Il est peu probable, à vrai dire, que la philosophie de Wittgenstein puisse réellement être appréciée par les amateurs de sensations intellectuelles, parce qu’elle est allée incomparablement plus loin qu’aucune autre dans le sens de l’ascétisme et de l’austérité ; elle constitue une sorte d’invitation paradoxale à bouder systématiquement son plaisir en matière de théorie, à orienter son effort contre tout ce qu’il peut y avoir de prestigieux et d’ensorcelant dans certaines productions de l’intellect, à se persuader sur des exemples caractéristiques que les innovations les plus grandioses sont toujours moins grandioses qu’il ne le semble et que, comme le dit l’épigraphe des Recherches philosophiques (empruntée à Nestroy), "en général le progrès comporte cette particularité de paraître beaucoup plus grand qu’il n’est en réalité". Wittgenstein s’est appliqué, pourrait-on dire, avec une sorte de génie de la destruction à combattre toute espèce d’enthousiasme théorique et spéculatif : pour lui, l’entendement humain est en quelque sorte perpétuellement malade de ses propres succès, il ne connaît le plus souvent que pour méconnaître, il ne produit guère de lumières qui ne finissent par le rendre quelque peu aveugle ni de solutions qui ne constituent en même temps des problèmes.
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Info: Wittgenstein : la rime et la raison, Les éditions de minuit, 1973
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