Je t’ai donné et tu ne m’as rien rendu. Je n’en ai pas eu le bénéfice. Mais toi, tu as eu le bénéfice de savoir que tu es aimé et que tu aimes. Alors jaillit un lien nouveau de nouvelle alliance, une "alliance" d’amour entre les êtres sans bénéfice commercial.
Le Samaritain a donné sans rien recevoir en retour et le blessé pourra en faire autant avec d’autres.
"Va et fais de même", dit Jésus. "Aime ton prochain comme toi-même", c’est-à-dire : "N’oublie jamais cette plus-value de vitalité dont ton prochain t’a fait don, sans s’appauvrir lui-même. En passant, il t’a permis de reprendre, debout, ton chemin".
[…] Rayonner sans être appauvri, c'est le don juste dont sont capables seulement les êtres qui ont le cœur libre et ouvert. C'est aussi une métaphore, dans la vie adulte, de l'amour chaste et secourable des parents pour les petits d'hommes alors que ceux-ci sont dans leur naturelle impuissance corporelle.
[…] S'ils sont vraiment parents, ils agissent ainsi sans même avoir le sentiment qu'ils font un sacrifice : ils ne peuvent pas faire autrement.
Leur attitude serait pervertie si, ayant accompli leur désir de parents, ils demandaient à leurs enfants d'avoir de la reconnaissance. Les parents ont donné l'exemple ; aux enfants, devenus parents, de faire de même à l'égard de leurs enfants.
[…] On pourrait dire aussi : "Notre âme, c'est l'autre." Chacun pris individuellement ne peut rien connaître de son âme. Jamais nous ne saurons si nous avons une âme. L'âme que nous sentons confusément, le vibrant point focal ultime de notre supposée identité, bref, l'âme que nous "avons", est dans l'autre. Sinon il n'y aurait même pas de parole ni de communication.
Si la participation mystérieuse de l'être à laquelle "je" prétends n'était pas venue d'un autre —, père, mère, pour commencer —, puis entretenue et reconduite par des compagnons de route, je ne participerais plus à l'être.
[…] Chacun veut sauver sa petite âme, son petit avoir, alors que ce que nous avons c'est l'autre. "Qui veut sauver son âme, la perdra, a dit le Christ, et qui la perdra, la sauvera."
Alors pourquoi parler d'âme à sauver ? Mots insensés, étrangers au message de la Nouvelle Alliance et étranger à la psychologie la plus élémentaire.
Cette manie de sauver son âme a correspondu à un moment dans l'Église où elle fut, pourrait-on dire, condamnée par la philosophie d'une époque. Celle où le philosophe disait : "Je pense donc je suis." Autre parole insensée et morte !
En effet, je ne peux penser qu'avec les mots d'autrui. Dans le temps et dans l'espace, il y a une rencontre d'un être vivant et des paroles reçues des autres qu'il assemble et répète pour lui-même. Mais de qui a-t-il pris son existence, de qui a-t-il appris à vivre ? Face à qui dit-il "je" ? Où est "je" qui pense ?
On devrait dire : "Ça pense et moi l'exprime." Si je te sais m'entendre, je me sais parlant. Sans toi je n'ai pas d'existence. Mais l’existence n’est pas tout de l’être, l’existence n’en est qu’un phénomène perceptible.
L’existence d’un homme n’est-elle pas l’ombre de l’Être ? Et ce que nous appelons notre âme n’est-ce pas notre lumineux et invisible fétiche identitaire ?
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Info: L'évangile au risque de la psychanalyse, tome 1, éditions du Seuil, 1977, pages 163 à 165
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