Q : - De votre père, décédé en 1999, vous dites : " Je l'aime tellement que sa mort n'a jamais eu lieu..."
CB : - C'est une parole d'amour qui est comme toutes les vraies paroles d'amour : exagérée. Ce que j'ai voulu signifier, c'est que son absence n'a jamais eu lieu. J'aimais beaucoup le toucher, tenir sa main dans la mienne, et la mort a rendu le geste impossible. Je ne peux plus lui montrer mes livres, qu'il savait lire adorablement, jusque dans les brumes de la maladie qui lui a détricoté la mémoire. Ma part rationnelle sait très bien que sa mort a eu lieu, qu'une tombe porte son nom dans la ville toute proche. Mais ce savoir n'est rien par rapport à tout ce que je sais d'autre sur mon père, agissant, bénéfique et rayonnant. Il continue de l'être.
Q : - Pourquoi son paquet de Gauloises bleues était-il son " bréviaire " ?
CB : - Il venait d'un milieu ouvrier pauvre du Creusot et travaillait aux usines Schneider où il était devenu professeur. Mais il restait imprégné du ciel ouvrier des Gauloises bleues, c'est-à-dire d'un milieu où lire était un peu soupçonnable, équivalent à une perte de temps. Or quand je commençais à écrire, il m'a dit un jour à la table familiale : " Reprends de la viande. Pour ce que tu veux faire, il faut des forces. " Cette intelligence de l'autre est bouleversante. Mon père est la première figure de la générosité qui est venue vers moi. Ma gratitude envers lui a la profondeur du ciel étoilé. Je vois la cendre de la cigarette qui tombe dans sa main en coupelle, un geste comme une manière bien à lui d'adoucir toutes les chutes de la vie. La beauté du langage, c'est parfois de ressusciter une personne avec un seul détail.
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Info: Interview, magazine LaVie, 2015
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