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moyen âge

Or, au cours du XIIe siècle, et plus encore au XIIIe siècle, il s’est produit un événement d’une portée incalculable et dont les conséquences n’ont pas fini de se faire sentir ; il s’agit de l’arrivée en Occident des écrits d’Aristote.

Ce qui était connu d’Aristote avant le XIIe siècle, c’est ce qu’on a appelé la Logique ancienne, c’est-à-dire les deux traités des Catégories et de L’Interprétation, communiqués aux Latins par Boèce, philosophe et homme politique mort martyr en 525. Tout le reste est inconnu. La philosophie avec laquelle s’est élaborée la pensée chrétienne, dès les origines, c’est le platonisme dont le représentant le plus éminent en Occident est S. Augustin, auquel il faut joindre Denys l’Aréopagite. C’est Platon qui a régné à peu près sans partage sur la pensée chrétienne durant douze cent ans. Mais c’est un Platon dont les œuvres sont ignorées. On ne connaît à cette époque que le Phédon et le Ménon, et une petite partie du Timée dont la cosmogonie inspirera l’Ecole de Chartres. Platon n’est pas une œuvre ou des textes, c’est une doctrine, une vision du monde et de Dieu qui enseigne une certaine idée de la création du monde, d’un Dieu-Providence et de l’immortalité de l’âme.

L’arrivée d’Aristote en Europe chrétienne est toute différente : c’est l’arrivée de textes. La thèse la plus répandue soutient que les œuvres d’Aristote, la Métaphysique, l’Ethique, la Physique, le Traité de l’âme, les Traités de sciences naturelles, etc., sont arrivés par l’intermédiaire des Arabes qui avaient traduit ces œuvres du grec en arabe, mais aussi du syriaque, traductions d’ailleurs exécutées à la demande des autorités musulmanes, par des savants chrétiens orientaux. Les chrétiens d’Occident entrent en contact avec cette littérature en Espagne, lors des débuts de la Reconquista, principalement à Tolède où, à l’instigation de l’archevêque Raymond et de Dominique de Gonsalvi, est créé un collège de traducteurs où collaborent les juifs, les arabes musulmans et les chrétiens. [...] L’arrivée des textes d’Aristote en Europe chrétienne provoqua une crise culturelle majeure qui concerne toute la civilisation européenne, et pas seulement le monde restreint des philosophes. Voici pourquoi.

Aristote révélait aux chrétiens l’existence d’un mode de pensée dont ils n’avaient eu jusqu’alors aucune expérience et qu’on peut désigner d’un mot : un mode de pensée scientifique. Autant qu’un métaphysicien, Aristote est apparu – et est en réalité – un physicien, un philosophe de la physis, de la nature. Comme l’ont reconnu les historiens de la science, la physique d’Aristote est un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain : c’est une admirable construction rationnelle. Or, la puissance de conviction de la raison est peu résistible. Ce qu’on a appelé la "crue aristotélicienne" faillit tout emporter et même la foi chrétienne. C’est qu’en effet [...] cette philosophie d’Aristote mettait en question trois dogmes fondamentaux de la révélation : le monde n’est pas créé, mais il existe depuis toujours ; Dieu n’est pas provident, il ignore le monde et ne connaît que lui-même ; enfin l’âme n’est pas immortelle, semble-t-il – car les textes d’Aristote à ce sujet sont ambigus. [...] C’est pourquoi l’Eglise ne pouvait accepter l’aristotélisme. A l’exception de la logique, tous les textes d’Aristote furent interdits de lecture à Paris en 1210, en 1215 puis, de la part de la papauté, en 1231, 1241, 1261, jusqu’à la condamnation du 7 mars 1277 [...]. Six ou sept condamnations portées au long du XIIIe siècle par l’autorité suprême, mais leur réitération même prouve leur inefficacité.

Auteur: Borella Jean

Info: "Situation du catholicisme aujourd'hui", éditions L'Harmattan, Paris, 2023, pages 191-192

[ remise en question ] [ découverte ] [ christianisme ]

 

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scolastique moderne

L’être […] est attribué à l’accident et à la substance de manière analogique (et non pas de manière univoque) dans la mesure où l’être de l’accident renvoie à l’être de la substance (et non réciproquement). C’est précisément pourquoi on peut parler d’une analogie de l’être, ce qui signifie que l’être n’est dit de la substance et de l’accident que de manière analogique. Mais qu’en est-il, maintenant, si nous introduisons la considération de l’être divin comparé à celui des créatures ? Être ne peut se dire équivoquement de Dieu et des créatures : ce serait ne rien dire. Il ne peut se dire univoquement : ce serait du panthéisme. Il se dit donc analogiquement. Mais de quelle analogie ? Est-ce de l’analogie d’attribution ? Il ne semble pas car […] l’être de l’accident en appelle à l’être de la substance : l’accident n’existe que de l’existence de la substance. Est-ce ainsi qu’existe la créature ? Existe-t-elle de l’existence dont Dieu existe ? Assurément, non. L’accident peut bien être, du point de vue de l’être, identifié à la substance, la créature, du même point de vue, ne peut l’être à Dieu, sinon elle n’existerait pas elle-même et ne serait qu’un accident de la Substance divine. Il faut donc que ce soit selon une analogie de proportionnalité.

[…] Dans l’analogie d’attribution, les entités analoguées sont unies par une relation ontologique qui fonde la légitimité de l’attribution. Dans la proportionnalité, chaque entité est mise en rapport avec une autre, et ce sont ces divers rapports qui sont identifiés, non les analogués eux-mêmes. En conséquence, l’analogie de l’être, dans le cas de l’être divin, si l’on tient à préserver sa transcendance, doit être considérée selon une simple égalité de rapports : l’existence incréée est à Dieu ce que l’existence créée est à la créature. "Cela ne veut pas dire, explique Etienne Gilson, que le rapport de Dieu à son être soit le même que celui de l’homme à son être : ils sont au contraire infiniment différents ; mais dans les deux cas, le rapport existe, et le fait qu’il existe à l’intérieur de chaque être établit entre tous les êtres une analogie. C’est cela même qui est l’analogie de l’être, et l’on voit pourquoi elle n’est qu’une analogie de proportionnalité, car elle peut s’établir entre des êtres qui n’ont entre eux aucune proportion, pourvu que chacun d’eux soit à l’égard de soi ce que les autres sont à l’égard d’eux." [L’esprit de la philosophie médiévale, 1948, page 98]

A vrai dire, cette conclusion n’est pas reçue par tous les thomistes. Le Père Henri-Dominique Gardeil estime, en accord avec Jean de Saint-Thomas, que l’on se trouve ici "devant un cas d’analogie mixte où paraissent se conjuguer la proportionnalité et l’attribution" [Initiation à la philosophie de saint Thomas, t. IV, 1966, page 41]. On ne saurait nier, en effet, que l’être ne se dise par priorité de Dieu, ce qui implique une hiérarchie de l’ordre ontologique (ce qu’on appelle une ontologie scalaire) et un premier analogué, donc une analogie d’attribution. Gardeil fait d’ailleurs remarquer que cette mixité se rencontre chaque fois qu’il est question des "transcendantaux" […] ; ces notions sont, outre l’être, l’un, le vrai, le bien, le beau […]. […]

Ces remarques montrent déjà qu’au sein de la famille thomiste, les divergences ne manquent pas […] ; et d’ailleurs, comment concilier le thomisme de Gilson avec celui de Garrigou-Lagrange, ou même de Maritain ? Mais ils s’accordent cependant à désigner l’analogie de proportionnalité propre comme celle dont relève l’analogie de l’être qui est, par excellence, l’analogie métaphysique.

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 37 à 39

[ christianisme ] [ principe ]

 

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rhétorique

[…] l’attitude sophistique, beaucoup plus qu’une doctrine philosophique parmi d’autres, représente une tentation propre à l’intelligence en tant qu’elle est un penser. Ce n’est pas telle ou telle individualité, historiquement dénommable, que Platon combat, mais la possibilité sophistique comme telle, qui, à quelques égards, ne fait qu’un avec le logos lui-même.

La solution qu’articule la philosophie de Platon en son ensemble consiste fondamentalement en une révolution ontologique : puisque c’est la conception parménidienne de l’être (l’être exclut absolument le non-être : il est un, immobile, éternel, sphérique et plein, et le logos lui est identique) qui conduit Gorgias à ses apories, il faut, pour répondre au défi qu’est le sophiste, accomplir le "parricide de Parménide". […] Il faut donc rompre avec cet être monolithique, introduire dans l’être le mouvement et la multiplicité, et admettre que "le non-être est, sous un certain rapport, et que l’être à son tour, en quelque façon, n’est pas" [Sophiste, 241d]. En d’autres termes, il s’agit de comprendre que "l’être est puissance", c’est-à-dire "capacité de relation", relation de l’agir ou du pâtir [ibid., 247e]. […] La notion d’être implique donc non seulement l’idée de ce qui se pose en soi-même dans l’unité et l’identité de sa propre affirmation, mais aussi et nécessairement l’idée de ce qui entre en relation avec "ce qui n’est pas" (lui) c’est-à-dire l’idée d’altérité […]. On voit par là que être et non-être ne sont pas contraires l’un à l’autre, mais seulement autres […]. L’identité est inséparable de l’altérité et réciproquement […].

Cette révolution ontologique, c’est "l’authentique et véritablement noble sophistique" qui l’opère, celle qui est la "science suprême", la science du philosophe : la dialectique. La dialectique, en effet, c’est la sophistique retournée et remise à l’endroit parce qu’elle va jusqu’à son terme. Loin de récuser le jeu de démolition du sophiste, elle montre que ce jeu n’est possible que parce qu’il y a du jeu dans l’être même, qu’il y a de l’altérité au cœur de l’identité, et de l’identité au cœur de l’altérité. Au fond, le sophiste ne va pas assez loin : il joue avec le langage de l’être, mais l’être qu’il roule en tous sens dans son discours reste en lui-même scellé dans son impénétrable identité parménidienne. […] Le véritable philosophe, au contraire, ne rejette rien, il ne choisit pas l’un à l’exclusion de l’autre, ni ne se soumet à la contrainte des antinomies qu’on lui impose, mais il veut TOUT, l’un et l’autre, l’être et le non-être : "comme les enfants dans leurs souhaits, faire sien tout ce qui est immobile et tout ce qui se meut, et dire que l’être et le Tout est l’un et l’autre à la fois" [Sophiste, 249d]. 

Ce faisant, ce n’est pas seulement l’être qui est réintégré dans le discours, en tant que le philosophe "applique perpétuellement ses raisonnements à la forme de l’être" [Ibid. 254a], mais c’est aussi le logos qui est réintégré dans l’être, en tant qu’il est cette altérité de l’être qui ne laisse pas d’être cependant. Ici, l’être du logos est vraiment pris en compte et la doctrine métaphysique de l’être-non-être, à laquelle seule la sophistique (capturée) nous a donné accès, fonde par elle-même sa propre possibilité comme doctrine, c’est-à-dire comme pensée-parole. […] La philosophie, c’est le discours véritable dont la possibilité ontologique se fonde seulement sur la métaphysique de l’être-non-être. Ainsi, en cherchant à capturer le sophiste, c’est le philosophe que nous avons trouvé. Et sans doute n’y a-t-il aucun autre moyen de le trouver : la philosophie n’est rien d’autre que la tentation sophistique perpétuellement surmontée.

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 157 à 159

[ antiquité ] [ interrogation ]

 

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théologie apophatique

Il y a bien une sorte d’essence de l’être, puisque ce mot possède une incontestable intelligibilité : il ne signifie pas n’importe quoi. Mais cette essence n’est pas constituée d’éléments susceptibles, ou non, d’être intrinsèquement compatibles, comme les éléments de la définition du triangle ou du cercle. La possibilité de l’être n’est donc pas une affaire de non-contradiction d’éléments constitutifs. En réalité, l’idée d’être est définie par sa simplicité même, ou, disons si l’on veut, qu’elle ne comporte qu’un seul élément, qui est l’idée de "position absolue" ou encore de "position en tant que telle" […]. Toutefois, […] cette idée de position absolue n’est pas "absolument simple" puisqu’elle n’a de sens que par rapport à une non-position radicale : s’il n’y avait que de la position, il n’y aurait pas de position […]. Voilà donc ce que signifie parler de la possibilité de l’être.

Mais alors, il ne s’agit plus seulement d’une possibilité appartenant intrinsèquement à l’être. Elle est, semble-t-il, d’un autre ordre que l’être, puisque, s’il est vrai qu’on ne se pose qu’en s’opposant, la "position comme telle" qu’est l’être n’est possible que par son opposition. Et à quoi l’être peut-il bien s’opposer, sinon à ce qui n’est pas, c’est-à-dire au néant ? […] on pourrait tout aussi logiquement soutenir que c’est l’être qui est la possibilité du néant, puisque le néant n’est pas réellement concevable "en soi" (ce qui équivaudrait à lui conférer contradictoirement l’être), mais seulement comme un moindre être, une diminution de l’être, ou, à la limite, comme son anéantissement. […] il nous faut admettre que, de l’être et du néant, chacun est, d’une certaine manière, la condition de possibilité de l’autre : dans l’ordre de la pensée, l’être n’a de sens que de sa différence d’avec le néant, tandis que, dans l’ordre du réel, le néant n’a de sens que de sa relation à l’être qu’il nie. […]

La question est maintenant de savoir si cette analyse est applicable au cas de l’Être premier : qu’en est-il de la pensée de l’Être premier ? Est-on en droit de parler à son sujet de possibilité ? A priori, il semble bien que oui, car la pensée de l’être de tout être ne résulte pas d’une expérience relative à tel ou tel "étant", objectivement rencontré, et qui déterminerait l’idée que nous nous faisons de son esse. […] l’idée d’être surgit en nous à l’occasion de la rencontre empirique avec un objet, mais elle n’est pas fournie directement par cet objet. Etant innée, et donc indépendante quant à son sens de toute expérience particulière, elle garde une certaine unité de signification, quel que soit l’être auquel on l’applique, fût-ce l’Être premier. C’est précisément ce qu’on nomme l’unité analogique de l’être […].

S’il en est ainsi, on peut donc, et même on doit, parler de possibilité également pour l’Être premier, mais, évidemment, en un sens quelque peu différent, l’analogicité de l’idée d’être valant aussi pour l’idée corrélative de possibilité. Nous sommes donc autorisés à envisager l’idée de possibilité même pour l’Être premier ; plus encore, nous ne pouvons pas, spéculativement, faire autrement – à la condition d’admettre que cette Possibilité première, ou suprême, ne présente alors plus qu’une analogie lointaine avec celle de la possibilité de l’être second […]. […] s’agissant de l’Être premier, la Possibilité suprême dont nous parlons doit-elle être considérée comme une Réalité métaphysique, et même comme la Réalité suprême, absolue et infinie, sinon, il n’y aurait vraiment aucun intérêt philosophique à faire état d’une notion aussi peu commune. Ainsi envisagée, la Possibilité suprême apparaîtra comme le Principe surontologique (ou méontologique), autrement dit le Non-Être, dont le néant, hors duquel l’être existentiel fait saillance, constituera comme le reflet inversé, ultime et insaisissable.

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 104 à 106

[ ontologie-théologie ]

 

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concept philosophique

Le rejet de l’unité analogique de l’être résulte de la conviction que l’être, chez Aristote, reste un problème non résolu et reconnu comme tel : une aporie, c’est-à-dire une difficulté insurmontable. […] il y a une pluralité non purement homonymique des acceptions de l’être diversifiées selon les catégories, et, cependant, l’être n’étant pas un genre, il ne saurait être présent selon l’identité de sa signification dans les diverses catégories (comme l’est par exemple le genre "animal", identique dans l’homme ou le bœuf). Si donc il n’a pas l’identité d’un genre, sans perdre pour autant son unité (relative) de signification, comment le penser ? C’est pourquoi on peut parler d’une "ontologie de l’impossible". Quant à la théologie, elle est "inutile" pour penser l’ontologie parce que, si elle gagne Dieu, l’Etant premier, la Substance éternelle et séparée, elle perd l’être des choses avec lesquelles l’Etant premier n’a aucun rapport et de l’être desquelles il ne saurait rendre compte.

Cette conclusion est forte. Nous croyons même qu’elle correspond à un aspect objectif de l’aristotélisme, celui qui relève de ce que nous nommons "ontologie de la substance individuelle". S’il n’y a pas d’autre façon d’être réel que d’exister à la manière d’une substance individuelle, alors les catégories secondes (les accidents) ne possèdent pas réellement l’être, qu’il faut pourtant leur attribuer, l’ontologie est introuvable et la théologie ne sert à rien : l’être est imparticipable, étant chaque fois possédé incommunicablement par chaque substance individuelle, et par Dieu, la première de toutes.

Cependant l’ontologie de la susbtance individuelle […] s’accompagne, chez Aristote, d’une autre ontologie, celle de l’acte et de la puissance, qui n’est pas soumise aux mêmes contraintes. On pourrait dire que la philosophie d’Aristote, sa "vision du réel", oscille entre une ontologie (de la substance et des accidents) et une énergologie (de l’acte et de la puissance). […]

La distinction de l’acte et de la puissance est une découverte majeure de la philosophie d’Aristote. Elle a pour but de répondre aux difficultés que soulève l’intelligibilité du mouvement (mise en cause par les fameux arguments de Zénon d’Elée) en montrant dans tout mouvement un processus par lequel l’être en mouvement passe de la puissance à l’acte, c’est-à-dire : se réalise. Pour un être, passer de ce qui est en puissance à ce qui est en acte, c’est devenir ce qu’il a à être, c’est réaliser sa nature qui ne demeure pas un simple possible, mais, lorsque l’acte a atteint son accomplissement ultime, est un "exister effectivement" […].

Mais si le passage de la puissance à l’acte est aisé à décrire, penser l’acte en lui-même est difficile. On ne saurait le saisir que "par analogie". On peut montrer cependant que tout être en acte, dès lors qu’il était d’abord en puissance, ne peut venir que d’un autre être en acte […]. De là découlent deux conclusions : d’une part le propre de l’acte, c’est de communiquer son actualité, à titre de cause efficiente (la chaleur en acte du soleil se communique à la pierre) ou de cause finale (le mouvement circulaire des astres aspire à la perfection en acte du Moteur immobile) ; d’autre part, et en conséquence, tout acte de ce qui est en puissance est un acte second qui suppose un acte premier.

Par là, d’une certaine manière, est franchie la barrière ontologique qui séparait l’être accidentel de l’être substantiel, dans la mesure où les formes accidentelles […] sont envisagées comme les actes seconds de ce qui est actué en premier dans la substance. […] Cela signifie que les accidents ne constituent pas une collection de déterminations dans la substance : en tant qu’actes seconds d’un acte premier, ils sont unifiés par cet acte même, ils en sont, dit Aristote, l’analogon. De ce point de vue, l’acte est une notion transcendantale, puisqu’elle transcende la distinction des catégories en substance et accidents.

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 57 à 60

[ implicite ]

 
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philosophie antique

Un dernier point doit être souligné. Des personnages qui portent les figurines derrière le mur, seul peut parler celui qui est redescendu dans la Caverne. En effet, lors de l’ascension du prisonnier délivré montant vers le jour hors de la Caverne, il n’est jamais qu’ayant franchi le mur il se retourne pour voir les personnages qu’il cachait. S’il a vu les figurines, avec difficulté, et, plus difficilement encore, le feu derrière elles qui projette leurs ombres, il n’a pu, tendu tout entier vers le sommet sous la guidance de son initiateur, apercevoir les porteurs de statues, dont, curieusement, Platon ne parlera plus. Parvenu à la surface de la terre, il poursuit son "initiation à la lumière" jusqu’au moment où il peut fixer sa vue sur le soleil lui-même. Nous avons quitté le domaine de la parabole doctrinale pour entrer dans celui de la réalisation effective, nous élevant de hiérarchies intelligibles en hiérarchies intelligibles, où tout est baigné, indirectement d’abord (les ombres, les reflets, les réalités naturelles, la lune, les astres), directement enfin, dans la lumière du Bien. Ce n’est qu’au cours de la redescente et de sa rentrée dans la Caverne que le délivré, regardant vers le bas, dans la même direction que les prisonniers toujours enchaînés, pourra prendre connaissance des personnages derrière le mur. Qu’est-ce que cela signifie ?

Ces personnages, selon l’interprétation que nous avons esquissée, symbolisent les principes eidétiques (cachés dans la Nature divine) des paradigmes cosmiques à l’œuvre dans la construction du monde. Ils symbolisent les racines incréées des essences qui informent démiurgiquement les réalités sensibles. Autrement dit, ils symbolisent l’immanence du multiple dans l’Un, la multiplicité principielle des raisons ultimes de toutes choses. Ce que le mythe métaphysique de la Caverne nous enseigne, c’est que cette multiplicité ou "relativité suprême", qui est le "lieu" véritable des Idées pures, et qui donc peut être identifiée, à certains égards, au Verbe-Sagesse comme "lieu des possibles" ne peut être atteinte au cours de l’ascension spirituelle. Elle ne peut, en aucun cas, être prise comme objectif à atteindre pour une voie de connaissance, puisque, dans l’unité dynamique du mouvement ascensionnel, elle est invisible. Ce qui meut uniquement le prisonnier dans la conversion qui l’arrache à ses chaînes, c’est le désir de la lumière de l’Être, et non la connaissance du mystère de la multiplicité des choses, à laquelle, d’une certaine manière, il lui faut au contraire progressivement renoncer. La leçon spirituelle qui s’impose ici est d’une importance décisive et dirime entre les pseudo-gnoses passées, présentes et à venir, et la véritable voie de la connaissance. Le métaphysicien doit, lorsqu’il s’engage dans la voie de la réalisation, viser seulement l’Être absolu et inconditionné (le Soleil-Bien) et non la connaissance de la raison d’être du multiple. Une telle connaissance est cachée en Dieu même, elle est véritablement le secret de Dieu et de son irradiation créatrice, et tout homme qui se proposerait cette connaissance comme but ne pourrait tenter d’y atteindre qu’en arrêtant sa montée vers le Bien et en se détournant de la lumière du Principe. Il se perdrait alors irrémédiablement, s’imaginant avoir percé les secrets de la création et, en fait, définitivement prisonnier de l’illusion. C’est là, proprement, la voie de Lucifer.

Il y a, dans cette entreprise, quelque chose du demi-habile de Pascal, qui croit avoir saisi la "raison des effets", qui dénonce la comédie sociale ou le mensonge des formes cosmiques, qui ne voit partout qu’apparence et faux-semblants, et qui est alors véritablement enfermé dans l’illusion universelle, tandis que le "naïf", le prisonnier enchaîné, en percevant les ombres sur la paroi et en adhérant à la vérité de leur apparence, perçoit encore, ou déjà, quelque chose du modèle dont elles sont les projections. […]

Il nous semble qu’il y a là une illustration saisissante de la parole du Christ : "Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît". Cherchez d’abord le Dieu-Un et sa vérité, et le multiple qui lui est immanent vous sera donné par surcroît. Le regard du déliré parvenu au Royaume du Bien, quand il se tourne vers ceux d’en bas, épousant la direction même du regard divin sur les choses, n’est plus un regard suspicieux et dénonciateur, il ne poursuit plus la chasse aux simulacres : c’est un regard de compassion et un regard d’amour, car il y a une vérité de l’amour qui surpasse toute connaissance intellective ou, plutôt, qui accomplit en perfection l’espérance de toute connaissance. Le théâtre cosmique cesse alors d’être mensonger, il révèle sa véritable nature qui est l’irradiation mystérieuse de la Beauté divine.

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 187 à 189

[ créé-incréé ] [ dialectique ] [ Eternel ] [ mâyâ ] [ interprétation ]

 
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doctrine chrétienne

Lorsqu’il s’est agi de désigner […] la Réalité divine, les Grecs utilisèrent le terme consacré d’ousia. Mais le problème se posait de savoir par quel terme on désignerait les "Trois". On recourut à prosôpon qui signifie visage, figure, aspect. Vers 205, Hippolyte de Rome parle des prosôpa du Père et du Fils. Or, le terme présentait l’inconvénient de ne pas marquer assez la réalité des personnes contre Sabellius pour qui les "Trois" n’étaient précisément que des aspects, des modes. C’est pourquoi s’imposa peu à peu hupostatis, "réalité subsistente", dont la première attestation se lit chez Origène en 225. Au synode d’Alexandrie, en 362, l’Eglise ratifie ce choix. Son président, S. Athanase, confesse "trois hypostases d’une seule ousia", trois Personnes d’une seule essence. D’où venait ce terme ?

Hypostase se lit chez Aristote, mais pas au sens philosophique, lequel n’apparaît guère qu’au IIIe siècle chez Plotin. Il a le sens de "réalité véritable" par distinction de ce qui n’est qu’une apparence. Mais son emploi en ce sens est plus ancien. La première attestation s’en trouve dans l’Epître aux Hébreux où le Fils est appelé "empreinte de l’hypostase du Père" ; le terme signifie alors non la personne, mais la substance, c’est-à-dire la "réalité propre". Or, ce sens ne s’effacera jamais tout à fait. On comprend les débats et les hésitations de beaucoup de Grecs : hypostase ne saurait désigner les Personnes dans leur distinction, puisqu’il se dit de leur réalité commune, de leur nature divine unique, ce que le concile de Nicée, en 325, avait lui-même canonisé en déclarant que le Fils n’était pas "d’une autre hypostase ou substance (ousia) que le Père". C’est grâce aux efforts de S. Grégoire de Nazianze que l’équivalence d’hypostase et de prosôpon, et sa distinction d’avec ousia, furent de mieux en mieux reconnues et consacrées par le Magistère de l’Eglise.

Les latins ne connurent pas les débats des Grecs, ayant été dotés dès le début d’une terminologie adéquate. Tertullien, le premier, désigna chacun des Trois comme des personae d’une unique substantia. Persona, d’abord le "masque de théâtre", puis, par métonymie, le "personnage", en était venu, chez Cicéron, à signifier le rôle d’intervenant dans un procès, l’homme singulier. Persona, sans passé philosophique, n’engageait la théologie dans aucune controverse et conférait à son langage précision et clarté. Ce n’était pas le cas de substantia, source de difficultés avec l’Orient.

Comment traduire ousia, participe présent substantivé d’einaï, "être" ? Le verbe esse en latin classique n’a pas de participe présent. Cicéron aurait forgé le néologisme essentia à partir de l’infinitif esse (être) et du suffixe substantivant -ntia. […] Quant à substantia, d’où venait-il ? La plupart des spécialistes s’accordent à y voir un décalque du grec hypostasis (sub-stantia = hypo-statis). Les Pères latins héritèrent tout naturellement du vocabulaire des philosophes latins si bien que pour eux il est absolument certain que par hypostasis il faut entendre la substance. Appliqué à Dieu, le terme ne peut donc désigner l’Essence divine tout entière.

Telle est la cause essentielle des difficultés considérables qui s’élevèrent entre Grecs et Latins lorsqu’on en vint à comparer les formulations trinitaires. Affirmer que dans la Trinité, il y a trois hypostases, pour une oreille latine, c’est affirmer qu’il y a trois substances, c’est-à-dire trois réalités divines, et donc trois Dieux. C’est du trithéisme. […]

[L’œuvre de pacification] […], nous la devons d’abord à S. Athanase, mais aussi et surtout à ceux qu’on appelle les Pères Cappadociens (S. Basile, S. Grégoire de Nysse et S. Grégoire de Nazianze). "Il faut en finir avec cette ridicule querelle, élevée entre frères, comme si notre religion consistait dans les mots et non dans les choses". Ces paroles prononcées au 1er Concile de Constantinople portèrent leur fruit. L’équivalence de personne et d’hypostase fut reconnue par tous et consacrée réellement par l’usage qu’en firent plusieurs Conciles ultérieurs. […]

Cependant, une fois cette équivalence reconnue, il restait encore une ambiguïté de vocabulaire : on pouvait assurément transporter le mot hypostasis tel quel du grec au latin, mais il devenait à coup sûr impossible de continuer à le traduire par substance (substantia). C’est alors qu’apparut la nécessité d’un néologisme qui traduisît hypostase dans le nouveau sens que lui avait conféré son usage théologique, c’est-à-dire celui de personne. C’est à quoi servit le terme de subsistentia, subsistence.  […] Subsistence et personne sont synonymes parce que la personne est vraiment subsistente. Il est peut-être regrettable que le terme de subsistence ait, par la suite, perdu le sens concret de personne (qui est celui des Conciles) pour désigner plus abstraitement une manière d’être de la personne. Quoi qu’il en soit, selon la définition de S. Thomas, subsister se dit de ce qui existe en soi-même et non en autre chose. Parler de relations subsistentes, c’est donc parler de relations qui subsistent en elles-mêmes, et non en autre chose.

Auteur: Borella Jean

Info: Amour et vérité, L’Harmattan, 2011, Paris, pages 216-218

[ élaboration ] [ historique ] [ étymologie ]

 

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idéologie

La première étape de cette absolutisation [du progrès] résulte de la révolution scientifique qui s’opère, à partir du XVIe siècle, avec Copernic, puis Galilée, Kepler, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton et tous les savants du XVIIe siècle. Apparaît alors l’idée d’une caducité définitive de la science antique, que résume le nom d’Aristote. Ce qui engendre chez beaucoup le sentiment nouveau d’une supériorité automatique du présent sur le passé.

Est-il donc vrai qu’il suffit de venir après les autres pour être plus savant, et partant, plus puissant ? En fait, s’il en était bien ainsi, alors la loi du progrès devrait se vérifier aussi dans le passé. On est loin de compte. Du Vie siècle avant Jésus-Christ, époque à laquelle remontent les connaissances historiques certaines, jusqu’à l’extrême fin du Moyen Age, donc en deux mille ans environ, on ne voit pas de progrès scientifique majeur et continu, rien de comparable, en tout cas, à ce qui s’est produit dans les trois derniers siècles. […]

Cette simple remarque suffit à renverser la thèse du progrès nécessaire. Il faut qu’il se soit passé autre chose au XVIe siècle qu’une accumulation automatique du savoir. Ce qui est apparu, en fait, c’est un nouvel esprit, grâce auquel la possibilité scientifique a pu se développer, alors qu’avant, un esprit différent interdisait aux mêmes virtualités scientifiques de s’inscrire dans un processus de progrès. Cet esprit est celui qu’Auguste Comte appela l’esprit positif : il consiste très exactement à se détourner d’une connaissance contemplative pour se tourner vers une science technicienne […]. […]

L’exemple scientifique est intéressant parce qu’il fournit déjà tous les éléments qui rendent l’idée de progrès (absolu) si contradictoire : cette contradiction est celle de la continuité et de la nouveauté. Le progrès – relatif – suppose l’amélioration dans la continuité. Nous en avons vu des exemples. Telle quelle, cette notion est parfaitement cohérente.

Mais l’idée de progrès – absolu – n’apparaît effectivement et historiquement, que dans la discontinuité, dans une "rupture épistémologique", dirait Bachelard. En ce sens, il n’y a pas de progrès de la science aristotélicienne à la science galiléenne, mais "émergence" d’autre chose à quoi Aristote n’avait jamais pensé : la science galiléenne n’est pas un perfectionnement de la science aristotélicienne, elle en est la négation, le refus, la mort. […]

Pourtant ils [les galiléens] ne peuvent pas penser cette nouveauté comme telle, la "thématiser", sans aussitôt en accuser la radicale contingence. L’existence se justifie par généalogie. Légitimer ce que l’on est, c’est exhiber son père. C’est pourquoi la rupture épistémologique se thématise sous la forme du progrès. L’homme moderne se voit comme le résultat heureux d’une évolution multiséculaire, non comme un accident historique. Cette évolution n’est en fait qu’une généalogie fictive, un passé reconstruit pour rendre raison du présent. L’idée de progrès introduit bien une perspective temporelle, mais dont la fonction est beaucoup plus de justifier le présent que d’éclairer le passé. Le progrès, c’est maintenant. La vérité, c’est le présent.

L’idée de progrès franchit une deuxième étape avec le bouleversement politique et social que représente la Révolution française de 1789. Après l’élan inaugural que lui imprime la révolution scientifique, elle accède ainsi à la pleine conscience d’elle-même et se formule en philosophie de l’histoire, dont elle est le vrai sens, et définit par là le destin de l’humanité tout entière. Ces trois notions : progrès, humanité, histoire, sont étroitement connexes, et finalement contemporaines. C’est alors que le progrès devient vraiment absolu. Il n’est plus seulement progrès des connaissances scientifiques, mais progrès tout pur, en soi, et perd ainsi toute mesure. C’est la naissance du progressisme. […]

La troisième étape correspond à la théorie évolutionniste. Elle étend l’idée de progrès au cosmos tout entier. Ce n’est plus seulement l’humanité qui est entraînée dans un processus de perfectionnement indéfini, mais c’est la réalité physique qui possède une histoire et qui, à travers des phases que l’imagination ne se lassera jamais d’inventer, même si la nature n’en fournit aucun, accède progressivement à l’Esprit absolu. […] A. Comte assignait au progrès une double fonction : amélioration de la condition humaine, et amélioration de la nature humaine. Si le progressisme politique apporte la promesse de la première, le progressisme biocosmique apporte la certitude de la seconde. Nous sommes des mutants de la conscience. L’homme est le présent de la Sainte Evolution. Mais il dessine déjà le visage du futur. En lui s’amorce le Dieu du plérôme cosmique, en route vers le transhumanisme. 

[…] elle [la fiction évolutionniste] fournit si bien un contenu à l’idée de progrès, elle correspond si bien à nos désirs les plus profonds, qu’en toute inconscience scientifique, nous l’érigeons en dogme. Elle devient, elle est devenue, la composante essentielle de la mentalité moderne. Elle est si bien mêlée à toutes nos pensées, nos rêveries, à tous nos espoirs, que nul ne peut la mettre en doute sans un effort quasi surhumain. 

Auteur: Borella Jean

Info: Tradition et modernité, L'Harmattan, Paris, 2023, pages 154 à 156

[ critique ] [ fantasme ] [ imaginaire ]

 

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philosophie

La doctrine classique de l’analogie dans la scolastique moderne se donne pour une systématisation achevée de la pensée d’Aristote sur le sujet, complétée et mise au point par saint Thomas d’Aquin. Elle nous apprend que, selon Aristote, il y a deux sortes d’analogie :

1° L’analogie de proportionnalité, dont la notion est empruntée aux mathématiciens. Elle se formule ainsi : a/b = c/d. Transposée hors de son domaine d’origine, elle devient : a est à b ce que c est à d. Autrement dit, le rapport de a à b  est identique au rapport de c à d. Il s’agit d’un rapport (d’égalité ou d’identité) entre des rapports. […]

2° L’analogie dite "d’attribution" parce qu’elle qualifie le mode selon lequel un même terme est "attribué" (à dessein et volontairement = a consilio et non par hasard = a casu) à deux entités différentes lorsque cette attribution n’est ni univoque, ni équivoque ; ici, ce ne sont plus les entités qui sont qualifiées d’analogues, mais l’attribution du terme qui est analogique. Qu’est-ce à dire ?

Il y a univocité lorsque le terme unique attribué à deux entités différentes garde le même sens : ainsi, "animal" se dit de l’homme exactement au sens où il se dit du chien. Il y a équivocité lorsque le terme attribué ne garde pas le même sens selon les entités auxquelles il est attribué : ainsi, "chien" se dit de l’animal et de la constellation de ce nom. […] On constate […] que le langage peut appliquer un même terme à des entités différentes d’une façon qui n’est ni vraiment univoque, ni simplement équivoque. L’exemple classique (repris d’Aristote) est, au Moyen Age, celui de l’adjectif "sain" qui est attribué à l’animal, au remède, à la boisson et à l’urine. A l’animal, "sain" est attribué au sens propre ; l’animal est l’être en qui se réalise proprement la santé ; au remède, à la boisson, à l’urine, "sain" est attribué analogiquement […]. Nous ne sommes pas condamnés à l’alternative : ou signification univoque, ou pas de signification (car la signification équivoque est en réalité une non-signification) ; mais il y a place pour un mode intermédiaire de signification, que l’on appellera "analogique". Cette façon de situer l’attribution analogique en intermédiaire entre l’attribution univoque et l’attribution équivoque est constatée dans toutes les doctrines médiévales et en constitue le point fondamental.

Maintenant, si nous scrutons ce mode analogique d’attribution, nous remarquerons qu’il se fait toujours en référence à une première entité (que l’on appellera, pour cette raison, le "principal analogué") dans laquelle le terme attribué a sa pleine signification réaliste […]. [les autres entités qui ne sont attribués que postérieurement ou secondairement sont appelés "analogués seconds"]

Une deuxième remarque s’imposera, qui jouera un rôle de plus en plus important dans l’évolution de la doctrine thomasienne. Si l’on considère l’analogie d’attribution dans les seconds analogués, on s’aperçoit qu’elle n’a pas exactement le même sens selon qu’il s’agit du rapport d’analogie que les seconds analogués soutiennent entre eux […] sur la base de leur commun rapport au premier analogué, ou selon qu’il s’agit du rapport que chaque second analogué, pris séparément, soutient avec ce premier analogué […]. Cette seconde relation (qui varie d’ailleurs selon les analogués) est le fondement déterminé de la première.

Cette première relation est définie "de plusieurs par rapport à un seul" (plurium ad unum) ou encore "de deux termes par rapport à un troisième" (duorum ad tertium) […]. [La] seconde analogie qui existe entre chaque analogué, pris séparément, et l’analogué premier (ou principal) se nomme analogie "de l’un par rapport à l’autre" (unius ad alterum). […] [si le terme caractérisant les analogués seconds n’est attribuée ni à l’un, ni à l’autre, il s’agit d’une analogie d’attribution extrinsèque]

En est-il toujours ainsi ? Non. Il y a des cas où un même terme s’attribue à des réalités différentes en gardant formellement, dans une certaine mesure, la même signification. Il s’agit bien d’une analogie d’attribution, soit "de l’un par rapport à l’autre", soit "de plusieurs par rapport à un seul", mais qui n’exclut pas que le terme attribué désigne une propriété intrinsèque à chacune des entités auxquelles il est attribué, qu’il s’agisse d’analogué premier ou d’analogués seconds. Ainsi, quand nous disons : la quantité est (existe), la qualité est (existe), nous attribuons bien l’être à deux "catégories" (la quantité et la qualité) comme une propriété intrinsèque à chacune d’elles, parce que ces catégories (ou "prédicaments") existent bien réellement ; l’être ainsi attribué est même le seul point que la quantité et la qualité possèdent en commun, et qui permet de les introduire dans une relation d’analogie. Cependant, ni la quantité, ni la qualité ne possèdent l’être par elles-mêmes. Considérons la quantité "trois" et la qualité "vert" : elles n’existent pas à l’état isolé et ne se rencontrent jamais en tant que telles, mais seulement comme, par exemple, le nombre et la couleur des feuilles du trèfle. Le trèfle, lui, existe par lui-même, c’est une substance individuelle ; "trois" et "vert" n’existent que de son existence, ce sont des accidents, et l’être ne leur est attribué que par référence à l’être de la substance. C’est l’analogie "de plusieurs par rapport à un seul", dite encore "de deux termes à un troisième". Maintenant, si on compare l’être de la quantité à l’être de la substance (analogie "de l’un par rapport à l’autre"), on voit que l’attribution de l’être à l’une est proportionnelle à l’attribution de l’être à l’autre : la quantité n’existe qu’à proportion de l’existence de la substance. Il y a donc un ordre d’attribution de l’être "par priorité et par dérivation" (per prius et posterius). Plus précisément, l’analogie d’attribution signifie cet ordre même et exprime cette loi ontologique que, dans la réalité, il n’y a pas une pure fusion du multiple dans l’unité d’un être monolithique, ni une pure diffusion ou dissémination de l’être dans une multiplicité d’entités isolées et sans rapport les unes avec les autres, mais une hiérarchie de rapports de participation à l’être.

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 32 à 36

[ principe ] [ résumé ] [ types ] [ occidentale ]

 
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hérésie

"La théologie, déclarait le Docteur Martin Luther, est surtout usage et pratique, et ne consiste point en spéculations, ou à réfléchir, selon notre raison, aux choses de Dieu" [Propos de table, page 240]. Dans cette affirmation transparaît le souci premier du Réformateur, qui est d’ordre moral ; le protestantisme est d’abord une révolte contre ce qui lui paraît indigne de Dieu. Son impulsion originelle ne lui est pas donnée par un désaccord d’ordre doctrinal, mais par le souci brûlant de l’honneur de Dieu, ce qui est bien le piège le plus subtil que le diable puisse tendre à notre orgueil. Ce qu’il ne peut supporter, ce n’est pas seulement telle ou telle thèse dogmatique réputée fausse en elle-même, mais c’est qu’on puisse l’attribuer à Dieu ou affirmer qu’elle le concerne. Les dogmes qu’il refuse ne sont pas tellement à ses yeux des erreurs que des blasphèmes et des sacrilèges. Evidemment, dans une telle attitude, c’est le Réformateur qui s’institue lui-même gardien et protecteur de l’honneur de Dieu. Mais l’orgueil qu’elle implique est comme justifié par la noblesse de la tâche qu’il s’arroge. C’est seulement de cette manière que l’on peut saisir l’unité des deux aspects, individuel et communautaire, de la réforme luthérienne.

On sait que la théorie de la justification par la foi est apparue au jeune Luther comme l’intuition libératrice mettant fin à l’épouvantable angoisse qu’engendrait en lui le sentiment de sa damnation. Cette angoisse insurmontable témoigne déjà, chez lui, d’un affaiblissement considérable de la fonction spéculative : les vérités doctrinales, conçues par son intelligence, sont impuissantes pour l’apaisement des troubles de son âme ; les certitudes intellectuelles étant inefficaces, il réclame une certitude existentielle et subjective. Or, relativement à Dieu, il n’y a d’autre certitude existentielle, du côté humain, que celle de la foi vécue et ressentie. Et Luther ne saurait douter de sa propre volonté de croire. Cette foi subjective, réduite au sentiment que l’on a de sa propre volonté de croire, peut-elle constituer un signe certain de salut capable de nous arracher à l’angoisse de la damnation ? Après beaucoup de recherches, Luther pense avoir trouvé la réponse affirmative en saint Paul qui dit, dans l’Epître aux Romains : "le juste vit de la foi". La foi est donc la vie du juste. Qu’est-ce que le juste ? Ce n’est pas celui qui est jugé tel, mais celui qui est rendu tel, qui est établi dans un état de justice ; c’est ce qu’on appelle la justification. Et qu’est-ce que la foi ? C’est croire en Jésus-Christ qui nous a rachetés par sa mort. Or, c’est précisément cette foi qui, selon saint Paul, sera imputée à justice. En conséquence, pour être justifiés (=sanctifiés), il ne nous est rien demandé de plus que de croire au salut dans le Christ, c’est-à-dire de croire à la certitude du salut. En douter, c’est précisément se ranger parmi les réprouvés ; croire que le Christ nous sauve, c’est être sauvé, puisque c’est cette foi seule que Dieu exige de nous.

Cette découverte […] entraîne […] une certaine conception de la justice et de la foi qui est la seule digne de Dieu. […]

Pour la justification, elle fait honneur à Dieu parce qu’elle attribue la justification du pécheur à la seule justice du Christ, celle dont "il nous revêt" : c’est la justice externe ou forensique. […] En effet, nous ne sommes par nous-mêmes capables d’aucun bien. Notre nature est pécheresse et le demeure même dans la justification, car cette justification est uniquement celle de Jésus-Christ. La bonté de la nature humaine étant entièrement détruite, aucune œuvre n’est bonne par elle-même : "toute œuvre du juste est damnable et péché mortel si Dieu la juge telle". […]

Quant à la loi, elle fait honneur à Dieu parce qu’elle consiste uniquement à donner sa confiance à Sa parole évangélique : "Notre foi accorde à Dieu l’honneur de pouvoir et de vouloir faire ce qu’il a promis, à savoir de justifier les pécheurs" [Propos de table, t. 1, page 191]. Autrement dit, si nous voulons rendre justice au texte de l’Ecriture, rendre à sa parole l’honneur qui lui est dû, il nous faut adopter l’exégèse luthérienne, et rejeter le papisme avec sa conception de la "justice inhérente" à la nature de l’être humain, rejeter la doctrine d’une grâce dont l’œuvre propre, pour les catholiques, n’est pas de supprimer la nature, mais de la parfaire.

C’est pourquoi l’impératif morale de l’honneur de Dieu fait obligation au croyant luthérien de rejeter aussi l’Eglise romaine dont, non seulement les péchés, mais la structure même sont une offense à Dieu. Il n’est pas étonnant que la révolte luthérienne se soit essentiellement traduite par la haine de l’institution romaine et la constitution d’une Eglise qui se veut pure communauté spirituelle de croyants. C’est qu’en effet, en vertu de sa nature éthique ou morale, le protestantisme n’envisage l’orthodoxie que sous l’angle de l’orthopraxie. C’est la pratique chrétienne effective qui, pour lui, est le signe de la vraie foi et de la vraie doctrine. Et même, il faut bien le constater, en réduisant l’acte de foi à l’élément de la volonté, il se condamne en même temps à réduire la théologie à la morale, l’orthodoxie à l’orthopraxie. La foi droite s’épuise dans la conduite juste. Or l’Eglise, comme réalité sociale et historiquement définie, exprime l’ensemble des règles qui déterminent la vie et le comportement des chrétiens. Elle est comme la synthèse objective et visible de la foi telle qu’elle est effectivement pratiquée. Il ne peut donc y avoir place, dans l’agir chrétien, pour deux Eglises authentiques, c’est-à-dire pour deux pratiques authentiques du christianisme : l’une exclut l’autre, parce que tout acte, dans le présent de son accomplissement, exclut tout autre acte. Le schisme de l’Eglise grecque a vraiment amputé l’Eglise de Rome d’une partie d’elle-même, et l’on peut souhaiter leurs retrouvailles sous l’autorité du Vicaire du Christ. Mais la constitution du protestantisme en Eglise nouvelle n’a rien ôté à l’Eglise de Rome, elle l’a purement et simplement "supprimée" et "remplacée". […] Le protestantisme n’est pas une portion de l’unique Eglise chrétienne ; c’est le seul "vrai christianisme". Et, qu’on le veuille ou non […], si ce n’est pas le protestantisme qui devient catholique, c’est le catholicisme qui deviendra protestant.

Tel est le deuxième type hérésiologique que nous présente l’histoire. Il révèle principalement l’élément volonté dans l’acte de foi ; il concerne essentiellement l’agir chrétien et s’exprime nécessairement par la constitution d’une nouvelle Eglise à cause de la nature exclusive de toute pratique quand elle est érigée en orthopraxie, alors que le premier type hérésiologique concernait essentiellement le connaître chrétien et s’exprimait nécessairement par la définition de thèses dogmatiques.

Auteur: Borella Jean

Info: Le sens du surnaturel, L'Harmattan, 1997, pages 40 à 44

[ caractéristiques ] [ résumé ]

 

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