Peu de philosophes évitent la tentation de philosopher sans autres présuppositions que la pensée même. […] plusieurs d’entre eux [des philosophes chrétiens] ne cachent pas leur déplaisir quand on les exhorte à regarder et, si possible, à voir une vérité première qui, à ce titre, n’est pas objet de démonstration. C’est pourquoi, tenant la composition d’essence et d’existence dans le fini pour la vérité fondamentale de la philosophie chrétienne, ils n’ont pu supporter l’idée de la laisser à l’état d’affirmation arbitraire et ont entrepris de la démontrer.
Disons d’abord, pour éviter toute équivoque, que la distinction (ou composition) d’essence et d’être, dans le fini est en effet démontrable, sous de certaines conditions, pourtant, dont il importe au plus haut point de comprendre la nature.
[…] on a ramené à trois les principaux types d’arguments par lesquels Saint Thomas [d'Aquin] établit cette distinction fameuse dans les écoles.
Le premier […] est clairement exposé dans le De ente et essentia, IV : "Tout ce qui n’est pas de la notion d’une essence, ou quiddité, lui advient de l’extérieur et fait composition avec cette essence, car nulle essence ne peut être conçue sans ce qui en fait partie. Or toute essence ou quiddité peut être conçue sans que l’on conçoive quoi que ce soit de son existence ; en effet, je peux concevoir ce qu’est un homme, ou un phénix, et pourtant ignorer s’il en existe dans la nature. Il est donc manifeste que l’être est autre que l’essence, ou quiddité."
L’argument est irréfutable, mais que prouve-t-il ? D’abord que l’être actuel n’est pas inclus dans la notion de l’essence. […] Pour qu’une essence passe du possible à l’être, il faut donc qu’une cause extérieure lui confère l’existence actuelle. Il n’y a jamais eu de théologien ou de métaphysicien chrétien pour mettre en doute la validité de cette conséquence. N’étant pas à soi-même la cause de sa propre existence, l’être fini doit la tenir d’une cause supérieure, qui est Dieu. En ce sens, ce que l’on nomme distinction d’essence et d’être signifie simplement que tout être fini est un être créé. Or tous les théologiens l’admettent, mais beaucoup refusent d’en conclure que l’être fini se compose de deux éléments métaphysiques, son essence et un acte d’être en vertu duquel il existe. Dire qu’un être fini n’a pas dans son essence la raison de son être, c’est une chose […] ; dire que, dans ce même être fini, l’existence vient d’un actus essendi auquel tient précisément l’être actuel, c’est autre chose, et qui ne suit aucunement de l’argument en question.
[…] Passons au deuxième groupe d’arguments. Leur schème commun, nous dit-on, est le suivant : "L’être dans lequel essence et existence ne sont pas distincts, l’être dont l’essence même est d’exister, est nécessairement unique, parce qu’il ne pourrait être multiplié sans être différencié, et qu’il ne peut être différencié d’aucune manière. En conséquence, dans tous les êtres créés, l’être se distingue de l’essence." [M. D. Roland-Gosselin, Le "De ente et essentia" de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1926, p. 188]
Ici encore, l’argument est concluant et, cette fois, c’est bien la vérité de la distinction d’essence et d’existence qu’il aboutit à fonder. Voici sans aucun doute la voie royale et préférée des théologiens, car si Dieu est l’acte pur d’être, rien d’autre que lui ne peut l’être ; ce qui prétendrait à ce titre serait l’ipsum purum esse ; ce serait Dieu. Voilà pourquoi tant des théologiens thomistes accusent volontiers de panthéisme ceux qui, sourds à leurs arguments, refusent la distinction d’essence et d’existence dans le fini. Ils se font la partie belle car […] il faudrait d’abord établir que, pour Dieu, être l’Être est être le pur acte d’essence, dont l’essence est l’être même. La valeur de l’argument dépend donc entièrement de celle d’une certaine notion de Dieu à laquelle, quelle qu’en soit la valeur réelle, beaucoup de théologiens, dont certains furent des saints, semblent n’avoir jamais pensé.
Les preuves du troisièmes groupe, "prises de la nature de l’être créé, viennent corroborer ces conclusions". […] Etant, par définition, causé par un autre, "l’être créé ne subsiste point par soi, comme subsiste nécessairement l’être dont l’essence est d’exister ; d’autre part, être un effet ne peut convenir à l’être créé à raison de l’être lui-même, sinon tout être serait essentiellement effet, et il n’y aurait pas de cause première ; être effet convient donc à l’être créé à raison d’un sujet distinct de son être" [ibid.].
Rien ne fait mieux voir à quelle difficulté fondamentale se heurtent toutes ces démonstrations. Prouver que, puisqu’être créé n’est pas essentiel à l’être lui-même, cela ne peut lui convenir qu’à raison d’un sujet distinct de son être, c’est s’accorder la conclusion que l’on voulait démontrer. Car enfin, concédons les prémisses de l’argument, en quoi permettent-elles de conclure que le sujet de l’être créé est réellement distinct de son être ? Or c’est précisément cela qui est en question, et rien d’autre. Tout théologien conviendra que, par définition, un être créé n’est pas identiquement son existence ; il ne l’est pas, puisque, créé, il lui faut la recevoir pour être, mais, d’autre part, il suffit à l’essence créée, pour être, que Dieu la fasse exister, ce qui est proprement la créer. Que Dieu ne puisse créer un être fini sans lui conférer un acte d’esse réellement distinct de son essence, c’est ce qui peut être vrai, mais, à supposer même que ce soit démontrable, l’argument ne l’a pas démontré.
Ces raisons, et toutes celles du même genre, ont ceci de commun qu’elles supposent déjà conçue la notion d’être entendue au sens, non pas de l’étant (ens, habens esse, ce qui est), mais bien de l’acte d’être (esse) qui, composant avec l’essence, en fait précisément un étant, un habens esse. Or, dès qu’on a conçu cette notion proprement thomiste d’esse, il n’y a plus de problème, il ne reste plus rien à démontrer.
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Info: Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 2011, pages 103 à 108
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