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déception

La coïncidence du réel avec lui-même, qui est d’un certain point de vue la simplicité même, la version la plus limpide du réel, apparaît comme l’absurdité majeure aux yeux de l’illusionné, c’est-à-dire de celui qui, jusqu’à la fin, a misé sur la grâce d’un double. Un réel qui n’est que le réel, et rien d’autre, est insignifiant, absurde, "idiot", comme le dit MacBeth. MacBeth a d’ailleurs raison, sur ce point : la réalité est effectivement idiote. Car, avant de signifier imbécile, idiot signifie simple, particulier, unique de son espèce. Telle est bien la réalité, et l’ensemble des événements qui la composent : simple, particulière, unique – idiotès -, "idiote". Cette idiotie de la réalité est d’ailleurs un fait reconnu depuis toujours par les métaphysiciens, qui répètent que le "sens" du réel ne saurait se trouver ici, mais bien ailleurs. La dialectique métaphysique est fondamentalement une dialectique de l’ici et de l’ailleurs, d’un ici dont on doute ou qu’on récuse et d’un ailleurs dont on escompte le salut.

Auteur: Rosset Clément

Info: "Le réel et son double" in L'école du réel, pages 36-37

[ imagination-réalité ] [ réduction du paquet d'onde ]

 

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fantasme

On considère généralement l’amour comme une passion, et même la plus exemplaire de toutes. Or, au risque de passer une fois de plus pour quelqu’un que démange le goût du paradoxe, je pense que cette vue est fausse, pour plusieurs raisons dont la principale – et la seule dont je parlerai ici – me semble être que les passions se définissent toujours par la poursuite éperdue d’un objet absent ou irréel, alors que l’amour est toujours, du moins sous sa forme la plus courante, l’amour de quelque chose et, le plus souvent, de quelque personne. Sans doute arrive-t-il que l’amour trébuche par perte de l’objet aimé et donne alors, lorsqu’il persiste et dure, dans des comportements égarés dont on peut justement dire qu’ils sont passionnels. Mais précisément, c’est quand l’objet d’amour vient à manquer, quand l’amour ne peut plus appréhender ce dont il déclarait auparavant faire pitance, bref quand l’objet aimé en vient à perdre, aux yeux de l’amoureux, toute réalité tangible, que se déclare un amour fou et passionnel.

Auteur: Rosset Clément

Info: "Le régime des passions" in L'école du réel, page 355

[ désir ]

 

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autoportrait

[…] Vermeer semble bien s’être peint une fois, par un jeu de double miroir : dans cette toile sans nom précis, aujourd’hui appelée l’Atelier. Mais de dos, comme un peintre quelconque, qui pourrait être n’importe quelle autre personne occupée à sa toile. Rien, dans le costume, la taille, l’attitude du peintre, qui puisse être regardé comme signe distinctif, rien donc qui fasse état d’une complaisance quelconque du peintre à l’égard de sa propre personne. Dans le même temps cet Atelier – comme toutes les toiles de Vermeer – semble riche d’un bonheur d’exister qui irradie de toutes parts et saisit d’emblée le spectateur, et qui témoigne d’une jubilation perpétuelle au spectacle des choses : à en juger par cet instant de bonheur, on se persuade aisément que celui qui a fait cela, s’il n’a fixé dans sa toile qu’un seul moment de sa joie, en eût fait volontiers autant de l’instant d’avant comme de l’instant d’après. Seul le temps lui a manqué pour célébrer tous les instants et toutes les choses.

Auteur: Rosset Clément

Info: "Le réel et son double" in L'école du réel, page 70

[ interprétation ] [ émotion ]

 
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mimétisme

Cette imitation de l'autre peut aussi - et c'est le cas le plus courant - persister jusqu'à l'âge adulte. L'autre qui m'a formé est comme le Dieu de Descartes qui doit sans cesse continuer à créer le monde, si l'on en croit la théorie cartésienne de la " création continue " : s'il cesse d'agir, le monde cesse d'exister. De même l'autre dont je m'inspire doit continuer à m'influencer à tout instant : si son influence cesse, je cesse d'être moi. A moins naturellement - et c'est encore une fois le cas le plus fréquent - que son influence ne cesse au profit d'un autre : auquel cas mon moi ne cesse pas d'être, mais se trouve plus ou moins considérablement modifié. Mais qu'il change ou non, mon moi ou ce que je prends pour tel ne cessera pas d'être un moi d'emprunt. Incapable d'exister par moi-même, j'emprunte son identité à un autre dont j'adopte le moi et en quelque sorte me " paye la tête ", encore que dans un sens très différent, et même diamétralement opposé, de celui de l'expression usuelle.

Auteur: Rosset Clément

Info: Loin de moi. Etude sur l'identité

[ ego ] [ modèles ]

 

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métaphysique

La philosophie hégélienne apparaît ainsi comme l’essence même de la pensée oraculaire : elle annonce dans le réel la manifestation d’un Réel autre dont on ne saurait douter, puisqu’il est déjà tout entier présent au niveau du réel immédiatement perçu. Et peu importe que, chez Hegel, ce réel et ce Réel ne soient qu’un ; tout au contraire : cette duplication rigoureuse n’en épouse que de plus près la structure oraculaire, dont la fin est de faire coïncider, en un événement unique, la surprise et la satisfaction de l’attente. […] Ainsi la structure hégélienne du réel se retrouve-t-elle en toutes lettres dans la structure du réel selon J. Lacan. Peu importe que chez Lacan le réel ne soit pas garanti, comme chez Hegel, par un autre réel, mais plutôt par un "signifiant" qui "n’est de par sa nature symbole que d’une absence" [Écrits, p25]. Ce qui compte est l’égale insuffisance du réel à rendre compte de lui-même, à assurer sa propre signification comme chez Lucrèce ; l’égal besoin de rechercher "ailleurs" - fût-ce en une "absence" plutôt qu’en un "au-delà" - la clef permettant de déchiffrer la réalité immédiate.

Auteur: Rosset Clément

Info: "Le réel et son double" in L'école du réel, page 49

[ psychanalyse ] [ idéalisme ]

 
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unicité

Il n’y a rien de plus précieux à penser que la réalité ; or, celle-ci ne fait qu’une avec sa propre identité ; donc la parole philosophique qui rend le mieux la réalité est celle qui exprime le mieux son identité : à savoir la tautologie. Par ce syllogisme je ne prétends évidemment pas établir que le discours philosophique se réduit au discours tautologique. La brièveté même de la tautologie interdit de le penser […] comme elle interdit de toute façon de parler de "discours tautologique", - sinon toute la philosophie du monde se résumerait à la formule selon laquelle A est A (je ne suis d’ailleurs pas très loin de le penser, mais cela est une autre affaire.) Je veux seulement suggérer que le discours philosophique le plus fort est d’inspiration tautologique et que tout discours philosophique tenu à partir de l’inspiration contraire, c’est-à-dire de l’intuition dualiste, est plus faible. On pourrait ainsi imaginer un arbre généalogique des philosophes scindé dès le début en deux branches rivales et inconciliables : celle qui commence avec Parménide, pour la lignée légitime, et celle qui commence avec Platon, pour la lignée bâtarde.

Auteur: Rosset Clément

Info: "Le démon de l'identité" in L'école du réel, page 346

[ historique ] [ matérialisme-idéalisme ]

 
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monstre légendaire

[A propos de la gravure "Que viene el Coco" de Goya] Ce qui retient aussitôt l’attention dans la gravure de Goya est que, contrairement à ce qu’annonce le titre et ce que dit la chanson, le Coco* redouté n’est pas sur le chemin qui le conduit à sa victime, mais est déjà arrivé, et même si présent qu’il occupe la moitié de l’image. Le titre de la gravure pourrait être "Voilà le Coco" ou "Le Coco est là". Irruption massive d’un corps vêtu d’on ne sait quelle toile, d’une sorte d’énorme Père Ubu qui encombre déjà plus de la moitié de la chambre qu’il investit, tel un gros éléphant blanc entré par mégarde dans un magasin de porcelaine. Le plus curieux de l’affaire n’est d’ailleurs pas la figure (et le volume) de l’apparition mais dans l’apparition elle-même, dans le fait que l’apparition apparaisse. Car le Coco était certainement annoncé, mais pas du tout attendu. Le Coco va venir, menace l’adulte ; mais tout le monde sait qu’il ne viendra pas. Or le voici qui paraît : el mismisimo Coco en propia persona, comme pourrait dire Fernan Caballero.

Auteur: Rosset Clément

Info: Dans "L'invisible", pages 68-69, *le Coco dans la culture espagnole est une variété de croque-mitaine dont on effraie les enfants pour essayer de les faire obéir, et particulièrement de les faire dormir.

[ surnaturel ] [ interprétation ]

 
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corps-esprit

On sait que l'ordinaire surestimation des fonctions intellectuelles est telle que les hommes, qui redoutent pour la plupart et dans leur folie d'être considérés comme impuissants en matière sexuelle, redoutent au moins autant d'être tenus pour des imbéciles : comme si c'était perdre tout honneur et se voir presque rayé de la carte de l'existence que d'avouer un défaut d'intelligence. Descartes illustre très bien, quoique apparemment sans y voir de malice, cette revendication universelle d'intelligence, aussi opiniâtre qu'absurde, dans la tout première phrase du Discours de la méthode : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils n'ont." Je soupçonne fort, pour ma part, cette inflation des valeurs purement intellectuelles, manifeste dans toutes les entreprises de séparation radicale du corps et de l'esprit, d'être principalement attribuable à un fantasme mégalomane issu du souci - dont les psychiatres font aujourd'hui le centre nerveux de la névrose obsessionnelle - de couper les ponts entre la nature de l'homme et la nature de toute chose, qu'il s'agisse de l'animal ou de la matière inanimée.

Auteur: Rosset Clément

Info: Le principe de cruauté, P. 42

[ être humain ] [ peur ]

 

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concision

La conclusion du premier mouvement d’une symphonie de Dvorak (symphonie en fa majeur, assez rarement jouée) illustre bien cette sorte de mutisme, de "silence musical" ou de "musique qui se tait" comme dirait Federico Mompou (Musica callada). Dvorak a développé cet allegro initial autour d’un thème simplissime qui apparaît dès la première mesure de l’œuvre et consiste en une broderie en arpège du deuxième renversement de l’accord parfait de fa majeur : do fa ; do la do fa la fa. Il conclut son premier mouvement par ce même thème énoncé paisiblement en solo, sans le moindre soutien harmonique hormis la tenue de l’accord de fa majeur, aussitôt suivi d’un point final (c’est-à-dire sans la succession d’accords qui annoncent généralement, dans la symphonie romantique, la fin du morceau par une péroraison académique, parfois interminable et pompière). Cette fin peut prendre l’auditeur de court, comme surprirent en leur temps les fins abruptes de Ravel, bientôt suivi par les compositeurs qui héritèrent de lui l’art de savoir interrompre. – Quoi, c’est déjà fini ? – Oui, c’est fini, j’ai dit tout ce que je voulais dire. – Mais que vouliez-vous dire au juste ? – Eh bien, précisément cela : do fa ; do la do fa la fa. Le poumon, vous dis-je.

Auteur: Rosset Clément

Info: Dans "L'invisible" pages 23-24

[ interprétation ]

 
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ego

Renoncer à se peindre de face équivaut à renoncer à se voir, c’est-à-dire renoncer à l’idée que le soi puisse être perçu comme une réplique qui permette au sujet de se saisir lui-même. Le double, qui autoriserait cette saisie, signifierait aussi le meurtre du sujet et le renoncement à soi, perpétuellement dessaisi de lui-même au profit d’un double fantomatique et cruel ; cruel de n’être pas, comme le dit Montherlant : " car ce sont les fantômes qui sont cruels ; avec des réalités, on peut toujours s’arranger ". C’est pourquoi l’assomption jubilatoire de soi-même, la présence véritable de soi à soi, implique nécessairement le renoncement au spectacle de sa propre image. Car l’image, ici, tue le modèle. Et c’est au fond l’erreur mortelle du narcissisme que de vouloir non pas s’aimer soi-même avec excès, mais, tout au contraire, au moment de choisir entre soi-même et son double, de donner la préférence à l’image. Le narcissique souffre de ne pas s’aimer : il n’aime que sa représentation. S’aimer d’amour vrai implique une indifférence à toutes ses propres copies, telles qu’elles peuvent apparaître à autrui et, par le biais d’autrui, si j’y prête trop attention, à moi-même. Tel est le misérable secret de Narcisse : une attention exagérée à l’autre. C’est d’ailleurs pourquoi il est incapable d’aimer personne, ni l’autre ni lui-même, l’amour étant une affaire trop importante pour qu’on commette à autrui le soin d’en débattre. Que t’importe si je t’aime, disait Goethe ; cela ne vaut que si l’on accorde implicitement que l’assentiment d’autrui est également facultatif dans l’amour que l’on porte à soi-même : que t’importe si je m’aime.

Auteur: Rosset Clément

Info: Le réel et son double, au sujet de " L’atelier " de Vermeer

[ je ] [ dédoublement ]

 

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