A plus forte raison est-il honteux de tolérer l’existence de journaux dont tout le monde sait qu’aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s’il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité.
Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne me protège pas. Sachant en gros qu'un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l'erreur.
Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l'organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c'est un crime impunissable. Qu'est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu'elle a été reconnue comme criminelle ? D'où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables ? C'est une des plus monstrueuses déformations de l'esprit juridique. Ne serait-il pas temps de proclamer que tout crime discernable est punissable, et qu'on est résolu, si on a en l'occasion, à punir tous les crimes ?
Quelques mesures faciles de salubrité publique protégeraient la population contre les atteintes à la vérité.
La première serait l'institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée.
Par exemple un amant de la Grèce antique, lisant dans le dernier livre de Maritain : "les plus grands penseurs de l'antiquité n'avaient pas songé à condamner l'esclavage", traduirait Maritain devant un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte important qui nous soit parvenu sur l'esclavage, celui d'Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la phrase : "quelques-uns affirment que l'esclavage est absolument contraire à la nature et à la raison". Il ferait observer que rien ne permet de supposer que ces quelques-uns n'aient pas été au nombre des plus grands penseurs de l'antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir imprimé, alors qu'il lui était si facile d'éviter l'erreur, une affirmation fausse et constituant, bien qu'involontairement, une calomnie atroce contre une civilisation tout entière. Tous les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, toutes les revues et la radio seraient dans l'obligation de porter à la connaissance du public le blâme du tribunal, et, le cas échéant, la réponse de Maritain. Dans ce cas précis, il pourrait difficilement y en avoir une.
[…] La deuxième mesure serait d’interdire absolument toute propagande de toute espèce par la radio ou par la presse quotidienne. On ne permettrait à ces deux instruments de servir qu’à l’information non tendancieuse. […]
Les milieux où circulent des idées et qui désirent les faire connaître auraient droit seulement à des organes hebdomadaires bi-mensuels ou mensuels. Il n’est nullement besoin d’une fréquence plus grande si l’on veut faire penser et non abrutir.
La correction des moyens de persuasion serait assurée par la surveillance des mêmes tribunaux, qui pourraient supprimer un organe en cas d’altération trop fréquente de la vérité. Mais ses rédacteurs pourraient le faire reparaître sous un autre nom.
Dans tout cela, il n’y aurait pas la moindre atteinte aux libertés publiques. Il y aurait satisfaction du besoin le plus sacré de l’âme humaine, le besoin de protection contre la suggestion et l’erreur.
Mais qui garantit l'impartialité des juges ? objectera-t-on. La seule garantie, en dehors de leur indépendance totale, c'est qu'ils soient issus de milieux sociaux très différents, qu'ils soient naturellement doués d'une intelligence étendue, claire et précise, et qu'ils soient formés dans une école où ils reçoivent une éducation non pas juridique, mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en second lieu. Il faut qu'ils s'y accoutument à aimer la vérité.
Auteur:
Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 53 à 56
Commentaires: 2
Coli Masson
06.07.2025
Le pouvoir sémantique n'est pas vraiment le thème de ce texte même si c'est sous-entendu. Ok pour médias orientés.
miguel
06.07.2025
pouvoir sémantique ? médias orientés