’une fréquence plus grande si l’on veut faire penser et non abrutir. 

La correction des moyens de persuasion serait assurée par la surveillance des mêmes tribunaux, qui pourraient supprimer un organe en cas d’altération trop fréquente de la vérité. Mais ses rédacteurs pourraient le faire reparaître sous un autre nom.

Dans tout cela, il n’y aurait pas la moindre atteinte aux libertés publiques. Il y aurait satisfaction du besoin le plus sacré de l’âme humaine, le besoin de protection contre la suggestion et l’erreur. 

Mais qui garantit l'impartialité des juges ? objectera-t-on. La seule garantie, en dehors de leur indépendance totale, c'est qu'ils soient issus de milieux sociaux très différents, qu'ils soient naturellement doués d'une intelligence étendue, claire et précise, et qu'ils soient formés dans une école où ils reçoivent une éducation non pas juridique, mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en second lieu. Il faut qu'ils s'y accoutument à aimer la vérité.

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 53 à 56

[ influence ] [ sanctions ] [ régulation ] [ médias orientés ]

 
Commentaires: 2
Ajouté à la BD par Coli Masson

scolarité

Il est certain que la neutralité est un mensonge. Le système laïque n’est pas neutre, il communique aux enfants une philosophie qui est d’une part très supérieure à la religion genre Saint-Sulpice, d’autre part très inférieure au christianisme authentique. Mais celui-ci, aujourd’hui, est très rare. Beaucoup d’instituteurs portent à cette philosophie un attachement d’une ferveur religieuse.

La liberté de l’enseignement n’est pas une solution. Le mot est vide de sens. La formation spirituelle d’un enfant n’appartient à personne ; ni à l’enfant, puisqu’il n’est pas en mesure d’en disposer ; ni aux parents ; ni à l’État. Le droit des familles invoqué si souvent n’est qu’une machine de guerre. Un prêtre qui, ayant une occasion naturelle de le faire, s’abstiendrait de parler du Christ à un enfant de famille non chrétienne serait un prêtre qui n’aurait guère de foi. Maintenir l’école laïque, telle quelle, et permettre ou même favoriser, à côté, la concurrence de l’école confessionnelle est une absurdité du point de vue théorique et du point de vue pratique. Les écoles privées, confessionnelles ou non, doivent être autorisées, non pas en vertu d’un principe de liberté, mais pour un motif d’utilité publique dans chaque cas particulier où l’école est bonne, et sous réserve d’un contrôle.

Accorder au clergé une part dans l’enseignement public n’est pas une solution. Si c’était possible, ce ne serait pas désirable, et ce n’est pas possible en France sans guerre civile.

Donner ordre aux instituteurs de parler de Dieu aux enfants, comme l’a fait quelques mois le gouvernement de Vichy, sur l’initiative de M. Chevalier, est une plaisanterie de très mauvais goût.

Conserver à la philosophie laïque son statut officiel serait une mesure arbitraire, injuste en ce qu’elle ne répond pas à l’échelle des valeurs, et qui nous précipiterait tout droit dans le totalitarisme. Car, bien que la laïcité ait excité un certain degré de ferveur presque religieuse, c’est par la nature des choses un degré faible ; et nous vivons dans une époque d’enthousiasmes chauffés à blanc. Le courant idolâtre du totalitarisme ne peut trouver d’obstacle que dans une vie spirituelle authentique. Si l’on habitue les enfants à ne pas penser à Dieu, ils deviendront fascistes ou communistes par besoin de se donner à quelque chose.

On voit plus clairement ce que la justice exige en ce domaine quand on a remplacé la notion de droit par celle d’obligation liée au besoin. Une âme jeune qui s’éveille à la pensée a besoin du trésor amassé par l’espèce humaine au cours des siècles. On fait tort à un enfant quand on l’élève dans un christianisme étroit qui l’empêche de jamais devenir capable de s’apercevoir qu’il y a des trésors d’or pur dans les civilisations non chrétiennes. L’éducation laïque fait aux enfants un tort plus grand. Elle dissimule ces trésors, et ceux du christianisme en plus.

La seule attitude à la fois légitime et pratiquement possible que puisse avoir, en France, l’enseignement public à l’égard du christianisme consiste à le regarder comme un trésor de la pensée humaine parmi tant d’autres. Il est absurde au plus haut point qu’un bachelier français ait pris connaissance de poèmes du Moyen Âge, de Polyeucte, d’Athalie, de Phèdre, de Pascal, de Lamartine, de doctrines philosophiques imprégnées de christianisme comme celles de Descartes et de Kant, de la Divine Comédie ou du Paradise Lost, et qu’il n’ait jamais ouvert la Bible.

Il n’y aurait qu’à dire aux futurs instituteurs et aux futurs professeurs : la religion a eu de tout temps et en tout pays, sauf tout récemment en quelques endroits de l’Europe, un rôle dominant dans le développement de la culture, de la pensée, de la civilisation humaine. Une instruction dans laquelle il n’est jamais question de religion est une absurdité. D’autre part, de même qu’en histoire on parle beaucoup de la France aux petits Français, il est naturel qu’étant en Europe, si l’on parle de religion, il s’agisse avant tout du christianisme.

En conséquence, il faudrait inclure dans l’enseignement de tous les degrés, pour les enfants déjà un peu grands, des cours qu’on pourrait étiqueter, par exemple, histoire religieuse. On ferait lire aux enfants des passages de l’Écriture, et par-dessus tout l’Évangile. On commenterait dans l’esprit même du texte, comme il faut toujours faire.

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 118 à 120

[ religieux ] [ compromis ] [ distanciation ] [ sécularisation ] [ transmission ] [ naturalisme ]

 

Commentaires: 0

Ajouté à la BD par Coli Masson

réforme sociétale

Il est donc urgent d’examiner un plan de réenracinement ouvrier, dont voici, en résumé, une esquisse possible.

Les grandes usines seraient abolies. Une grande entreprise serait constituée par un atelier de montage relié à un grand nombre de petits ateliers, d’un ou de quelques ouvriers chacun, dispersés à travers la campagne. Ce seraient ces ouvriers, et non des spécialistes, qui iraient à tour de rôle, par périodes, travailler à l’atelier central de montage, et ces périodes devraient constituer des fêtes. Le travail n’y serait que d’une demi-journée, le reste devant être consacré aux liens de camaraderie, à l’épanouissement d’un patriotisme d’entreprise, à des conférences techniques pour faire saisir à chaque ouvrier la fonction exacte des pièces qu’il produit et les difficultés surmontées par le travail des autres, à des conférences géographiques pour leur apprendre où vont les produits qu’ils aident à fabriquer, quels êtres humains en font usage, dans quelle espèce de milieu, de vie quotidienne, d’atmosphère humaine ces produits tiennent une place, et quelle place. À cela s’ajouterait de la culture générale. Une université ouvrière serait voisine de chaque atelier central de montage. Elle aurait des liens étroits avec la direction de l’entreprise, mais n’en serait pas la propriété.

Les machines n’appartiendraient pas à l’entreprise. Elles appartiendraient aux minuscules ateliers dispersés partout, et ceux-ci à leur tour seraient soit individuellement, soit collectivement la propriété des ouvriers. Chaque ouvrier posséderait en plus une maison et un peu de terre.

Cette triple propriété — machine, maison et terre — lui serait conférée par un don de l’État, au moment du mariage, et à la condition qu’il ait accompli avec succès un essai technique difficile, accompagné d’une épreuve pour contrôler l’intelligence et la culture générale.

Le choix de la machine devrait répondre, d’une part aux goûts et connaissances de l’ouvrier, d’autre part aux besoins très généraux de la production. Ce doit être évidemment, le plus possible, une machine automatique réglable et à usages multiples.

Cette triple propriété ne pourrait être ni transmise par héritage, ni vendue, ni aliénée d’aucune manière. (La machine seule pourrait dans certains cas être échangée.) Celui qui en jouit n’aurait que la faculté d’y renoncer purement et simplement. En ce cas, il devrait lui être rendu non pas impossible, mais difficile d’en recevoir plus tard ailleurs l’équivalent.

Quand un ouvrier meurt, cette propriété retourne à l’État, qui, bien entendu, le cas échéant, doit assurer un bien-être égal à la femme et aux enfants. Si la femme est capable d’exécuter le travail, elle conserve la propriété.

Tous ces dons sont financés par des impôts, soit directs, sur les profits des entreprises, soit indirects sur la vente des produits. Ils sont gérés par une administration où se trouvent des fonctionnaires, des patrons d’entreprises, des syndicalistes, des députés.

Ce droit de propriété peut être retiré pour incapacité professionnelle par la sentence d’un tribunal. Ceci, bien entendu, suppose que des mesures pénales analogues soient prévues pour punir, le cas échéant, l’incapacité professionnelle d’un patron d’entreprise.

Un ouvrier qui désirerait devenir patron d’un petit atelier devrait en obtenir l’autorisation d’un organisme professionnel chargé de l’accorder avec discernement, et aurait alors des facilités pour l’achat de deux ou trois autres machines ; non davantage.

Un ouvrier incapable de passer l’essai resterait dans la condition de salarié. Mais il pourrait toute sa vie, sans limite d’âge, faire de nouvelles tentatives. Il pourrait à tout âge et à plusieurs reprises demander à faire un stage gratuit de quelques mois dans une école professionnelle.

Ces salariés par incapacité travailleraient soit dans les petits ateliers non coopératifs, soit comme aides d’un ouvrier travaillant chez lui, soit comme manœuvres dans les ateliers de montage. Mais ils ne devraient être tolérés dans l’industrie qu’en petit nombre. La plupart devraient être poussés dans les besognes de manœuvres ou de gratte-papier indispensables aux services publics et au commerce.

Jusqu’à l’âge de se marier et de s’établir chez lui pour la vie — c’est-à-dire, selon les caractères, jusqu’à vingt-deux, vingt-cinq, trente ans —, un jeune ouvrier serait regardé comme étant toujours en apprentissage.

Dans l’enfance, l’école devrait laisser aux enfants assez de loisir pour qu’ils puissent passer des heures et des heures à bricoler autour du travail de leur père. La demi-scolarité — quelques heures d’études, quelques heures de travail — devrait ensuite se prolonger longtemps. Ensuite il faudrait un mode de vie très varié — voyages du mode "Tour de France", séjour et travail tantôt chez des ouvriers travaillant individuellement, tantôt dans de petits ateliers, tantôt dans des ateliers de montage de différentes entreprises, tantôt dans des groupements de jeunesse du genre "Chantiers" ou "Compagnons" ; séjours qui, selon les goûts et les capacités, pourraient se répéter à plusieurs reprises et se prolonger durant des périodes variant de quelques semaines à deux ans, dans des collèges ouvriers. Ces séjours devraient d’ailleurs, à certaines conditions, être possibles à tout âge. Ils devraient être entièrement gratuits, et n’entraîner aucune espèce d’avantage social.

Quand le jeune ouvrier, rassasié et gorgé de variété, songerait à se fixer, il serait mûr pour l’enracinement. Une femme, des enfants, une maison, un jardin lui fournissant une grande partie de sa nourriture, un travail le liant à une entreprise qu’il aimerait, dont il serait fier, et qui serait pour lui une fenêtre ouverte sur le monde, c’est assez pour le bonheur terrestre d’un être humain. 

Auteur: Weil Simone

Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 98 à 102

[ prolétariat ]

 
Commentaires: 3
Ajouté à la BD par Coli Masson

taylorisme

Quoique Taylor ait baptisé son système "Organisation scientifique du travail", ce n’était pas un savant. Sa culture correspondait peut-être au baccalauréat, et encore ce n’est pas sûr. Il n’avait jamais fait d’études d’ingénieur. Ce n’était pas non plus un ouvrier à proprement parler, quoiqu’il ait travaillé en usine. Comment donc le définir ? C’était un contremaître, mais non pas de l’espèce de ceux qui sont venus de la classe ouvrière et qui en ont gardé le souvenir. C’était un contremaître du genre de ceux dont on trouve des types actuellement dans les syndicats professionnels de maîtrise et qui se croient nés pour servir de chiens de garde au patronat. Ce n’est ni par curiosité d’esprit, ni par besoin de logique qu’il a entrepris ses recherches. C’est son expérience de contremaître chien de garde qui l’a orienté dans toutes ses études et qui lui a servi d’inspiratrice pendant trente-cinq années de recherches patientes. C’est ainsi qu’il a donné à l’industrie, outre son idée fondamentale d’une nouvelle organisation des usines, une étude admirable sur le travail des tours à dégrossir.

Taylor était né dans une famille relativement riche et aurait pu vivre sans travailler, n’étaient les principes puritains de sa famille et de lui-même, qui ne lui permettaient pas de rester oisif. Il fit ses études dans un lycée, mais une maladie des yeux les lui fit interrompre à 18 ans. Une singulière fantaisie le poussa alors à entrer dans une usine où il fit un apprentissage d’ouvrier mécanicien. Mais le contact quotidien avec la classe ouvrière ne lui donna à aucun degré l’esprit ouvrier. Au contraire, il semble qu’il y ait pris conscience d’une manière plus aiguë de l’opposition de classe qui existait entre ses compagnons de travail et lui-même, jeune bourgeois, qui ne travaillait pas pour vivre, qui ne vivait pas de son salaire, et qui, connu de la direction, était traité en conséquence.

Après son apprentissage, à l’âge de 22 ans, il s’embaucha comme tourneur dans une petite usine de mécanique, et dès le premier jour il entra tout de suite en conflit avec ses camarades d’atelier qui lui firent comprendre qu’on lui casserait la figure s’il ne se conformait pas à la cadence générale du travail ; car à cette époque régnait le système du travail aux pièces organisé de telle manière que, dès que la cadence augmentait, on diminuait les tarifs. Les ouvriers avaient compris qu’il ne fallait pas augmenter la cadence pour que les tarifs ne diminuent pas ; de sorte que chaque fois qu’il entrait un nouvel ouvrier, on le prévenait d’avoir à ralentir sa cadence sous peine d’avoir la vie intenable.

Au bout de deux mois, Taylor est arrivé à devenir contremaître. En racontant cette histoire, il explique que le patron avait confiance en lui parce qu’il appartenait à une famille bourgeoise. Il ne dit pas comment le patron l’avait distingué si rapidement, puisque ses camarades l’empêchaient de travailler plus vite qu’eux, et on peut se demander s’il n’avait pas gagné sa confiance en lui racontant ce qui s’était dit entre ouvriers.

Quand il est devenu contremaître, les ouvriers lui ont dit : "On est bien content de t’avoir comme contremaître, puisque tu nous connais et que tu sais que si tu essaies de diminuer les tarifs on te rendra la vie impossible." À quoi Taylor répondit en substance : "Je suis maintenant de l’autre côté de la barricade, je ferai ce que je dois faire." Et en fait, ce jeune contremaître fit preuve d’une aptitude exceptionnelle pour faire augmenter la cadence et renvoyer les plus indociles.

Cette aptitude particulière le fit monter encore en grade jusqu’à devenir directeur de l’usine. Il avait alors vingt-quatre ans.

Une fois directeur, il a continué à être obsédé par cette unique préoccupation de pousser toujours davantage la cadence des ouvriers. Évidemment, ceux-ci se défendaient, et il en résultait que ses conflits avec les ouvriers allaient en s’aggravant. Il ne pouvait exploiter les ouvriers à sa guise parce qu’ils connaissaient mieux que lui les meilleures méthodes de travail. Il s’aperçut alors qu’il était gêné par deux obstacles : d’un côté il ignorait quel temps était indispensable pour réaliser chaque opération d’usinage et quels procédés étaient susceptibles de donner les meilleurs temps ; d’un autre côté, l’organisation de l’usine ne lui donnait pas le moyen de combattre efficacement la résistance passive des ouvriers. Il demanda alors à l’administrateur de l’entreprise l’autorisation d’installer un petit laboratoire pour faire des expériences sur les méthodes d’usinage. Ce fut l’origine d’un travail qui dura vingt-six ans et amena Taylor à la découverte des aciers rapides, de l’arrosage de l’outil, de nouvelles formes d’outil à dégrossir, et surtout il a découvert, aidé d’une équipe d’ingénieurs, des formules mathématiques donnant les rapports les plus économiques entre la profondeur de la passe, l’avance et la vitesse des tours ; et pour l’application de ces formules dans les ateliers, il a établi des règles à calcul permettant de trouver ces rapports dans tous les cas particuliers qui pouvaient se présenter.

Ces découvertes étaient les plus importantes à ses yeux parce qu’elles avaient un retentissement immédiat sur l’organisation des usines. Elles étaient toutes inspirées par son désir d’augmenter la cadence des ouvriers et par sa mauvaise humeur devant leur résistance. Son grand souci était d’éviter toute perte de temps dans le travail. Cela montre tout de suite quel était l’esprit du système. Et pendant vingt-six ans il a travaillé avec cette unique préoccupation. Il a conçu et organisé progressivement le bureau des méthodes avec les fiches de fabrication, le bureau des temps pour l’établissement du temps qu’il fallait pour chaque opération, la division du travail entre les chefs techniques et un système particulier de travail aux pièces avec prime.

[...]

La méthode de Taylor consiste essentiellement en ceci : d’abord, on étudie scientifiquement les meilleurs procédés à employer pour n’importe quel travail, même le travail de manœuvres (je ne parle pas de manœuvres spécialisés, mais de manœuvres proprement dits), même la manutention ou les travaux de ce genre ; ensuite, on étudie les temps par la décomposition de chaque travail en mouvements élémentaires qui se reproduisent dans des travaux très différents, d’après des combinaisons diverses ; et une fois mesuré le temps nécessaire à chaque mouvement élémentaire, on obtient facilement le temps nécessaire à des opérations très variées. Vous savez que la méthode de mesure des temps, c’est le chronométrage. Il est inutile d’insister là-dessus. Enfin, intervient la division du travail entre les chefs techniques. Avant Taylor, un contremaître faisait tout ; il s’occupait de tout. Actuellement, dans les usines, il y a plusieurs chefs pour un même atelier : il y a le contrôleur, il y a le contremaître, etc.

Auteur: Weil Simone

Info: "La condition ouvrière", Journal d'usine, éditions Gallimard, 2002, pages 310 à 314

[ biographie ] [ résumé ]

 

Commentaires: 0

Ajouté à la BD par Coli Masson