Tchernobyl

Là-bas, on entrait dans un monde fantastique, un mélange de fin du monde et d’âge de pierre. Je percevais tout d’une manière particulièrement aiguë, épidermique… Nous vivions dans des tentes, au milieu de la forêt, à vingt bornes du réacteur. Comme des partisans. On appelait d’ailleurs ainsi les réservistes qui avaient été convoqués comme moi. Des hommes entre vingt-cinq et quarante ans, beaucoup avec une éducation supérieure ou technique. Moi, j’enseigne l’histoire. En guise de fusil, nous avions des pelles. Nous retournions les décharges, les potagers. Dans les villages, les femmes nous regardaient et se signaient. Nous portions des gants, des masques, des tenues de camouflage... Le soleil était chaud... Nous apparaissions dans leurs potagers, comme des diables. Elles ne comprenaient pas pourquoi nous retournions leurs parcelles, arrachant les plants d’ail et les choux alors qu’ils semblaient parfaitement normaux. Les grand-mères se signaient et criaient : “Petits soldats, est-ce la fin du monde ?”

Dans une maison, le four était allumé et une bonne femme y faisait frire du lard. On a approché le dosimètre : ce n’était pas un four, mais un véritable petit réacteur. Ils nous ont invités : "Restez manger un morceau, les gars !" Nous avons refusé. Mais eux : "Nous allons trouver de la vodka ! Asseyez-vous ! Racontez !" Mais que pouvions-nous bien raconter ? Près du réacteur, les pompiers marchaient directement sur le combustible mou. Il luisait et ils ne savaient même pas ce que c’était. Alors, nous autres, que pouvions-nous savoir ?

Nous y allions. Nous avions un seul dosimètre pour une unité entière. Et la radiation n’était jamais la même à des endroits différents : l’un de nous travaillait là où il n’y avait que deux röntgens, et un autre là où il y en avait dix. D’un côté régnait l’arbitraire, comme dans les camps, et de l’autre la peur. Moi, je voyais tout comme de l’extérieur.

Un groupe de scientifiques est arrivé en hélicoptère. Ils portaient des vêtements spéciaux de caoutchouc, des bottes hautes, des lunettes de protection. Comme pour un débarquement sur la Lune… Une vieille femme s’est approchée de l’un d’eux. 

- Qui es-tu ?

- Un scientifique.

- Un scientifique ? Voyez comment il est affublé. Et nous alors ?

[…] J’ai vu un homme dont on enterrait la maison devant ses yeux… (Il s’arrête.) On enterrait des maisons, des puits, des arbres… On enterrait la terre… On la découpait, on en enroulait des couches… Je vous ai prévenue… Rien d’héroïque.

[…] Nous enterrions la forêt. Nous sciions les arbres par tronçons d’un mètre et demi, les entourions de plastique et les balancions dans une énorme fosse. Je ne pouvais pas dormir, la nuit. Dès que je fermais les yeux, quelque chose de noir bougeait et tournait, comme si la matière était vivante. Des couches de terre vivantes… Avec des insectes, des scarabées, des araignées, des vers… Je ne savais rien sur eux, je ne savais même pas le nom de leurs espèces… Ce n’étaient que des insectes, des fourmis, mais ils étaient grands et petits, jaunes et noirs. Multicolores. Un poète a dit que les animaux constituaient un peuple à part. Je les tuais par dizaines, centaines, milliers, sans savoir même le nom de leurs espèces. Je détruisais leurs autres, leurs secrets. Et je les enterrais…

Auteur: Alexievitch Svetlana

Info: Témoignage d'Arkadi Filine dans La supplication, Editions Jean-Claude Lattès, 1998, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, pages 94 à 97

[ liquidateur ]

 

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