Paralysé par le silence, preuve terrible que son chef s'ennuyait avec lui, Adrien Deume ne trouvait rien à dire et en conséquence souriait. Pauvre sourire figé, refuge et recours des faibles désireux de plaire et trouver grâce, constant sourire féminin dont il n’était même pas conscient, sourire qui se voulait à la fois témoignage de soumission, démonstration de bonne volonté toute prête et signe du plaisir qu'il éprouvait en la compagnie même muette de son supérieur, il souriait et il était malheureux. Pour exorciser le silence et le remplir, ou pour se donner du courage et trouver enfin quelque chose à dire, il avala son verre de cognac d'un seul coup tragique, à la russe, ce qui le fit tousser. Mon Dieu, de quoi parler ? Proust, déjà fait, il en avait parlé en bas, à table. Mozart et Vermeer, idem. Picasso il n'osait pas, trop risqué. Ne se rappelait aucun des autres sujets de conversation qu'il avait soigneusement inscrits sur la petite feuille, en les numérotant. Il fit de discrètes grimaces de constipation pour activer sa mémoire, mais en vain. La main contre sa hanche, il sentait la feuille du salut, la sentait exister et craquer dans la poche de son smoking, mais comment la sortir sans être vu ? Dire qu'il désirait aller se laver les mains et vite jeter un coup d’œil ? Non, trop gênant, et puis ça ferait vulgaire. Le silence était effrayant et il s'en sentait responsable. Après avoir examiné d'un air profond le fond de son verre vide, il osa lancer un timide regard vers son supérieur hiérarchique.
Années: 1895 - 1981
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - Suisse