Et dès le début du siècle une nouvelle science, la psychanalyse, explorant le vaste monde de l'inconscient, confirme que la solitude accompagne le processus de civilisation, et qu'elle ne peut que s'accroître dans la société moderne. C'est dans Le malaise de la culture que Freud établit le plus clairement ce fait. Le sentiment de solitude est une forme d'isolement volontaire – tout en étant inconscient – qui est lui-même une stratégie de défense de l'individu face aux agressions de la société civilisée. Celle-ci est en effet de plus en plus contraignante et répressive : "Il est impossible de ne pas voir dans quelle mesure la culture est édifié sur du renoncement pulsionnel, à quel point elle présuppose précisément la non-satisfaction (répression, refoulement et quoi d'autre encore ?) de puissantes pulsions. Ce refusement par la culture exerce sa domination sur le grand domaine des relations des hommes."
Dans l'état de civilisation, de culture, le principe de réalité entre en conflit avec le principe de plaisir, en multipliant les interdits. Dans le monde primitif, la satisfaction de nos instincts n'avait pour limite que notre faiblesse face à la nature et nos capacités physiques. Avec la civilisation, l'organisation sociale met en place une morale répressive qui nous empêche de satisfaire nos instincts naturels égoïstes. C'est pourquoi, selon Freud, "nous serions beaucoup plus heureux si nous l'abandonnions et retournions à des conditions primitives". Mais cela n'est pas possible. Alors les hommes mettent en place inconsciemment des stratégies "d'évitement du déplaisir." Elles sont de deux types contraires : aller vers les autres ou éviter les autres.
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Et puis, il y a une autre stratégie d'isolement : le narcissisme, qui consiste à investir sur le moi toute l'énergie libidinale : "Le stade narcissique consiste en ceci : l'individu en voie de développement,[...] afin de conquérir un objet d'amour, se prend d'abord lui-même, il prend son propre corps pour objet d'amour." C'est le narcissisme primaire. Dans le narcissisme secondaire, c'est le moi entier qui est l'objet de l'investissement de l'énergie. L'individu atteint alors la solitude, il jouit de lui-même. Il s'agit d'une conduite régressive, un retrait de la libido du sujet vers lui-même, souvent causé par une déception due à l'objet extérieur du désir : celui-ci est désinvesti de sa charge libidinale, qui reflue vers le moi. C'est une réaction du moi face à un objet décevant et non fiable. La stratégie de l'ermite rejoint alors celle de Narcisse dans une conduite de bernard-l’hermite qui rentre dans sa coquille. Il se réfugie dans un monde qui, selon Lacan, "ne contient pas d'autrui". Protection bien fragile toutefois : la solitude narcissique est un leurre de plus. Freud l'avait bien vu dans sa description des "types libidinaux", où il décrit le caractère narcissique comme plus indépendant mais plus vulnérable.
"Le danger du repli narcissique et du désinvestissement de l'objet expose le moi à des angoisses très menaçantes, les angoisses narcissiques", écrit André Green.
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Info: Histoire de la solitude et des solitaires. XXe siècle
Commentaires: 3
Coli Masson
01.03.2022
oui ça pourrait être bien.
miguel
28.02.2022
individu-collectif ou le contraire ou les deux
Coli Masson
24.02.2022
Freud a en effet montré que l'instauration de la civilisation obligeait l'homme à renoncer à certaines de ses pulsions mais il n'a pas dit, contrairement à un Wilhelm Reich par exemple, que la levée de tous les interdits permettrait à l'homme de devenir heureux. Au contraire, puisque la constitution de la civilisation est inhérente à l'essence même de ce qui fait l'homme, une levée de tous les interdits conduirait à termes au déchainement compensatoire de ceux-ci. D'ailleurs, Freud n'arrive pas à n'importe quel moment mais au cours du siècle où (pour rejoindre l'autre extrait posté ce jour de Georges Minois) les "droits de l'homme" commencent à porter leurs effets avec le culte de l'individu se réalisant tout seul pour abolir le passé. Ce mythe nécessite la destruction des structures du passé et conduit à une émancipation apparente très coûteuse sur le long terme. Nous le constatons avec le règne du surmoi maternel ("jouis") ou les comportements de contraintes (addictions), c'est-à-dire l'interdit (dont l'obligation n'est qu'une variante) intériorisé au niveau individuel. Minois signale cette impossibilité de se débarrasser des contraintes qu'impose la civilisation, mais un peu trop rapidement, en écrivant "C'est pourquoi, selon Freud, "nous serions beaucoup plus heureux si nous l'abandonnions et retournions à des conditions primitives". Mais cela n'est pas possible." Tout ça pour demander: est-ce que ce sont les rapports humains qui sont impliqués ici avant tout ou un certain rapport entre l'individu et le collectif ?