Il faut que la prescription joue ; c'est la seule solution raisonnable ; qu'elle soit prosaïque, cela n'a aucune importance ; le raisonnable est presque toujours prosaïque. J'ai quarante-cinq ans. Si je n'avais trouvé ces lettres que dans vingt-cinq ans, j'en aurais eu soixante-dix. Wüllersdorf m'aurait dit : " Innstetten, vous êtes fou. " Et si Wüllersdorf ne l'avait pas dit, ç'aurait été Buddenbrook, et à défaut, moi-même. C'est clair. Quand on va jusqu'au bout des choses, on exagère et on récolte le ridicule. Pas de doute. Mais où cela commence-t-il ? Où est la limite ? Au bout de dix ans, le duel s'impose encore, c'est ce qu'on appelle l'honneur, mais au bout de onze ans, peut-être dix et demi, cela devient absurde. La limite, la limite ! Où est-elle ? Y était-elle ? L'avais-je déjà franchie ? Quand je revois son dernier regard, résigné, et souriant dans sa misère, je sais qu'il voulait dire : " Innstetten, toujours à cheval sur un principe… Vous pouviez m'épargner cela, et à vous-même aussi. " Et il avait peut-être raison. C'est ce que me dit à peu près ma conscience. Oui, si j'avais été animé d'une haine mortelle, si j'avais eu un profond désir de vengeance… La vengeance n'est pas belle, mais c'est quelque chose d'humain, elle a un droit naturel. Mais tout cela n'a été qu'une histoire montée de toutes pièces, une demi-comédie, pour l'amour d'une idée.
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Info: Effi Briest
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