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Tchernobyl

Le quatrième réacteur, nom de code "Abri", conserve toujours dans son ventre gainé de plomb et de béton armé près de vingt tonnes de combustible nucléaire. Ce qu’il advient aujourd’hui de cette matière, nul ne le sait.

Le sarcophage fut bâti à la hâte, et il s’agit d’une construction unique dont les ingénieurs de Piter qui l’ont conçue peuvent probablement se montrer fiers. Mais l’on procéda à son montage "à distance" : les dalles furent raccordées à l’aide de robots et d’hélicoptères, d’où des fentes. Aujourd’hui, selon certaines données, la surface totale des interstices et des fissures dépasse deux cents mètres carrés et des aérosols radioactifs continuent à s’en échapper.

Le sarcophage peut-il tomber en ruine ? Personne ne peut, non plus, répondre à cette question car, à ce jour, il est impossible de s’approcher de certains assemblages et constructions pour déterminer combien de temps ils peuvent durer encore. Mais il est clair que la destruction de l’ "Abri" aurait des conséquences encore plus horribles que celles de 1986… 

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: La supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, page 9

[ rafistolage ] [ solution provisoire ] [ catastrophe nucléaire ]

 

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civilisation post Tchernobyl

Avez-vous entendu des conversations d’enfants sur la mort ? En sixième, ils se demandent si cela fait peur ou non. Il n’y a pas si longtemps, à leur âge, ils voulaient savoir comment naissent les bébés. Maintenant, ils s’inquiètent de savoir ce qui se passerait après une guerre atomique. Ils n’aiment plus les œuvres classiques : je leur récite du Pouchkine et ils me regardent avec des yeux froids détachés… Un autre monde les entoure… Ils lisent de la science-fiction. Cela les entraîne dans un monde différent, où l’homme se détache de la terre, manipule le temps… Ils ne peuvent pas avoir peur de la mort de la même manière que les adultes… Que moi, par exemple. Elle les excite comme quelque chose de fantastique.

Je réfléchis à cela. La mort tout autour oblige à penser beaucoup. J’enseigne la littérature russe à des enfants qui ne ressemblent pas à ceux qui fréquentaient ma classe, il y a dix ans. Ils vont continuellement à des enterrements… On enterre aussi des maisons et des arbres… Lorsqu’on les met en rang, s’ils restent debout quinze ou vingt minutes, ils s’évanouissent, saignent du nez. On ne peut ni les étonner ni les rendre heureux.

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: Témoignage de Nina Konstantinovna dans La supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, page 123

[ adultes-enfants ] [ fascination ] [ indifférence ] [ transformation ] [ maladifs ] [ gamins ] [ transgénérationnel ] [ post-nucléaire ] [ URSS ]

 
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victime de Tchernobyl

Je ne me suis plus détachée de lui… Je l’ai accompagné jusqu’au cercueil… Bien que je ne me souvienne pas d’un cercueil, mais d’un grand sac en plastique… Ce sac… A la morgue, ils me demandèrent : "Voulez-vous voir comment nous l’avons habillé ?" Bien sûr, je le voulais ! Il était revêtu de sa grande tenue, la casquette posée sur sa poitrine. On n’avait pas pu le chausser car personne n’avait pu trouver de chaussures à sa taille : ses pieds étaient trop gonflés… Il avait fallu également couper l’uniforme, car il était impossible de le lui enfiler, il n’avait plus de corps solide… Il n’était plus qu’une énorme plaie… Les deux derniers jours, à l’hôpital… Je lui ai soulevé le bras et l’os a bougé, car la chair s’en était détachée… Des morceaux de poumon, de foie lui sortaient par la bouche… Il s’étouffait avec ses propres organes internes… J’enroulais ma main dans une bande et la lui mettais dans la bouche pour en extraire ces choses… On ne peut pas raconter cela ! On ne peut pas l’écrire ! Et c’était tellement proche… Tellement aimé… Il était impossible de lui enfiler des chaussures… On le mit pieds nus dans le cercueil…

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: La supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, pages 24-25

[ mort ] [ description ] [ conséquences ] [ irradiation ] [ agonie ]

 
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recyclage

Nous nous sommes rendus dans la zone. Les statistiques sont bien connues : il y a huit cents "sépulcres" autour de Tchernobyl. Il s'attendait à des fortifications d'une complexité inouïe alors que ce ne sont que de simples fosses. C'est là que l'on a enterré la "forêt rousse" abattue sur cent cinquante hectares autour du réacteur (dans les deux jours qui ont suivi la catastrophe, les sapins et les pins sont devenu rouges, puis roux). Là gisent des milliers de tonnes de métal et d'acier, des tuyaux, des vêtements de travail, des constructions en béton. Il m'a montré une vue aérienne publiée par un magazine anglais... Des milliers de voitures, de tracteurs, d'hélicoptères... Des véhicules de pompiers, des ambulances... C'était le plus important sépulcre, près du réacteur. Il voulait le photographier dix ans après la catastrophe. On lui avait promis une bonne rémunération pour cette photo. Mais nous avons tourné en rond, d'un responsable à l'autre, et tous refusaient de nous aider : tantôt il n'y avait pas de carte, tantôt il manquait une autorisation. Et puis, j'ai fini par comprendre que le sépulcre n'existait plus que dans les rapports. En réalité, tout a été pillé, vendu dans les marchés, utilisé comme pièces détachées par des kolkhozes et des particuliers.

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse

[ rien ne se perd ] [ récupération ]

 
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communisme

Parfaitement, je le défends ! Je défends le pouvoir soviétique ! Notre pouvoir. Le pouvoir du peuple ! Sous le pouvoir soviétique, nous étions forts. Le monde entier avait peur de nous. Tout le monde avait les yeux fixés sur nous ! Certains tremblaient de peur ! D’autres d’envie ! Et merde ! Que se passe-t-il maintenant ? Sous la démocratie… On nous vend des friandises et de la margarine aux dates dépassées, des jeans usés, comme aux indigènes qui viennent à peine de descendre des arbres. Je regrette l’Etat ! Et ils débarquent !

C’était tout de même un bel Etat, merde alors ! Tant que Gorbatchev n’était pas monté sur le trône… Ce démon marqué sur le crâne… Gorby… Il agissait selon les plans de la C.I.A. Ce sont eux qui ont fait exploser Tchernobyl : les gens de la CIA et les démocrates… Je l’ai lu dans la presse… Si Tchernobyl n’avait pas explosé, l’Etat ne se serait pas effondré. Un grand empire ! Merde ! Un pain sous les communistes coûtait vingt kopecks. Maintenant, il coûte deux milles roubles. Pour trois roubles j’achetais une bouteille, et il me restait de quoi me payer quelque chose à manger… Et maintenant, avec les démocrates ? Ils ont tout vendu ! Tout hypothéqué ! Nos petits-enfants n’auront pas de quoi régler tous les comptes…

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: La supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, page 205

[ éloge ] [ point de vue interne ] [ colonialisme idéologique ] [ appauvrissement ] [ post-URSS ]

 
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homme-animal

Je vais vous raconter comment j’ai trouvé mon nouveau chat. Après la disparition de mon Vaska, j’ai attendu, un jour, un autre… Tout un mois… J’étais vraiment toute seule. Personne à qui parler. Je traverse le village en criant : "Vaska ! Mourka ! Vaska ! Mourka !" De tous les chats qu’il y avait au début, il n’en restait plus. L’élimination. La mort ne fait pas de distinction… La terre les accueille tous… Et je marche, et je marche. J’ai appelé pendant deux jours. Le troisième, j’aperçois un matou assis devant le magasin. Nous nous sommes regardés. Il était content, et moi aussi, j’étais très contente. Seulement, il ne pipe mot. "Viens, lui dis-je. Viens à la maison." Et lui, il reste assis et il miaule… Je le supplie : "Pourquoi veux-tu rester tout seul ? Les loups vont te dévorer. Viens. J’ai des œufs, j’ai du lard." Mais comment lui expliquer ? Les chats ne comprennent pas la langue des hommes. Mais comment m’a-t-il comprise ? Il s’est mis à trottiner derrière moi. "Je vais te donner du lard…" Miaou… "Nous allons vivre à deux…" Miaou… "Je vais t’appeler Vaska…" Miaou… Et nous avons déjà passé deux hivers ensemble.

En hiver, je rêve que quelqu’un m’appelle… La voix de la voisine : "Zina !" Puis le silence… Et encore : "Zina !"

Cela me rend triste. Je pleure… 

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: La supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, pages 42-43

[ solitude ] [ survivante de Tchernobyl ]

 

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désinformation

C’est pour les villageois que j’éprouve le plus de pitié. Ils ont été des victimes innocentes, comme les enfants. Parce que Tchernobyl n’a pas été inventé par les paysans. Eux, ils avaient leurs propres relations avec la nature. Relations de confiance et non de conquête. Ils vivaient comme il y a un siècle ou un millénaire, selon les lois de la divine providence… Et ils ne comprenaient pas ce qui s’était passé. Ils avaient une foi quasi religieuse dans les scientifiques, dans les gens cultivés. Et nous leur répétions : "Tout va bien. Rien de grave. Il suffit de se laver les mains avant de manger." J’ai compris plus tard, quelques années plus tard, que nous avions tous participé…à un crime…à un complot.

Vous ne pouvez pas vous imaginer en quelles quantités sortaient de la zone d’aide qu’on y envoyait, les compensations pour les habitants : conserves de viande, café, jambon, oranges. Par fourgons entiers. A l’époque, de tels produits n’étaient accessibles nulle part dans le pays. Les vendeurs locaux, les contrôleurs, les petits et moyens fonctionnaires du parti s’en mettaient plein les poches. L’homme s’est révélé un être encore plus infâme que je ne le pensais. Et moi aussi… Plus infâme… Je le sais maintenant. […]

Chacun s’efforçait de justifier ses actes. De les expliquer. J’ai fait moi-même cette expérience. Et, plus largement, j’ai compris que, dans la vie, des choses horribles se passent de façon paisible et naturelle…

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: Témoignage de Zoïa Danilovna Brouk, inspecteur de la préservation de la nature dansLa supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, pages 171-172

[ intérêts financiers privés ] [ responsabilité ]

 

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liquidateurs

Une section encore du musée est consacrée aux pilotes d’hélicoptère… Le colonel Vodolajski… Un héros de la Fédération de Russie enterré en terre biélorusse. Lorsqu’il a dépassé la dose maximale, il n’a pas voulu être évacué. Il est resté pour apprendre la technique à trente-trois équipages supplémentaires. Il a fait lui-même cent vingt vols et balancé sur la centrale entre deux  et trois cents tonnes de sable. Quatre à cinq vols par jour. A trois cents mètres au-dessus du réacteur, la température dans la carlingue atteignait soixante degrés. Vous pouvez vous imaginer ce qu’il en était en bas, pendant la durée de l’opération. La radioactivité atteignait 1800 röntgens par heure. Les pilotes avaient des malaises en plein vol. Pour balancer leurs sacs de sable dans l’orifice brûlant de la centrale, ils sortaient la tête de la carlingue et faisaient une estimation visuelle. Il n’y avait pas d’autre moyen… Aux réunions de la commission gouvernementale, on rapportait les choses d’une manière très simple : "Pour cela, il faut mettre une vie. Et pour ceci, deux ou trois vies…" Une manière très simple. La banalité du quotidien…

Le colonel Vodolajski est mort. Sur sa fiche médicale, les médecins ont noté six rems. En vérité, ce sont six cents !

Et les quatre cents mineurs qui creusaient jour et nuit une galerie sous le réacteur ? Il fallait creuser ce tunnel pour y verser de l’azote liquide et congeler un coussin de terre, comme disent les ingénieurs. Autrement, le réacteur aurait risqué de s’enfoncer dans les eaux souterraines. Ces mineurs venaient de Moscou, de Kiev, de Dniepropetrovsk. Ils ne sont mentionnés nulle part. Nus, accroupis, ils poussaient devant eux des wagonnets. La température atteignait cinquante degrés, et la radiation, des centaines de röntgens.

Maintenant, ils agonisent. Et s’ils n’avaient pas fait cela ? Ce sont des héros et non pas des victimes de cette guerre qui semble ne pas avoir eu lieu.

 

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: Témoignage de Sergueï Vassilievitch Sobolev, vice-président de l'association biélorusse "Le bouclier de Tchernobyl" dansLa supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, page 139-140

[ sacrifices ] [ question ]

 

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Tchernobyl

Là-bas, on entrait dans un monde fantastique, un mélange de fin du monde et d’âge de pierre. Je percevais tout d’une manière particulièrement aiguë, épidermique… Nous vivions dans des tentes, au milieu de la forêt, à vingt bornes du réacteur. Comme des partisans. On appelait d’ailleurs ainsi les réservistes qui avaient été convoqués comme moi. Des hommes entre vingt-cinq et quarante ans, beaucoup avec une éducation supérieure ou technique. Moi, j’enseigne l’histoire. En guise de fusil, nous avions des pelles. Nous retournions les décharges, les potagers. Dans les villages, les femmes nous regardaient et se signaient. Nous portions des gants, des masques, des tenues de camouflage... Le soleil était chaud... Nous apparaissions dans leurs potagers, comme des diables. Elles ne comprenaient pas pourquoi nous retournions leurs parcelles, arrachant les plants d’ail et les choux alors qu’ils semblaient parfaitement normaux. Les grand-mères se signaient et criaient : “Petits soldats, est-ce la fin du monde ?”

Dans une maison, le four était allumé et une bonne femme y faisait frire du lard. On a approché le dosimètre : ce n’était pas un four, mais un véritable petit réacteur. Ils nous ont invités : "Restez manger un morceau, les gars !" Nous avons refusé. Mais eux : "Nous allons trouver de la vodka ! Asseyez-vous ! Racontez !" Mais que pouvions-nous bien raconter ? Près du réacteur, les pompiers marchaient directement sur le combustible mou. Il luisait et ils ne savaient même pas ce que c’était. Alors, nous autres, que pouvions-nous savoir ?

Nous y allions. Nous avions un seul dosimètre pour une unité entière. Et la radiation n’était jamais la même à des endroits différents : l’un de nous travaillait là où il n’y avait que deux röntgens, et un autre là où il y en avait dix. D’un côté régnait l’arbitraire, comme dans les camps, et de l’autre la peur. Moi, je voyais tout comme de l’extérieur.

Un groupe de scientifiques est arrivé en hélicoptère. Ils portaient des vêtements spéciaux de caoutchouc, des bottes hautes, des lunettes de protection. Comme pour un débarquement sur la Lune… Une vieille femme s’est approchée de l’un d’eux. 

- Qui es-tu ?

- Un scientifique.

- Un scientifique ? Voyez comment il est affublé. Et nous alors ?

[…] J’ai vu un homme dont on enterrait la maison devant ses yeux… (Il s’arrête.) On enterrait des maisons, des puits, des arbres… On enterrait la terre… On la découpait, on en enroulait des couches… Je vous ai prévenue… Rien d’héroïque.

[…] Nous enterrions la forêt. Nous sciions les arbres par tronçons d’un mètre et demi, les entourions de plastique et les balancions dans une énorme fosse. Je ne pouvais pas dormir, la nuit. Dès que je fermais les yeux, quelque chose de noir bougeait et tournait, comme si la matière était vivante. Des couches de terre vivantes… Avec des insectes, des scarabées, des araignées, des vers… Je ne savais rien sur eux, je ne savais même pas le nom de leurs espèces… Ce n’étaient que des insectes, des fourmis, mais ils étaient grands et petits, jaunes et noirs. Multicolores. Un poète a dit que les animaux constituaient un peuple à part. Je les tuais par dizaines, centaines, milliers, sans savoir même le nom de leurs espèces. Je détruisais leurs autres, leurs secrets. Et je les enterrais…

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: Témoignage d'Arkadi Filine dans La supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, pages 94 à 97

[ liquidateur ] [ chair à canon ] [ radioactivité ]

 
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gestion de crise

Des milliers de tonnes de césium, d’iode, de plomb, de zirconium, de cadmium, de béryllium, de bore et une quantité inconnue de plutonium (dans les réacteurs de type RBMK à uranium-graphite du type de Tchernobyl on enrichissait du plutonium militaire qui servait à la production des bombes atomiques) étaient déjà retombées sur notre terre. Au total, quatre cent cinquante types de radionucléides différents. Leur quantité était égale à trois cent cinquante bombes de Hiroshima. Il fallait parler de physique, des lois de la physique. Et eux, ils parlaient d’ennemis. Ils cherchaient des ennemis !

[…] Un physicien quelconque osait donner des leçons au Comité central ? Non, ce n’étaient pas des criminels, mais des ignorants. Un complot de l’ignorance et du corporatisme. […] On devait justement promouvoir Sliounkov à un poste important, à Moscou. C’était cela. Je pense qu’il a dû recevoir un coup de fil du Kremlin, de Gorbatchev : Surtout pas de bagues, ne semez pas la panique, il y a déjà assez de bruit autour de cela en Occident. Les règles du jeu étaient simples : si vous ne répondez pas aux exigences de vos supérieurs, vous ne serez pas promu, on ne vous accordera pas le séjour souhaité dans une villégiature privilégiée ou la datcha que vous voulez… […]

Dans les instructions de sécurité nucléaire, on prescrit la distribution préventive de doses d’iode pour l’ensemble de la population en cas de menace d’accident ou d’attaque atomique. En cas de menace ! Et là, trois mille microröntgens à l’heure... Mais les responsables ne se faisaient pas du souci pour les gens, ils s’en faisaient pour leur pouvoir. Nous vivons dans un pays de pouvoir et non un pays d’êtres humains. L’État bénéficie d’une priorité absolue. Et la valeur de la vie humaine est réduite à zéro. On aurait pourtant bien pu trouver des moyens d’agir ! Sans rien annoncer et sans semer la panique... Simplement en introduisant des préparations à l’iode dans les réservoirs d’eau potable, en les ajoutant dans le lait. Les gens auraient peut-être senti que l’eau et le lait avaient un goût légèrement différent, mais cela se serait arrêté là. La ville était en possession de sept cents kilogrammes de ces préparations qui sont restées dans les entrepôts... Nos responsables avaient plus peur de la colère de leurs supérieurs que de l’atome. Chacun attendait un coup de fil, un ordre, mais n’entreprenait rien de lui-même. Moi, j’avais toujours un dosimètre dans ma serviette. Lorsqu’on ne me laissait pas entrer quelque part (les grands chefs finissaient par en avoir marre de moi !), j’apposais le dosimètre sur la thyroïde des secrétaires ou des membres du personnel qui attendaient dans l’antichambre. Ils s’effrayaient et, parfois, ils me laissaient entrer.

— Mais à quoi bon ces crises d’hystérie, professeur ? me disait-on alors. Vous n’êtes pas le seul à prendre soin du peuple biélorusse. De toute manière, l’homme doit bien mourir de quelque chose : le tabac, les accidents de la route, le suicide...

[...]

Je sais bien que les chefs, eux, prenaient de l’iode. Lorsque les gars de notre Institut les examinaient, ils avaient tous la thyroïde en parfait état. Cela n’est pas possible sans iode. Et ils ont envoyé leurs enfants bien loin, en catimini. Lorsqu’ils se rendaient en inspection dans les régions contaminées, ils portaient des masques et des vêtements de protection. Tout ce dont les autres ne disposaient pas. Et aujourd’hui on sait même qu’un troupeau de vaches spécial paissait aux environs de Minsk. Chaque animal était numéroté et affecté à une famille donnée. À titre personnel. Il y avait aussi des terres spéciales, des serres spéciales... Un contrôle spécial... C’est le plus dégoûtant... (Après un silence.) Et personne n’a encore répondu de cela...

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: Témoignage de Vassili Borissovitch Nesterenko, ancien directeur de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie des sciences de Biélorussie dans La supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, pages 213-216

[ intérêts politiques ] [ désinformation ] [ privilégiés ] [ radioactivité ] [ inaction étatique ]

 

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