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parc humain

Sept millions de personnes ne pouvaient plus circuler librement, vivaient comme des animaux tatoués, comme des packs de lait à puce passive, géolocalisés jusque dans leur cuisine, se faisaient dicter là où était leur place et à quel moment c'était leur place, se faisaient interdire l'entrée d'un cinéma parce qu'ils étaient censés être identifiables, parce que leur compte était à découvert, parce que... […]

Mais, mais, mais...j'entendais les bouches normées : si le système ne nous fait aucun mal, si sa raison d'être ne consiste qu'à gérer les déplacements et à les gérer pour le bien de tous, alors pourquoi blesser au nom de sa douceur ? Question spécieuse. Face à une aliénation des menues doses douces et continues, il n'était de rupture que brutale.

Ou sinon, se résigner, mettre un casque virtuel sur la tête, s'éclater loin du monde, dire : "c'est comme ça, je n'y peux rien, je juge que tout est bien, amen...

Auteur: Damasio Alain

Info: La zone du dehors, 2007

[ dressage ] [ bonnes intentions hypocrites ] [ technologies lénifiantes ] [ infantilisation ] [ domestication ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

femmes-par-homme

- Honte de devoir leur amour à ma beauté, mon écœurante beauté qui fait battre les paupières des chéries, ma méprisable beauté dont elles me cassent les oreilles depuis mes seize ans. Elles seront bien attrapées lorsque je serai vieux et la goutte au nez ou, mieux encore, sous la terre en compagnie de ses racines et de ses silencieux vermisseaux ondulants, tout vert et desséché dans ma caisse disjointe, et elles me trouveront moins succulent alors, et bien fait pour elles, et je m'en régale déjà. Ma beauté, c'est-à-dire une certaine longueur de viande, un certain poids de viande, et des osselets de bouche au complet, trente-deux, vous pourrez contrôler tout à l'heure avec un petit miroir comme chez le dentiste, à toutes fins et garanties utiles, avant le départ ivre vers la mer.

Cette longueur, ce poids et ces osselets, si je les ai, elle sera un ange, une moniale d'amour, une sainte. Mais si je ne les ai pas, malheur à moi ! Serais-je un génie de bonté et d'intelligence et l'adorerais-je, si je ne peux lui offrir que cent cinquante centimètres de viande, son âme immortelle ne marchera pas, et jamais elle ne m'aimera de toute son âme immortelle, jamais elle ne sera pour moi un ange, une héroïne prête à tous les sacrifices.

Voyez les annonces matrimoniales l'importance que ces jeunes idéalistes accordent aux centimètres du monsieur qu'elles cherchent. Eh là ! Crient ces annonces, il nous faut 170 cm de viande au moins et qu'elle soit bronzée ! Et si le malheureux ne peut proposer qu'une petite longueur, elles crachent dessus. Donc, si ne mesurant par hypothèse que ces malheureux 150 centimètres, j'essaie tout de même de lui dire mon amour le plus vrai, elle sera une pécore sans coeur, et elle toisera ma brièveté avec un air dégoûté !

Oui, madame, 35 cm de viande de moins et elle se fiche de mon âme et elle ne se mettra jamais devant ma poitrine pour me protéger des balles d'un gangster. Idem si, étant le génie susdit, je suis démuni de petits os dans la bouche ! Ces dames éprises de spiritualité tiennent aux petits os ! Elles raffolent de réalités invisibles, mais les petits bouts d'os, elles les exigent visibles ! S'écria-t-il joyeusement, une tristesse dans les yeux.

Et il leur faut beaucoup ! En tout cas, les coupeurs de devant doivent être au complet ! Si de ceux-là il en manque deux ou trois, ces Angéliques ne peuvent goûter mes qualités morales et leur âme ne marche pas ! Deux ou trois petits os de quelques millimètres moins et je suis fichu, et je reste tout seul et sans amour ! Et si j'ose lui parler d'amour elle me le lancera un verre à la figure dans l'espoir de m'éborgner ! Comment, me dira-t-elle, tu n'as pas de petits bouts d'os dans la bouche et tu as l'audace de m'aimer ? Hors d'ici, misérable, et reçois en outre ce coup de pied au derrière ! Donc ne pas être bon, ne pas être intelligent -- un ersatz suffit -- mais peser le nombre nécessaire de kilos et être muni de petits broyeurs et trancheurs !

Alors, je vous le demande, quelle importance accordée à un sentiment qui dépend d'une demi-douzaine d'osselets dont les plus longs mesurent à peine de centimètres ? Quoi, je blasphème ? Juliette aurait-elle aimé Roméo si Roméo quatre incisives manquantes, un grand trou noir au milieu ? Non ! Et pourtant il aurait eu exactement la même âme, les mêmes qualités morales ! Alors pourquoi me serinent-elles que ce qui importe c'est l'âme et les qualités morales ?

Que je suis innocent de tellement insister ! Elles savent fort bien tout cela. Tout ce qu'elles veulent, c'est qu'on n'en parle pas clairement, et qu'on fasse de faux monnayage, et qu'on dise des mots de grande distinction, mes ennemis personnels, et qu'au lieu de 180 cm et osselets on dise noble prestance et sourire séduisant ! Donc qu'on se taise et qu'on ne me méprise plus par ici et qu'on ne chuchote plus que je suis ignoble et matérialiste ! Le plus ignoble ici n'est pas celui qu'on pense !

Et rien ne leur échappe, a ces mignonnes ! À la première rencontre, tout en te parlant des Fiorreti de saint François d'Assise, elles te détaillent et te jugent. Sans en avoir air, elles ont tout repéré, y compris le nombre et la qualité des petits os de la bouche, et s'il t'en manque un ou deux tu es perdu ! Perdu, mon ami ! Par contre, si tu es dégustable, du premier coup d'oeil elles savent que tu as les yeux marron mais un peu verts avec quelques points d'or, ce dont tu ne t'es jamais douté. Des regardeuses. De premier ordre.

Et ce n'est pas tout, elles ne se contentent pas d'une inspection du visage ! Il leur faut du tout compris ! À cette première rencontre, de leur regard angélique et bleu elles t'ont déshabillé sans que tu t'en doutes et sans qu'elles s'en doutent elles-mêmes, car elles ne s'avouent pas leurs regardages. Ce déshabillage instantané, elles y ont toute recours, même les vierges. De leur coup d'œil de spécialistes, elles savent tout de suite comment tu es viandeusement sous les vêtements, si suffisamment de muscles, si poitrine large, si ventre plat, si hanches étroites et si pas de graisse. Car si tu es grassouillet, même à peine, tu es perdu ! Deux ou trois innocentes petites livres de graisse de trop sur le ventre, et tu n'es pas intéressant et elles ne veulent pas de toi !

De plus, tenaces petits juges d'instruction et ne voulant donner leur foi qu'à bon escient, elles s'arrangent au cours d'une conversation distinguée, pleine de nature de petits oiseaux, pour t'interroger sans en avoir l'air et savoir si tu es apte aux forts remuements du corps, et te faire dire si tu aimes la vie au grand air, les sports. Ainsi la femelle du petit insecte en petit empis ne lui donne sa foi que s’il fait preuve de sportivité ! Il faut que le pauvre bougre se débrouille pour porter sur son dos un petit ballon de je ne sais quoi trois fois plus gros que lui ! Authentique ! Et si elles apprennent que tu fais du cheval ou de l'alpinisme ou du ski nautique, c'est une garantie, et elles te savourent, heureuses de l'assurance que tu es bon pour le combat et l'engendrement. Mais naturellement, étant d'âme élevée, parce que de bonne bourgeoisie elles se gardent de penser bassement. Elles recouvrent avec des mots nobles, et au lieu de ventre plat et bon engendreur elles disent que tu as du charme. La noblesse est affaire de vocabulaire.

Affreux. Car cette beauté qu'elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles dures et dents mordeuses, cette beauté qu'est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c'est-à-dire de force physique, c'est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l'ultime secrète racine est le pouvoir de tuer, l'antipathique pouvoir de l'âge de pierre, et c'est le pouvoir que cherche l'inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes. D'où leur passion pour les officiers de carrière. Bref, pour qu'elles tombent en amour il faut qu'elles me sentent tueur virtuel, capable de les protéger. Quoi ? Parlez, je vous y autorise.

- Pourquoi n'allez-vous pas dire votre amour à une vieille bossue ?

- Haha, elle fait l'intelligente ! Pourquoi ? Parce que je suis un affreux mâle ! Que les velus soient carnivores, j'accepte ! Mais elles, elles en qui je crois, elles, mes pures, je n'accepte pas ! Elles, avec leurs regards, leurs nobles gestes, leurs pudeurs, elles, découvrir sans cesse qu'elles exigent de la beauté pour me donner leur amour, seul sentiment divin sur cette terre, c'est ma torture et j'en crève ! Je n'arrive pas à accepter parce que je n'arrive pas à ne pas les respecter ! Ainsi suis-je, éternellement fils de la femme. Et j'ai honte pour elles lorsqu'elles me regardent et me mesurent me soupèsent et que des yeux, oui, des yeux, elles flairent ma carapace et ces arrangements, honte lorsque je vois leurs regards soudain intéressés et sérieux, respectueux de ma viande, honte pour elles lorsque je les surprends charmées par mon sourire, ce petit morceau déjà visible de mon squelette.

D'ailleurs, admirer la beauté féminine, passe encore puisqu'elle est promesse de douceur, de sensibilité, de maternité. Toutes ces gentilles qui raffolent de soigner et qui courent, le feu aux jupes, être infirmières pendant les guerres, c'est touchant, et j'ai le droit moral d'aimer cette sorte de viande-la. Mais elles, cet attrait horrible qu'elles ont pour la beauté masculine qui est annonce de force physique, de courage, d'agressivité, bref de vertus animales ! Donc elles sont impardonnables !

Oui, je sais, pitoyable séduction. Absurdes, mes développements sur la convenance physique et le pouvoir de tuer, et ce n'est pas fini, alors qu'il serait tellement peu malin de te parler de Bach et de Dieu et de te demander chastement si vous voulez me donner votre amitié. Qui sait, je me dirais alors noblement oui, les yeux baissés, et qui entrerait purement dans la ratière dont le fond est toujours une chambre à coucher. Mais je ne peux pas, je ne peux plus séduire comme elles veulent, je ne veux plus de ce déshonneur !"

Il s'assit, toussa une fois pour être regardé par elle, mais ne releva pas la tête, ce qui le vexa. Il sifflota, se demanda si ses anathèmes contre les femmes adoratrices de la gorillerie ne provenaient pas d'une rage de savoir que ces effrontées pouvaient être attirées par d'autres que lui. Oui, en somme, il était jaloux de toutes les femmes. Il haussa les épaules, dénoua sa cravate de commandeur, s'en amusa mélancoliquement, haussa les sourcils pour prendre le ciel à témoin de cette méchante qui faisait exprès de ne pas le regarder. Pour se consoler, il souleva le couvercle d'une boîte, mais à peine, juste ce qu'il fallait pour que deux doigts pussent pénétrer. Entrée clandestine du sultan dans le harem, pensa-t-elle. Les yeux ailleurs, il prit une cigarette au hasard, et elle pensa que le sultan désignait la favorite de la nuit, mais à l'aveuglette pour le plaisir de la surprise. 

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 391 à 397

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