créature-créateur

On ne peut observer la manière dont il [Saint Thomas d’Aquin] conduit cette purification théologique [consistant à dépouiller certaines images des notions qui, les liant à l’être finies, les rendraient inapplicables à Dieu] sans remarquer le principe dont elle procède : la notion de Dieu comme pur acte d’être dont l’essence est identiquement cet être, Ipsum Purum Esse, ou Natura Essendi. Pas un moment de cette dialectique où elle soit perdue de vue ; au contraire, cette notion est comme le ressort, le nerf, la vie […]. On retrouve à chaque pas l’une des opérations dont la suite est décrite dans les deux Sommes : réduction de l’opération à la puissance, de la puissance à la nature, de la nature à l’essence, et de l’essence à l’esse, c’est-à-dire, en dernière analyse, à l’Est de Qui Est.

Il est donc IMPOSSIBLE de professer la théologie de Saint Thomas sans souscrire en même temps à sa notion de Dieu et, par implication, à sa notion de l’être. Certains pensent se mettre suffisamment d’accord avec sa pensée en reliant ses conclusions théologiques à la notion de Dieu conçu comme Être, mais ce n’est pas assez faire si, en même temps, on ne conçoit pas l’être comme fait Saint Thomas.

[…] Pour comprendre la doctrine de Saint Thomas, il faut voir que sa noétique y est entièrement conditionnée par une métaphysique de l’être, et que cette métaphysique requiert une notion de l’être telle qu’elle contienne en soi, et livre au premier coup d’œil, ce qui relie le fini à sa cause première, et ce qui l’en distingue. A partir de ce moment, qui est le premier, il devient également impossible de concevoir le fini comme indépendant de sa cause et de le confondre avec elle. Rien n’est sans Dieu et rien n’est Dieu.

Tous les théologiens l’enseignent et les différences entre eux ne sont que dans la manière de l’enseigner, mais ces différences importent, sinon directement au salut lui-même, qui est la fin propre de la révélation, du moins à l’intellection de la foi, qui est la fin propre de la théologie. Or ce que dit Saint Thomas sur ce point, c’est précisément que la notion première formée par l’intellect n’est pas une notion de l’être si indéterminée qu’elle conviendrait également à Dieu et aux créatures. Au contraire, la notion première, qui est principe premier dans l’ordre de l’appréhension simple, est celle de l’étant (ens), propre à la créature conçue comme "ce qui a l’être" (habens esse) et, par conséquent, inapplicable à Dieu sous cette forme. Car Dieu n’est pas un étant, il n’a pas l’être, il Est.

Si l’on y prend garde, on verra pourquoi, en raison de cette vérité même, des preuves de l’existence de Dieu par voie de causalité sont, chez Saint Thomas, à la fois possibles et nécessaires. Elles sont possibles puisque, partant de l’étant, on peut remonter à l’être comme à la cause de ce que l’étant (ens) a d’être (esse). Elles sont nécessaires précisément parce que, ne partant pas d’une notion indéterminée de l’être en général, mais de l’expérience sensible de l’être de quelque étant, on ne saurait découvrir dans la notion de l’habens esse, par voie analytique et comme a priori, celle, toute différente de l’esse, subsistant par soi comme s’il était à soi-même sa propre essence. Une preuve inductive est alors nécessaire, dont le seul moyen concevable est la causalité.

On voit en même temps la raison profonde pour laquelle, ainsi sauvée de l’ontologisme dès sa première démarche, la doctrine de Saint Thomas est immédiatement orientée vers cette théologie négative et transcendante qui recueille, dans ce qu’il avait de plus précieux, l’héritage de la théologie grecque. […] Quelque nom que nous donnions à Dieu, il faudra toujours ajouter qu’en lui, ce nom signifie la nature, qui est la substance, qui est l’essence, qui est l’ipsum purum esse. De cet être pur, aucune représentation n’est possible, et c’est pourquoi, en fin de compte, l’homme ne peut ici-bas qu’étreindre Dieu par l’amour, au-delà des affirmations et des négations, dans l’obscurité. Aussi Saint Thomas ne dit-il pas seulement que l’être de Dieu nous est mal connu ; c’est "inconnu" qu’on l’a entendu dire. Rappelons-le : Esse Dei est ignotum.

Cette transcendance absolue de Dieu ne s’exprime bien que dans un langage métaphysique où, pour en parler avec le plus de précision possible, on peut dire de Dieu que même ens ne lui convient pas exactement, car Dieu est à l’état pur et exclusivement ce par quoi le fini est de l’étant, grâce à sa participation à l’être. 

Auteur: Gilson Etienne

Info: Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 2011, pages 138-142

[ naturel-surnaturel ] [ distinction ] [ continuité ] [ apophatique ] [ nescience ] [ analogie ]

 

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