L'Iliade, les tragédies d'Eschyle et celles de Sophocle portent la marque évidente que les poètes qui ont fait cela étaient dans l'état de sainteté. Du point de vue purement poétique, sans tenir compte de rien d'autre, il est infiniment préférable d'avoir composé le Cantique de saint François d'Assise, ce joyau de beauté parfaite, plutôt que toute l'œuvre de Victor Hugo. Racine a écrit la seule œuvre de toute la littérature française qui puisse presque être mise à côté des grands chefs-d'œuvre grecs au moment où son âme était travaillée par la conversion. Il était loin de la sainteté quand il a écrit ses autres pièces, mais aussi on n'y trouve pas cette beauté déchirante. Une tragédie comme King Lear est le fruit direct du pur esprit d'amour. La sainteté rayonne dans les églises romanes et le chant grégorien. Monteverdi, Bach, Mozart furent des êtres purs dans leur vie comme dans leur œuvre.
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Il y a dans la littérature française un courant discernable de pureté. Dans la poésie, il faut commencer par Villon, le premier, le plus grand. Nous ne savons rien de ses fautes, ni même s’il y a eu faute de sa part ; mais la pureté de l’âme est manifeste à travers l’expression déchirante du malheur. Le dernier ou presque est Racine, à cause de Phèdre et des Cantiques spirituels ; entre les deux on peut nommer Maurice Scève, d’Aubigné, Théophile de Viau, qui furent trois grands poètes et trois êtres d’une rare élévation. Au XIXe siècle, tous les poètes furent plus ou moins gens de lettres, ce qui souille honteusement la poésie ; du moins Lamartine et Vigny ont réellement aspiré à quelque chose de pur et d’authentique. Il y a un peu de vraie poésie dans Gérard de Nerval. À la fin du siècle, Mallarmé a été admiré autant comme une espèce de saint que comme un poète, et c’étaient en lui deux grandeurs indiscernables l’une de l’autre. Mallarmé est un vrai poète.
Dans la prose, il y a peut-être une pureté mystérieuse dans Rabelais, où d’ailleurs tout est mystérieux. Il y en a certainement dans Montaigne, malgré ses nombreuses carences, parce qu’il était toujours habité par la présence d’un être pur et sans lequel il serait sans doute demeuré dans la médiocrité, c’est-à-dire La Boétie. Au XVIIe siècle, on peut penser à Descartes, à Retz, à Port-Royal, surtout à Molière. Au XVIIIe, il y a Montesquieu et Rousseau. C’est peut-être tout.
En supposant quelque exactitude dans cette énumération, cela ne signifierait pas qu’il ne faille pas lire le reste, mais qu’il faut le lire sans croire y trouver le génie de la France. Le génie de la France ne réside que dans ce qui est pur.
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Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 296-297
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