Origène, voulant écarter la théorie de ceux qui expliquaient la distinction entre les choses par l’antagonisme des principes du bien et du mal, établit qu’au commencement Dieu a créé tous les êtres égaux. Selon lui, Dieu ne créa d’abord que les créatures raisonnables, et les fit toutes égales. L’inégalité survint entre elles par le fait du libre arbitre, les unes se tournant plus ou moins vers Dieu, les autres s’en détournant plus ou moins. Les créatures raisonnables qui se tournèrent librement vers Dieu furent élevées aux divers ordres angéliques, suivant la mesure de leurs mérites. Celles qui se détournèrent de Dieu furent enchaînées à des corps divers, à la mesure de leur faute. Telle est la cause qu’il attribue à la création des corps et à leur diversité.
Mais dans ce système, la diversité des créatures corporelles n’aurait pas été créée pour que Dieu communique sa bonté aux créatures, mais pour punir le péché. Or cela contredit ces paroles de la Genèse (1, 31) : "Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes." D’ailleurs, dit S. Augustin, "qu’y a-t-il de plus insensé que d’assigner pour cause à ce soleil qui brille, unique, dans un unique univers, non le désir de l’architecte divin d’orner la beauté ou de pourvoir au salut des choses corporelles, mais la volonté de punir une âme, parce qu’elle a commis telle faute ? De sorte que si cent âmes avaient péché de la même manière, notre monde aurait cent soleils".
Aussi faut-il dire que la sagesse de Dieu, qui est cause de la distinction entre les êtres, est aussi cause de leur inégalité. Et en voici la raison. La distinction entre les êtres est double, l’une formelle, parce qu’ils sont spécifiquement différents ; l’autre matérielle, parce qu’ils ne diffèrent que numériquement. Or, la matière étant ordonnée à la forme, la distinction matérielle est ordonnée à la distinction formelle. Aussi voyons nous que dans les choses incorruptibles [anges], il n’y a qu’un seul individu par espèce, car un seul suffit à conserver l’espèce. Dans celles qui sont soumises à la génération et à la corruption, il y a beaucoup d’individus d’une seule espèce, pour la conservation de celle-ci. D’où l’on voit que la différence formelle a plus d’importance que la différence matérielle. Or la distinction formelle implique toujours l’inégalité ; car, ainsi que l’explique Aristote dans sa Métaphysique, il en est des formes comme des nombres, dont l’espèce varie par addition ou soustraction de l’unité. C’est pourquoi, dans les choses naturelles, les espèces semblent être ordonnées par degrés, les corps mixtes sont plus parfaits que les éléments simples, les plantes que les minéraux, les animaux que les plantes, les hommes que les autres animaux. Et dans chacun de ces ordres de créatures une espèce est plus parfaite que les autres. Donc, de même que la sagesse divine est cause de la distinction entre les choses, pour la perfection de l’univers, ainsi est-elle cause de leur inégalité. Car l’univers ne serait point parfait si l’on ne trouvait dans les êtres qu’un seul degré de bonté.
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Info: Somme théologique, I, Q.47, a.2
Commentaires: 2
Coli Masson
30.05.2025
Je n'ai jamais vu moins dualiste que cette pensée qui réussit à mettre en place une dialectique entre différents niveaux catégoriels d'expérience : du point de vue de la connaissance, de la morale, de l'ontologique, du métaphysique... Si le "bien et le mal" peuvent sembler dualiste, ça ne l'est pas dans cette pensée aristotélico-thomasienne puisque les définitions de ces termes varient en fonction du point de vue envisagé. Je ne trouve plus cette subtilité dans bien des pensées contemporaines. Au contraire, la plupart des réflexions qui essaient de se constituer à notre époque se mélangent totalement les pinceaux et commettent erreur catégorielle sur erreur catégorielle. La citasse que tu suggères se centre principalement sur la proposition de faire évoluer la définition qu'on accorde au terme d'individu. Ici, la citation a surtout pour objectif de témoigner d'une caractéristique essentielle de la définition chrétienne de la création comme libre et résultant de la bonté de Dieu.
miguel
23.05.2025
Intéressant, au sens où ce texte en privilégiant une appréciation harmonieuse de la création fonctionne comme le cerveau du neurologue, qui a pour principal but de donner un sens aux choses... topologique, esthétique, temporel, etc.. Tout ça en se coinçant dans une dualité aristotélicienne (qui a fait son temps ;-) peu apte à gérer superpositions et nuances des développements de l'hypercomplexité. Ceci m'a aussi intéressé-amusé "Aussi voyons nous que dans les choses incorruptibles [anges], il n’y a qu’un seul individu par espèce, car un seul suffit à conserver l’espèce" ramenant ma pensée vers le septénaire mystique réversible avec l'homme au centre. Pour finir ce texte me fait aussi penser à ceci - https://filsdelapensee.ch/quote/441782 - mais lier les deux serait aller bcp trop loin je crois. Sauf si tu penses le contraire, ce qui m'étonnerait.