Nulle doctrine, mieux que celle des Ennéades, ne met en évidence le lien des notions d’être et d’intelligibilité. Au sommet de la hiérarchie des substances-principes, se trouve l’Un, mais de l’Un absolu on ne saurait rien dire, pas même qu’il est, car ce serait dire de lui qu’il est l’être, et non plus l’un. On ne peut même pas dire de l’un qu’il est l’un, car en considérant deux fois l’un, on le fait être deux. Bref, l’un est ineffable, on ne peut former à son endroit aucune proposition qui n’aurait pour effet de le détruire, et ceci est vrai de l’un lui-même. Sans doute, l’un n’est pas inconscient ; bien au contraire, il est au sommet de l’immatérialité et de la connaissance, mais il ne connaît pas au moyen de propositions et il n’en saurait former, au sujet de lui-même, aucune dont l’effet serait de lui faire connaître ce qu’il est. L’un est au-delà du "ce que", et puisqu’il n’y a rien qu’il soit, il est au-delà de l’être. A strictement et proprement parler, l’un n’est pas.
L’être apparaît donc au-dessous de l’un. Avec profondeur, Plotin fait commencer l’être avec la connaissance des idées, et en même temps qu’elle, car on ne peut vraiment dire que l’être est qu’au moment où l’on peut en dire ce qu’il est. C’est pourquoi la deuxième substance-principe, qui vient immédiatement après l’Un, est l’Intelligence (nous), qui, précisément parce qu’elle est connaissance, est être. L’Intelligence n’est pas l’Un, mais elle est la connaissance de l’Un, sinon en lui-même, qui transcende la connaissance, du moins sous la forme de toutes ses participations possibles. En tant que connues, ces participations possibles se nomment Idées ; c’est donc bien avec l’Intelligence, lieu des Idées, qu’on atteint véritablement l’ordre de l’être. […] La première chose qui vienne après l’Un (qui lui-même est premier), c’est l’être.
Cette inséparabilité de l’être et de l’intelligible tient donc à ce que rien ne commence d’être tant qu’on ne peut savoir et dire que cela est. On entre au même moment dans un ordre où la pensée se sent chez elle ; à l’Un, à l’ineffable et à l’indéfinissable succèdent tout à la fois le multiple, l’exprimable et le définissable. […]
Une leçon se dégage de cette expérience plotinienne sur la notion de l’Un ; c’est que le multiple ne peut s’obtenir, à partir de l’Un, que sous forme d’idées intelligibles distinctes. A moins d’être conçues comme telles, ces formes intelligibles ne sont pas ; elles ne sont donc pas des êtres ; bref, l’intelligibilité de ces formes est un intermédiaire nécessaire entre l’unité, qui transcende sur l’être, et l’être qui ne se pose que dans la multiplicité.
L’opération n’est pas représentable. Si on tente de l’imaginer, on pense à une sorte d’éclatement métaphysique de l’Un qui se disperserait en Idées, mais rien de tel ne se produit. L’Un reste un ; indifférent à cette prolifération d’images de lui-même dans laquelle il n’est pas engagé, parce que son unité n’est pas celle d’un nombre composable et décomposable à la manière d’une somme, l’Un reste hors de cette plurification qui ne le concerne pas. Le multiple est fait de fragments d’une unité qui n’est pas celle de leur tout. La vieille métaphore de l’image est encore ici la meilleure, car une infinité de reflets dans un jeu de glaces n’ajoute rien à la substance de l’objet qu’ils représentent. […]
Pourquoi donc s’engager dans ces embarras inextricables ? Puisque le donné est multiple et que l’être singulier, dont il est fait, nous est intelligiblement concevable, pourquoi lui ajouter cet Un dont le rapport au multiple est si malaisément compréhensible ? Simplement parce que l’antinomie de l’un et du multiple n’est pas une construction de l’esprit ; elle est donnée dans le multiple même, puisque nous ne pouvons le concevoir que comme une certaine sorte d’unité. […]
Saint Thomas [d'Aquin] a toujours marqué un vif intérêt pour cette dialectique platonicienne de l’un et du multiple parce qu’elle préfigurait à ses yeux celle de l’être et de l’essence. Dans une philosophie chrétienne née d’une méditation rationnelle de la parole de Dieu, la première substance-principe n’est pas l’Un, mais l’Être. Comme l’Un, l’Être échappe à la définition. C’est un lieu commun que la notion d’être n’est pas définissable précisément parce que, étant première, elle inclut nécessairement tous les termes dont on pourrait user pour la définir. Pourtant, hors de l’être, il n’y a que le néant. L’entendement fait donc constamment usage, à titre de premier principe, d’une notion dont il a l’intellection, mais qui élude les prises de la raison raisonnante. On ne peut rien dire de l’être, même fini, sinon qu’il est l’acte en vertu duquel l’étant est, ou existe. Tout se passe comme si l’esse créé participait au caractère mystérieux de la cause créatrice, et en effet, concevoir l’esse fini en soi et à l’état pur serait une entreprise contradictoire ; ce serait tenter de concevoir Dieu.