philosophie-théologie

[…] au fond, tout ce que Saint Thomas [d'Aquin] a dit des Idées était dans son esprit une concession de plus faite au langage d’une philosophie qui n’était pas vraiment la sienne. C’était aussi, n’en doutons pas, la reconnaissance de l’autorité théologique de Saint Augustin. 

En effet, l’exposé du problème et sa discussion dans le Contra Gentiles (I, 44-71) relègue à l’arrière-plan la notion d’idée divine. Celle-ci fait de brèves apparitions aux chapitres 51 et 54, où il est question de la manière dont une pluralité d’objets peut être dans l’intellect divin sans en rompre l’unité, mais Saint Thomas n’en fait mention que comme d’un artifice employé par Saint Augustin pour "sauver dans une certaine mesure l’opinion de Platon". Celui-ci, dit Saint Thomas, pour éviter d’introduire de la composition dans l’intellect divin, a situé les Idées hors de Dieu, comme des formes intelligibles subsistant en elles-mêmes. Mais on n’évite ainsi un inconvénient que pour s’exposer à plusieurs autres, car, d’abord, puisque Dieu devrait alors prendre connaissance d’objets autres que son essence, sa perfection dépendrait d’êtres autres que lui-même, ce qui est impossible ; en outre, puisque tout ce qui n’est pas son essence est causé par elle, ces formes intelligibles devraient être causées par Dieu, et comme il ne pourrait les causer sans les connaître, la connaissance qu’il en a ne peut dépendre d’elles, mais seulement de lui. De toute manière, il ne suffirait pas de poser des Idées hors de Dieu pour expliquer la connaissance qu’il a des choses ; pour que Dieu connaisse les formes des choses, il faut qu’elles soient dans l’intellect divin lui-même. La solution platonicienne du problème est donc inopérante ; la Somme contre les Gentils ne semble pas avoir jugé nécessaire de mettre en œuvre la notion platonicienne d’Idée, entendue de quelque manière que ce soit.

En fait, Saint Thomas n’en a pas besoin, en ce sens qu’il peut exposer la vérité sur ce point sans recourir à aucune notion qui ne découle nécessairement de ses propres principes, ou qui ne coïncide avec l’un d’eux. Dieu est premier moteur ; qu’on le conçoive comme se mouvant soi-même ou comme entièrement immobile, il faut que Dieu soit intelligent. Dans les deux cas, en effet, Dieu meut en tant que désiré, donc en tant que connu, et il ne se peut que ce qu’il meut connaisse sans que lui-même, qui est premier, soit doué de connaissance. Mais nous en revenons aussitôt au grand principe de la simplicité divine. Intelliger est à l’intellect ce qu’être est à l’essence ; mais c’est l’être qui est l’essence de Dieu ; l’intellect de Dieu est donc son essence, qui est son être. […]

Qu’ont à faire les Idées dans une pareille doctrine ? Jean Duns Scot fera pertinemment observer qu’un théologien pourrait fort bien expliquer la vérité sur la connaissance que Dieu a des choses sans faire mention de la notion d’Idée. C’est au moins aussi vrai de la doctrine de Saint Thomas. En effet, pourquoi poserait-on des Idées en Dieu ? Pourquoi expliquer comment, par elles, il connaît les créatures ? Mais Dieu connaît par son intellect, qui est son essence, qui est son esse. Comme le dit Saint Thomas avec force, si l’on veut que toute connaissance se fasse par une espèce intelligible, alors, c’est l’essence de Dieu qui est en lui l’espèce intelligible […].

De là résulte cette conséquence étonnante que, si l’on veut parler d’espèces intelligibles à propos de la connaissance divine, on ne peut lui en attribuer qu’une seule. Dans une des analyses de l’acte de connaître les plus limpides qu’il ait données, (CG. I, 53, 3), Saint Thomas rappelle que, informé d’abord par l’espèce venue de l’objet connu, l’intellect, en connaissant, forme ensuite en soi une espèce intelligible de cet objet, puis, grâce à cette espèce, une sorte d’intention de ce même objet. Cette intention en est la notion intelligible (ratio), que la définition signifie. L’intention connue, ou notion formée, est donc le terme de l’opération intellectuelle dont l’espèce intelligible est le principe. Ainsi donc, un intellect averti par l’objet sensible et son espèce, forme lui-même une espèce intelligible, puis, fécondé par cette espèce, forme la notion intelligible de l’espèce, son intention.

Nous ne pouvons concevoir l’intellection divine autrement qu’à partir de ce que nous savons de la nôtre. On dira donc que Dieu, lui aussi, connaît les choses par l’opération de son intellect et que son intellect les connaît par une espèce intelligible qui lui permet de s’en former une notion, seulement, dans le cas de Dieu, l’intellect est son essence ; pour la même raison (la parfaite simplicité de Dieu), l’opération de l’intellect divin est identiquement cet intellect, lui-même identique à l’essence divine ; enfin (toujours pour la même raison), l’espèce intelligible, principe formel de l’intellection, est identique en Dieu à l’intellect et à son opération, qui le sont eux-mêmes à l’essence, et comme, en fin de compte, l’essence est identique en Dieu à l’être, être et connaître sont en Dieu une seule et même chose : intelligere Dei est ejus esse.

[…] puisque Dieu ne connaît rien que par son essence, il connaît tout par une seule et unique "intention connue" qui est le Verbe divin, à partir d’une seule et unique espèce intelligible, qui est l’essence divine elle-même (CG. I, 3, 5). En somme, si l’on tenait à parler le langage des Idées, il faudrait dire ici qu’il n’y en a qu’une, qui est Dieu. 

Auteur: Gilson Etienne

Info: Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 2011, pages 164-168

[ théorie de la connaissance ] [ analogie ] [ critique ] [ superflue ] [ christianisme ]

 

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