Un premier obstacle était qu’après Charles V la France, si on veut employer le vocabulaire de Montesquieu, a cessé d’être une monarchie pour tomber dans l’état de despotisme, dont elle n’est sortie qu’au XVIII siècle. Nous trouvons aujourd’hui tellement naturel de payer des impôts à l’État que nous n’imaginons pas au milieu de quel bouleversement moral cette coutume s’est établie. Au XIVe siècle le paiement des impôts, excepté les contributions exceptionnelles consenties pour la guerre, était regardé comme un déshonneur, une honte réservée aux pays conquis, le signe visible de l'esclavage. On trouve le même sentiment exprimé dans le Romancero espagnol, et aussi dans Shakespeare – "Cette terre... a fait une honteuse conquête d'elle-même."
Charles VI enfant, aidé de ses oncles, par l’usage de la corruption et d’une atroce cruauté, a brutalement contraint le peuple de France à accepter un impôt absolument arbitraire, renouvelable à volonté, qui affamait littéralement les pauvres et était gaspillé par les seigneurs. C’est pourquoi les Anglais de Henri V furent d’abord accueillis comme des libérateurs, à un moment où les Armagnacs étaient le parti des riches et les Bourguignons celui des pauvres.
Le peuple français, courbé brutalement et d’un coup, n’eut plus ensuite, jusqu’au XVIII siècle, que des secousses d’indépendance. Pendant toute cette période, il fut regardé par les autres Européens comme le peuple esclave par excellence, le peuple qui était à la merci de son souverain comme un bétail.
Mais en même temps s’installa au plus profond du cœur de ce peuple une haine refoulée et d’autant plus amère à l’égard du roi, haine dont la tradition ne s’éteignit jamais. On la sent déjà dans une déchirante complainte de paysans du temps de Charles VI. Elle dut avoir une part dans la mystérieuse popularité de la Ligue à Paris. Après l’assassinat de Henri IV, un enfant de douze ans fut mis à mort pour avoir dit publiquement qu’il en ferait autant au petit Louis XIII. Richelieu commença sa carrière par un discours où il demandait au clergé de proclamer la damnation de tous les régicides ; il donnait comme motif que ceux qui nourrissaient ce dessein étaient animés d’un enthousiasme bien trop fanatique pour être retenus par aucune peine temporelle.
Cette haine atteignit son degré d’exaspération le plus intense à la fin du règne de Louis XIV. Ayant été comprimée par une terreur d’intensité égale, elle explosa, selon la coutume déconcertante de l’histoire, avec quatre-vingts années de retard ; ce fut ce pauvre Louis XVI qui reçut le coup. Cette même haine empêcha qu’il pût y avoir vraiment une restauration de la royauté en 1815. Aujourd’hui encore, elle empêche absolument que le Comte de Paris puisse être librement accepté par le peuple de France, malgré l’adhésion d’un homme comme Bernanos. À certains égards c’est dommage ; beaucoup de problèmes pourraient être ainsi résolus ; mais c’est ainsi.
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Info: L'enracinement, Editions Gallimard, 1949, pages 135 à 137
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