Je suis un être né dans la fracture. J’appartiens à une espèce mal ajustée à son monde, étrangère à la totalité vivante dont elle provient. L’homme, cet animal trop lucide, a reçu en partage une conscience hypertrophiée : elle le dresse hors de la nature, mais le condamne aussi à voir son absurdité. Là où les bêtes vivent, nous existons — c’est-à-dire, nous souffrons de notre propre lumière. Nous avons mangé du fruit de la connaissance, et désormais nous voyons le tragique des choses, la cruauté de la sélection, le silence de l’univers et la vanité de nos appels au sens.
Car il n’y a point de sens donné. Nous, les surdéveloppés du règne animal, inventons des mythes, des dieux ou des idéaux, seulement pour ne pas sombrer dans l’évidence du vide. L’humanité, pour se supporter elle-même, use de ruses : le refoulement de la pensée, l’ancrage dans le dogme, la diversion du divertissement, et la sublimation dans l’art. Ce sont là les quatre murailles qui nous protègent momentanément du néant — abris précaires contre le vent glacé du cosmos.
Pourtant, derrière ces façades, je sais que tout cela est vain. L’homme demande la justice et la clarté à un monde muet ; il exige du ciel un sens qu’il ne contient pas. Ce que nous appelons progrès n’est qu’un sursis spirituel, et toute naissance ajoute un cri à la longue plainte de l’espèce. L’authentique messie sera celui qui nous délivrera non d’un péché, mais de la reproduction de notre mal — celui qui osera dire : cessez de procréer, car la conscience est une erreur que la nature expie dans nos âmes. Ainsi je contemple la vie comme un drame universel où l’acte même de vivre trahit la sagesse. Nous venons d’un néant inconcevable, nous errons sous un ciel vide, et nous disparaissons dans le même néant. Entre ces deux abîmes, nous avons bâti des cathédrales et des philosophies — de beaux mensonges que le vent du temps efface grain par grain. Et pourtant, malgré le sarcasme du sort, nous continuons d’aimer, de rêver, de nous dresser — peut-être parce que c’est là notre dernière noblesse : persister dans la clarté, même quand la clarté ne sauve rien.
Années: 1899 - 1990
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: H
Profession et précisions: métaphysicien, auteur, avocat et alpiniste
Continent – Pays: Europe - Norvège