De ma fenêtre, je voyais aussi la Chiffa.
Tout d’abord, j’ai aimé son nom de danseuse : la Chiffa. Il me fait encore divaguer un peu. J’étais à l’âge des plus grandes folies ; j’aurais voulu la lancer, comme on dit, la faire connaître, qu’on affichât partout en grosses lettres sur tous les murs :
"La Chiffa dans son numéro de danse de serpentine"
Je suis bien persuadé qu’elle aurait remporté un succès fou. Il y a eu tout de suite une sorte de liaison entre elle et moi. Non, je ne l’ai pas oubliée. Elle coule en contrebas du piton rocheux sur quoi est bâtie la maison ; elle l’entoure presque entièrement. Couler n’est pas le verbe qu’il convient d’employer ici ; couler évoque un cours tranquille : la Seine coule, tandis que la Chiffa…
La Chiffa serpente, oui, mais avec violence. Elle mousse aussi, elle bouillonne à froid, elle tourbillonne, elle est cascadante (et cascadeuse), elle est torrentueuse, limoneuse… J’ai passé des heures à la regarder se contorsionner dans son lit en désordre ; j’ai fait le voyeur.
Elle est surtout changeante, abandonnant une robe après l’autre, la reprenant ensuite… Elle avait alors une préférence pour les beiges, les grèges un peu rouillés, ou un peu rosés… Je l’ai vue une fois en rose buvard, un jour de grand soleil. Elle avait toujours dix ou vingt jupons d’écume… Quelle comédie !
En quoi est-elle faite ? À quoi ressemble-t-elle ? À du mercure ? Elle est brillante et dense, ou trouble et épaisse. À du mastic liquide ? À du cuivre en fusion ? Mais pas à de l’eau, certainement.
La nuit, elle devient blanche de lune, et elle se met à hurler follement, aussi fort que le vent qui sort de ses gorges. Un vent particulier, au souffle court, rapide, claquant sec. On eût dit, à travers le sommeil, une troupe de cavaliers numides à la charge, attaquant, puis tournant bride, puis repartant… On entendait distinctement le bruit des sabots des petits chevaux nerveux sur la pierraille. Notre maison en tremblait.
Auteur:
Info: Poussières de la route, janvier 1955, Algérie
Commentaires: 0