essai philosophique

La phénoménologie est chez Hegel la science du phénomène, non pas la science expérimentale de tel ou tel phénomène objectif particulier, mais la science spéculative de la connaissance elle-même, appréhendée et s’appréhendant dans son apparition progressive à l’occasion de ses expériences successives. Combinée au mot "esprit" sur un mode quasi paradoxal, sans qu’on sache si le génitif "de l’esprit" est subjectif ou objectif, une mutation sémantique l’éloigne cependant assez tôt de la psychologie du sujet connaissant et l’entraîne du côté de l’histoire, loin du mythe pentecôtique de la manifestation immédiate de l’esprit dans des langues de feu, ou, si l’on veut, du phénomène absolu. […]

Comme Hegel l’explique dans son Introduction en combinant les mots Zweifel (le doute) et Verzweiflung (le désespoir comme perte totale de la confiance), la phénoménologie étudie pas à pas le long processus douloureux de dévoilement, pour la conscience, de ce qui est en vérité, l’expérience progressive de tout ce qui est trompeur, incomplet, séducteur, mais aussi mort ou dépassé, dans le rapport de la conscience des hommes à ce qui est. […]

La phénoménologie penchée sur les expériences apparemment contingentes et impures de la conscience pourrait sembler une démarche empiriste. Mais elle est d’emblée conçue comme dépassement des données de l’expérience et comme passage, dans et par les expériences désespérantes, à une plus grande pureté et substantialité du savoir. C’est à ce titre qu’elle prend la place, pour les invalider pratiquement, des préliminaires à toute formulation du savoir requis par la philosophie critique. Elle n’examine pas préalablement les conditions de possibilité du savoir vrai et la nature de la certitude, mais "se jette à l’eau pour savoir nager", réfute performativement la notion de préalable en se déclarant elle-même d’emblée scientifique et débouchant sur une connaissance de plus en plus absolue, non relativisée par un préambule critique excluant la chose-en-soi du savoir.

La seconde moitié du titre, "de l’esprit", peut sembler pompeuse et vaguement théologique en regard de cette patiente besogne : si mens (dans l’annonce en latin du cours de 1807) n’est pas spiritus, Geist en allemand connote beaucoup plus directement encore la spiritualité chrétienne, voire le clergé : der Geistliche est un ecclésiastique. A ceci près que si "esprit" détermine "phénoménologie", "phénoménologie" détermine aussi "esprit". L’esprit est ici un principe spirituel à l’œuvre d’un bout à l’autre d’un processus menant à la science, mais d’abord présent sous différentes figures déterminées que le philosophe moderne distingue comme autant de moments partiels, la première étant la certitude sensible de la conscience naturelle, une espèce de croyance naïve, et la dernière, qui contient et dépasse toutes les autres, et à proprement parler n’en est plus une, étant le savoir absolu (la science qui ne doute plus) une fois le long voyage d’apprentissage parvenu à son terme…

[…] L’esprit se manifeste donc d’abord à lui-même dans l’expérience que fait d’elle-même, et de ce qu’elle rencontre, la conscience dite naturelle – ce qui signifie pour Hegel non pas un état de nature, mais un niveau de naïveté spirituelle déterminée par l’environnement historique, le point où l’on en est. La conscience (das Bewusstein : littéralement, l’ "être conscient") est un état, un être face à de l’être, un être existant dans son environnement : l’esprit dans son monde. Et l’être qui fait face à l’être-conscient est ce qu’on appelle, en français, son objet, d’un mot où disparaît la topique de face-à-face, constamment présente dans l’allemand Gegenstand, qui éclaire considérablement de nombreuses phrases de la Phénoménologie.

[…] Dans le long apprentissage du vrai, l’esprit comme conscience va peu à peu gagner en assurance et comprendre que ce qui se tient face à lui, non comme un miroir, mais comme un monde opaque, c’est lui-même, qu’il est ce qui lui fait face comme un autre-que-lui, et qu’il peut, ou doit, y agir et être soi, faire que ce qui est sien soit, et que ce qui est soit totalement sien. Et quand cette identité est posée, au terme du sixième chapitre du livre, la réconciliation objective ou historique de la conscience et de la conscience de soi ainsi produite peut être de nouveau intériorisée dans le moment religieux de l’esprit (où esprit finit par se confondre avec Saint-Esprit), mais seulement dans l’élément de la représentation, avant que soit pensée par la philosophie (la science) dans le savoir absolu l’identité de ces deux réconciliations objective et intérieure. 

Auteur: Lefebvre Jean-Pierre

Info: Présentation in La Phénoménologie de l'esprit de Hegel, Flammarion, Paris, 2012, pages 26 à 30

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