La métaphysique est science, on le maintient avec raison contre l’idéalisme critique, mais, comme toute science, elle démontre à partir de principes qui, précisément parce qu’ils sont ce à partir de quoi le reste se démontre, ne sont pas eux-mêmes objets de démonstration. C’est ce que dit Saint Thomas [d'Aquin] dans son commentaire sur la Métaphysique (IV, lect. 6, n. 599). Après avoir rappelé les deux premières conditions auxquelles doit satisfaire le premier principe (qu’on ne puisse se tromper à son égard et qu’il soit inconditionnellement vrai), Saint Thomas ajoute : "la troisième condition est qu’il ne soit pas acquis par démonstration ou d’autre manière semblable, mais qu’il s’offre quasi naturellement à celui qui le possède, comme s’il était connu naturellement et ne résultait pas d’une acquisition."
En effet, les premiers principes sont connus par la lumière même de l’intellect agent, et non point par des raisonnements, mais du seul fait qu’on en comprend les termes. Résumant la doctrine, Saint Thomas conclut : "Il est donc manifeste qu’un principe très certain, ou très assuré, doit être tel qu’on ne puisse errer à son sujet, être inconditionnel et être naturellement connu."
Tel est en effet le premier principe de la démonstration, qui est le principe de non-contradiction, savoir : il est impossible que la même chose soit et ne soit pas dans le même sujet, à la fois et sous le même rapport. Cette règle universelle et condition première de toute pensée cohérente est inconditionnellement et certainement vraie. Tout esprit humain la conçoit spontanément et se règle naturellement sur elle, comme sur sa lumière même. Pourtant, cette règle de toute connaissance n’en produit elle-même aucune ; les conclusions qu’elle garantit valent ce que valent les notions dont elle interdit de rien penser de contradictoire. Ce premier principe du raisonnement présuppose donc un premier principe des appréhensions simples. Ce principe est l’être, très assuré lui aussi, inconditionnel et immédiatement conçu par l’intellect au contact de l’expérience sensible. Que nous en apprend le principe de contradiction ? Que l’être est ce qu’il est et qu’il ne saurait être autre chose, à la fois et sous le même rapport. […] Ayant établi que le principe de contradiction est le premier principe, la métaphysique ne perd pas son temps à nous en enseigner l’usage ; la logique est chargée de ce soin. L’objet propre de la métaphysique est précisément de chercher ce qu’est l’être. […] Mais que la réponse à la question sur la nature de l’être soit, elle aussi évidente, qui le soutiendra ? […] On sait avec une certitude première que l’être est, qu’il est ce qu’il est et qu’il ne peut être autre chose, mais ce qu’il est, le savoir est une bien autre affaire. […]
Rien en cela de tellement surprenant, car si l’être est principe, il n’y a rien au-delà à quoi l’on puisse remonter pour l’éclairer. C’est en lui, dans sa notion, qu’il faut s’établir pour le connaître, et puisqu’elle est proprement illimitée, débordant tout objet particulier et l’incluant, on ne peut jamais se tromper complètement sur lui. Ce que l’on dit qu’il est n’est peut-être pas l’être, mais à moins que ce ne soit néant, c’est de l’être. […]
Ceci une fois entendu, il reste à comprendre que, même lorsqu’elles diffèrent, les métaphysiques de l’être ne se contredisent pas à proprement parler. Elles ne se contredisent que dans la mesure où, étant incomplètes, certaines nient ce qu’affirment de vrai celles qui en savent plus long sur la nature de l’être. On pourrait dire encore que les métaphysiques de ce genre sont vraies dans ce qu’elles affirment de l’être, fausses seulement en ce qu’elles en nient. C’est même pourquoi, bien que chacune d’entre elles semble particulièrement qualifiée pour éclairer le domaine particulier de l’être où elle s’installe, certaines de ces métaphysiques sont plus vraies que d’autres, parce que tout en rendant justice à celles des propriétés de l’être que les autres mettent en évidence, elles en savent en outre autre chose qu’elles sont seules à savoir et qui est peut-être le plus important. La métaphysique vraie, dans les limites de la connaissance humaine, est celle qui, posant l’être comme le principe premier, très assuré, inconditionné et infaillible, le conçoit de manière telle qu’on puisse éclairer par lui, et par lui seul, tous les caractères des êtres donnés dans l’expérience, avec l’existence et la nature de leur cause. S’il existe vraiment une telle notion de l’être, la métaphysique qui s’en réclame n’est pas simplement plus vraie que les autres, elle est vraie, absolument.