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misère
Il est difficile d’être cru quand on ne décrit que des impressions. Pourtant on ne peut décrire autrement le malheur d’une condition humaine. Le malheur n’est fait que d’impressions. Les circonstances matérielles de la vie, aussi longtemps qu’il est à la rigueur possible d’y vivre, ne rendent pas à elles seules compte du malheur, car des circonstances équivalentes, attachées à d’autres sentiments, rendraient heureux. Ce sont les sentiments attachés aux circonstances d’une vie qui rendent heureux ou malheureux, mais ces sentiments ne sont pas arbitraires, ils ne sont pas imposés ou effacés par suggestion, ils ne peuvent être changés que par une transformation radicale des circonstances elles-mêmes. Pour les changer, il faut d’abord les connaître. Rien n’est plus difficile à connaître que le malheur ; il est toujours un mystère. Il est muet, comme disait un proverbe grec. Il faut être particulièrement préparé à l’analyse intérieure pour en saisir les vraies nuances et leurs causes, et ce n’est pas généralement le cas des malheureux. Même si on est préparé, le malheur même empêche cette activité de la pensée, et l’humiliation a toujours pour effet de créer des zones interdites où la pensée ne s’aventure pas et qui sont couvertes soit de silence soit de mensonge. Quand les malheureux se plaignent, ils se plaignent presque toujours à faux, sans évoquer leur véritable malheur ; et d’ailleurs, dans le cas du malheur profond et permanent, une très forte pudeur arrête les plaintes. Ainsi chaque condition malheureuse parmi les hommes crée une zone de silence où les êtres humains se trouvent enfermés comme dans une île.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
"La condition ouvrière", Journal d'usine, éditions Gallimard, 2002, pages 341-342
[
isolement
]
[
indicible
]
chronos
La pensée humaine domine le temps et parcourt sans cesse rapidement le passé et l’avenir en franchissant n’importe quel intervalle ; mais celui qui travaille est soumis au temps à la manière de la matière inerte qui franchit un instant après l’autre. C’est par là surtout que le travail fait violence à la nature humaine. C’est pourquoi les travailleurs expriment la souffrance par l’expression "trouver le temps long".
Le consentement à la mort, quand la mort est présente et vue dans sa nudité, est un arrachement suprême, instantané, à ce que chacun appelle moi. Le consentement au travail est moins violent. Mais là où il est complet, il se renouvelle chaque matin tout au long d'une existence humaine, jour après jour, et chaque jour il dure jusqu'au soir, et cela recommence le lendemain, et cela se prolonge souvent jusqu'à la mort. Chaque matin le travailleur consent au travail pour ce jour-là et pour la vie tout entière. Il y consent qu'il soit triste ou gai, soucieux ou avide d'amusement, fatigué ou débordant d'énergie.
Immédiatement après le consentement à la mort, le consentement à la loi qui rend le travail indispensable à la conservation de la vie est l’acte le plus parfait d’obéissance qu’il soit donné à l’homme d’accomplir.
Dès lors les autres activités humaines, commandement des hommes, élaboration de plans techniques, art, science, philosophie, et ainsi de suite, sont toutes inférieures au travail physique en signification spirituelle.
Il est facile de définir la place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée. Il doit en être le centre spirituel.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 379-380
[
ressenti
]
[
ennui
]
[
labeur continu
]
[
impersonnel
]
[
soumission
]
[
hiérarchie
]
[
éloge
]
[
naturel-surnaturel
]
[
acceptation
]
syndicalisme
Même là où les abus ne vont pas si loin, les délégués ont souvent tendance à accroître l’importance de leur rôle au delà de ce qui est utile. Ils recueillent presque indistinctement les réclamations légitimes ou absurdes, importantes ou infimes, ils harcèlent la maîtrise et la direction, souvent avec la menace du débrayage à la bouche, et créent chez les chefs, sur qui pèsent déjà lourdement les préoccupations purement techniques, un état nerveux intolérable. Il y a lieu d’ailleurs de se demander s’il s’agit seulement de maladresse, ou s’il n’y a pas là quelquefois une tactique consciente, comme semblerait l’indiquer une phrase prononcée un jour par un délégué ouvrier d’une autre région, qui se vantait de harceler son chef d’atelier tous les jours, sans répit, pour ne jamais lui laisser le loisir de reprendre le dessus. D’autre part, le pouvoir que possèdent les délégués a dès à présent créé une certaine séparation entre eux et les ouvriers du rang ; de leur part la camaraderie est mêlée d’une nuance très nette de condescendance, et souvent les ouvriers les traitent un peu comme des supérieurs hiérarchiques. Cette séparation est d’autant plus accentuée que les délégués négligent souvent de rendre compte de leurs démarches. Enfin, comme ils sont pratiquement irresponsables, du fait qu’ils sont élus pour un an, et comme ils usurpent en fait des fonctions proprement syndicales, ils en arrivent tout naturellement à dominer le syndicat. Ils ont la possibilité d’exercer sur les ouvriers syndiqués ou non une pression considérable, et c’est eux qui déterminent en fait l’action syndicale, du fait qu’ils peuvent à volonté provoquer des heurts, des conflits, des débrayages et presque des grèves.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
"La condition ouvrière", Journal d'usine, éditions Gallimard, 2002, pages 367-368
[
inconvénients
]
[
orgueil
]
[
dérives
]
triade
Il faut distinguer trois domaines. D'abord ce qui ne dépend absolument pas de nous ; cela comprend tous les faits accomplis dans tout l'univers à cet instant-ci, puis tout ce qui est en voie d'accomplissement ou destiné à s'accomplir plus tard hors de notre portée. Dans ce domaine tout ce qui se produit en fait est la volonté de Dieu, sans aucune exception. Il faut donc dans ce domaine aimer absolument tout, dans l'ensemble et dans chaque détail, y compris le mal sous toutes ses formes; [...]
Le second domaine est celui qui est placé sous l'empire de la volonté. Il comprend les choses purement naturelles, proches, facilement représentables au moyen de l'intelligence et de l'imagination, parmi lesquelles nous pouvons choisir, disposer et combiner du dehors des moyens déterminés en vue de fins déterminées et finies., Dans ce domaine, il faut exécuter sans défaillance ni délai tout ce qui apparaît manifestement comme un devoir.
Le troisième domaine est celui des choses qui sans être situées sous l'empire de la volonté, sans être relatives aux devoirs naturels, ne sont pourtant pas entièrement indépendantes de nous. Dans ce domaine, nous subissons une contrainte de la part de Dieu, à condition que nous méritions de la subir et dans la mesure exacte où nous le méritons. Dieu récompense l'âme qui pense à lui avec attention et amour, et il la récompense en exerçant sur elle une contrainte rigoureusement, mathématiquement proportionnelle à cette attention et à cet amour. Il faut s'abandonner à cette poussée, courir jusqu'au point précis où elle mène, et ne pas faire un seul pas de plus, même dans le sens du bien.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
Attente de Dieu, collection livre de vie, imprimé en 1977, p.13 à 15
[
christianisme
]
[
philosophie
]
naturel-surnaturel
Il ne faut pas penser non plus que l’inspiration d’un peuple est un mystère réservé à Dieu seul, et qui par suite échappe à toute méthode. Le degré suprême et parfait de la contemplation mystique est chose infiniment plus mystérieuse encore, et pourtant saint Jean de la Croix a écrit sur la manière d’y parvenir des traités qui, par la précision scientifique, l’emportent de loin sur tout ce qu’ont écrit les psychologues ou pédagogues de notre époque. S’il a cru devoir le faire, il avait raison sans doute, car il était compétent ; la beauté de son œuvre est une marque suffisamment évidente d’authenticité. À vrai dire, depuis une antiquité indéterminée, bien antérieure au christianisme, jusqu’à la deuxième moitié de la Renaissance, il a toujours été universellement reconnu qu’il y a une méthode dans les choses spirituelles et dans tout ce qui a rapport au bien de l’âme. L’emprise de plus en plus méthodique que les hommes exercent sur la matière depuis le XVIe siècle leur a fait croire, par contraste, que les choses de l’âme sont ou bien arbitraires, ou bien livrées à une magie, à l’efficacité immédiate des intentions et des mots.
Il n’en est pas ainsi. Tout dans la création est soumis à la méthode, y compris les points d’intersection entre ce monde et l’autre. C’est ce qu’indique le mot Logos, qui veut dire relation plus encore que parole. La méthode est seulement autre quand le domaine est autre. À mesure qu’on s’élève, elle s’accroît en rigueur et en précision. Il serait bien étrange que l’ordre des choses matérielles, reflétât davantage de sagesse divine que l’ordre des choses de l’âme. Le contraire est vrai.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 238-239
[
définition
]
[
rationnel
]
[
religion
]
mouvements politiques
À gauche, c’est-à-dire surtout chez les ouvriers et chez les intellectuels qui penchent de leur côté, il y a deux courants tout à fait distincts, quoique parfois, mais non pas toujours, les deux courants coexistent dans le même être. L’un est le courant issu de la tradition ouvrière française, qui remonte visiblement au XVIII siècle, quand tant d’ouvriers lisaient Jean-Jacques [Rousseau], mais qui peut-être remonte souterrainement jusqu’aux premiers mouvements d’affranchissement des communes. Ceux que ce courant seul entraîne se vouent entièrement à la pensée de la justice. Malheureusement, aujourd’hui, le cas est assez rare parmi les ouvriers et extrêmement rare parmi les intellectuels.
Il y a des gens de cette espèce dans tous les milieux dits de gauche, chrétiens, syndicalistes, anarchistes, socialistes ; et notamment il y en a parmi les ouvriers communistes, car la propagande communiste parle beaucoup de la justice. En cela elle suit les enseignements de Lénine et de Marx, si étrange que cela puisse paraître à ceux qui n’ont pas pénétré les replis de la doctrine.
Ces hommes sont tous profondément internationalistes en temps de paix, parce qu’ils savent que la justice n’a pas de nationalité. Ils le sont souvent au cours d’une guerre tant qu’il n’y a pas de défaite. Mais l’écrasement de la patrie fait aussitôt surgir au plus profond de leur cœur un patriotisme parfaitement solide et pur. Ceux-là seront réconciliés d’une manière permanente avec la patrie si on leur propose la conception d’un patriotisme subordonné à la justice.
L’autre courant est une réplique à l’attitude bourgeoise. Le marxisme, en offrant aux ouvriers la certitude prétendue scientifique qu’ils seront bientôt les maîtres souverains du globe terrestre, a suscité un impérialisme ouvrier très semblable aux impérialismes nationaux.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 193-194
[
socialisme
]
[
historique
]
[
caractéristiques
]
[
différences
]
enseignement scolaire
De nos jours, un homme peut appartenir aux milieux dits cultivés, d'une part sans avoir aucune conception concernant la destinée humaine, d'autre part sans savoir, par exemple, que toutes les constellations ne sont pas visibles en toutes saisons. On croit couramment qu’un petit paysan d'aujourd'hui, élève de l'école primaire, en sait plus que Pythagore, parce qu'il répète docilement que la terre tourne autour du soleil. Mais en fait il ne regarde plus les étoiles. Ce soleil dont on lui parle en classe n'a pour lui aucun rapport avec celui qu'il voit. On l'arrache à l'univers qui l'entoure, comme on arrache les petits Polynésiens à leur passé en les forçant à répéter : "Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds."
Ce qu’on appelle aujourd’hui instruire les masses, c’est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu’elle peut encore contenir d’or pur, opération qu’on nomme vulgarisation, et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux.
D’ailleurs le désir d’apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare. Le prestige de la culture est devenu presque exclusivement social, aussi bien chez le paysan qui rêve d’avoir un fils instituteur ou l’instituteur qui rêve d’avoir un fils normalien, que chez les gens du monde qui flagornent les savants et les écrivains réputés. Les examens exercent sur la jeunesse des écoles le même pouvoir d’obsession que les sous sur les ouvriers qui travaillent aux pièces. Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s’il est paysan, c’est parce qu’il n’était pas assez intelligent pour devenir instituteur.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 64-65
[
discours universitaire
]
[
psittacisme
]
[
débilité
]
[
abstraction désincarnée
]
[
critique
]
[
compétitivité
]
laissé pour compte
Un idiot du village, au sens littéral du mot, qui aime réellement la vérité, quand même il n'émettrait jamais que des balbutiements, est par la pensée infiniment supérieur à Aristote. Il est infiniment plus proche de Platon qu'Aristote ne l'a jamais été. Il a du génie, au lieu qu'à Aristote le mot de talent convient seul. Si une fée venait lui proposer de changer son sort contre une destinée analogue à celle d'Aristote, la sagesse pour lui serait de refuser sans hésitation. Mais il n'en sait rien. Personne ne le lui dit. Tout le monde lui dit le contraire. Il faut le lui dire. Il faut encourager les idiots, les gens sans talent, les gens de talent médiocre ou à peine mieux que moyen, qui ont du génie. Il n'y a pas à craindre de les rendre orgueilleux. L'amour de la vérité est toujours accompagné d'humilité. Le génie réel n'est pas autre chose que la vertu surnaturelle d'humilité dans le domaine de la pensée.
Au lieu d'encourager la floraison des talents, comme on se le proposait en 1789, il faut chérir et réchauffer avec un tendre respect la croissance du génie ; car seuls les héros réellement purs, les saints et les génies peuvent être un secours pour les malheureux. Entre les deux, les gens de talent, d'intelligence, d'énergie, de caractère, de forte personnalité, font écran et empêchent le secours. Il ne faut faire aucun mal à l'écran, mais il faut le mettre doucement de côté, en tâchant qu'il s'en aperçoive le moins possible. Et il faut casser l'écran beaucoup plus dangereux du collectif, en supprimant toute la part de nos institutions et de nos mœurs où habite une forme quelconque de l'esprit de parti. Ni les personnalités ni les partis n'accordent jamais audience soit à la vérité soit au malheur.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
Dans "La personne et le sacré"
[
savoir-connaissance
]
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intelligence intuitive
]
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incorruptibilité
]
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exclu
]
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quart-monde
]
création artistique
La transmission de la fausse grandeur à travers les siècles n’est pas particulière à l’histoire. C’est une loi générale. Elle gouverne aussi par exemple les lettres et les arts. Il y a une certaine domination du talent littéraire sur les siècles qui répond à la domination du talent politique dans l’espace ; ce sont des dominations de même nature, également temporelles, appartenant également au domaine de la matière et de la force, également basses. Aussi peuvent-elles être un objet de marché et d’échange.
L’Arioste n’a pas rougi de dire à son maître le duc d’Este, au cours de son poème, quelque chose qui revient à ceci : Je suis en votre pouvoir pendant ma vie, et il dépend de vous que je sois riche ou pauvre. Mais votre nom est en mon pouvoir dans l’avenir, et il dépend de moi que dans trois cents ans on dise de vous du bien, du mal, ou rien. Nous avons intérêt à nous entendre. Donnez-moi la faveur et la richesse et je ferai votre éloge.
Virgile avait bien trop le sens des convenances pour exposer publiquement un marché de cette nature. Mais en fait, c’est exactement le marché qui a eu lieu entre Auguste et lui. Ses vers sont souvent délicieux à lire, mais malgré cela, pour lui et ses pareils, il faudrait trouver un autre nom que celui de poète. La poésie ne se vend pas. Dieu serait injuste si l’Énéide, ayant été composée dans ces conditions, valait l’Iliade. Mais Dieu est juste, et l’Énéide est infiniment loin de cette égalité.
Ce n’est pas seulement dans l’étude de l’histoire, c’est dans toutes les études proposées aux enfants que le bien est méprisé, et une fois hommes, ils ne trouvent dans les nourritures offertes à leur esprit que des motifs de s’endurcir dans ce mépris.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 293-294
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œuvres de commande
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littérature
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impact spirituel
]
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valets
]
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artistes
]
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mécénat
]
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dépendance
]
usine
Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour y "arriver", il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la parole à un chef – même pour une chose indispensable – c’est toujours, même si c’est un brave type (même les braves types ont des moments d’humeur) s’exposer à se faire rabrouer ; et quand ça arrive, il faut encore se taire. Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être "conscient". [...]
Et à travers tout ça, un sourire, une parole de bonté, un instant de contact humain ont plus de valeur que les amitiés les plus dévouées parmi les privilégiés grands ou petits. Là seulement on sait ce que c’est que la fraternité humaine. Mais il y en a peu, très peu.
Auteur:
Weil Simone
Années: 1909 - 1943
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: F
Profession et précisions: humaniste, professeur, écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
Lettre à Albertine Thévenon, Fin décembre 1935
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vie mécanique
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soumission
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moment de grâce
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