désillusion

Il n'aimait personne et personne ne l'aimait, et celui lui convenait parfaitement, le respect c'était autre chose, cela allait de soi, découlait, hélas, de la bêtise humaine, contre laquelle il était impuissant, non pas qu'il s'en souciât, non, c'était le cadet de ses soucis, mais lorsqu'il y était confronté, il pouvait en souffrir terriblement, c'était du reste ce qui avait motivé sa première prise de décision, car le fait d'avoir abandonné la science, la pratique scientifique, les recherches scientifiques, n'était pas à proprement parler une décision mais une suite logique de sa perte soudaine d'intérêt pour les mousses, ces mousses auxquelles il avait consacré à sa vie entière et qui lui avaient permis d'acquérir une renommée internationale, un jour, en effet, alors qu'il regardait par le fenêtre, il aperçut l'enseigne du Penny Market et une longue file d'attente qui serpentait, piaffant d'impatience, quelques minutes avant l'ouverture du magasin, tout ça parce que les tomates en grappe et la bouteille d'un demi-litre de Coca-Cola y étaient en promotion, eh bien, en voyant cela, il perdit instantanément le goût pour les études scientifiques, se dit subitement que tout ce qu'il savait sur les mousses, ce qu'il était le seul au monde à savoir sur les mousses, était totalement superflu, non mais franchement, quel était l'intérêt d'étudier les mousses, en plus de ça d'y consacrer sa vie entière, et plus généralement, à quoi bon s'intéresser à quoi que ce soit, quel était l'intérêt de figurer, comme la revue Nature l'affirmait, parmi les trois plus grands spécialistes des mousses du monde, j'en ai rien à foutre, déclara-t-il dans son légendaire langage fleuri, rien à foutre des mousses, répéta-t-il en élevant la voix, finies les mousses, je ne leur accorderai même plus un seul regard, pourquoi est-ce que je devrais les regarder ? Hein ? à cause de la revue Nature ? ou pour que dans ce trou paumé, dans cette ville pourrie, tous les bouffis d'abrutis décérébrés me saluent quand ils me croisent, ou alors précisément à cause des mousses, les mousses n'en ont rien à foutre que je les observe ou pas, elles se fichent ce que je sais d'elles, de ce que je pense d'elles, les mousses existent, un point c'est tout, et moi j'existe, un point c'est tout, et ça suffit amplement, voilà comment cela avait démarré, cependant à l'époque on ne pouvait pas encore parler de décision, mais plutôt d'un certain état psychologique dans lequel il avait lentement sombré, et si le Coca-Cola et les tomates en grappe n'avaient pas été en promotion au Penny Market ce jour-là, les choses auraient peut-être pris une tournure différente (...)

Auteur: Krasznahorkai Laszlo

Info: Le Baron Wenckheim est de retour

[ déclic ] [ inutile expertise ] [ désenchantement ] [ rupture ]

 

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