Peut-on "négocier" avec le cancer ? Ces nouvelles recherches pourraient bouleverser le traitement de la maladie
Et si le dialogue remplaçait la destruction ? À contre-courant des traitements classiques, une nouvelle stratégie cherche à réintégrer les cellules rebelles dans l’équilibre biologique, en s’inspirant des mécanismes du développement embryonnaire.
Alors que la recherche biomédicale progresse à une vitesse inédite, notre compréhension du cancer reste souvent prisonnière d’une métaphore guerrière. On le traque, on le cible, on tente de l’éliminer cellule par cellule. Mais certains scientifiques explorent un autre regard, plus subtil et peut-être plus fécond. Et si le cœur du problème n’était pas la présence de cellules cancéreuses, mais la manière dont elles s’éloignent de leur identité d’origine ?
Un retour aux origines du dérèglement cellulaire
La médecine moderne a longtemps considéré le cancer comme une accumulation de mutations génétiques irréversibles. Cette vision, solidement ancrée depuis les années 1980, a orienté la majorité des traitements vers une logique d’élimination : chimiothérapie, radiothérapie, thérapies ciblées. Pourtant, une autre hypothèse avait vu le jour bien avant cela, à une époque où les biologistes du développement observaient le cancer comme une anomalie dans le programme de différenciation cellulaire.
Dès les années 1950, Barry Pierce et ses collègues démontrent que certaines cellules tumorales embryonnaires, transplantées chez des souris, peuvent se différencier en tissus musculaires sains. Et dans les années 1970, d'autres expériences montrent que des cellules cancéreuses perdent leur agressivité en présence d’un environnement embryonnaire. Ces observations, remises au goût du jour, soulignent un point crucial. Le comportement des cellules cancéreuses pourrait dépendre du contexte dans lequel elles évoluent, comme le souligne New Scientist.
Le biologiste italien Mariano Bizzarri, de l’université Sapienza de Rome, a prolongé cette approche dans ses travaux. Il décrit le cancer comme un déséquilibre global au sein de l’écosystème tissulaire. Pour lui, il serait possible d’inverser ce dérèglement en agissant sur les signaux de l’environnement cellulaire. Plutôt que d’éliminer directement les cellules malades, il propose donc de restaurer l’équilibre autour d’elles.
Influencer les cellules cancéreuses sans les combattre
L’idée de reprogrammer les cellules malignes plutôt que de les détruire n’est plus une simple spéculation. Elle a pris corps en laboratoire, notamment grâce aux travaux de Ling He à l’université de Californie, à Los Angeles. Son équipe a observé un phénomène surprenant. Des cellules de glioblastome, l’un des cancers du cerveau les plus agressifs, ont commencé à adopter des caractéristiques de neurones et de cellules immunitaires après un traitement combinant radiothérapie et un composé naturel appelé forskoline.
L’approche repose sur un principe simple : la plasticité. Comme certaines cellules adultes peuvent redevenir pluripotentes, les cellules cancéreuses, elles aussi, peuvent être poussées à changer de trajectoire. Le rôle de la radiothérapie ici est double. Elle ne se contente pas de tuer des cellules, elle déclenche aussi une réorganisation épigénétique qui les rend plus malléables, plus susceptibles d’être réorientées. C’est dans ce contexte transitoire que la forskoline agit, en activant un signal intracellulaire connu pour induire la différenciation neuronale.
Les résultats, publiés dans la revue PNAS, révèlent que cette reprogrammation conduit à une baisse de la prolifération tumorale et à l’apparition de cellules incapables de se diviser à nouveau. Mieux encore, chez la souris, la combinaison de la radiothérapie et de la forskoline a permis de tripler la survie médiane par rapport aux traitements classiques. Ces effets ont été obtenus sans toxicité majeure, avec une molécule qui, fait notable, est déjà commercialisée comme complément alimentaire.
Ce que les embryons et le cerveau nous apprennent sur la guérison
Pour comprendre pourquoi cette stratégie fonctionne, il faut plonger dans l’univers du développement embryonnaire. Dans les années 1940, le biologiste Conrad Waddington a imaginé une métaphore toujours d’actualité : le paysage épigénétique. Il y décrit les cellules comme des billes dévalant une vallée, chacune prenant un chemin qui la spécialise en un type cellulaire bien précis. Une fois au fond de la vallée, la bille est censée y rester. Mais certaines conditions, comme le stress ou la réparation tissulaire, permettent parfois à ces cellules de grimper à nouveau la pente, ou de changer de vallée.
C’est précisément ce que font certaines cellules cancéreuses. Elles exploitent cette plasticité pour échapper aux traitements. Pourtant, ce mécanisme peut aussi être retourné contre elles. Des chercheurs suisses ont déjà transformé des cellules de cancer du sein en cellules graisseuses, tandis qu’à Rome, l’équipe d’Andrea Pensotti s’inspire des signaux embryonnaires pour désamorcer les comportements malins de certaines tumeurs.
Ce changement de perspective impose aussi de revoir nos outils d’analyse. C’est précisément dans ce contexte qu’intervient la modélisation informatique. À Dublin, Boris Kholodenko et son équipe ont conçu un modèle nommé cSTAR. Ce système permet de simuler l’évolution d’une cellule cancéreuse dans le paysage de Waddington. Grâce à ces jumeaux numériques, les chercheurs prédisent quelles combinaisons de signaux ou de molécules peuvent faire changer la cellule d’état. Ainsi, une cellule pathologique peut parfois retrouver un fonctionnement normal.
Envisager le cancer comme une dérive modifiable, et non comme un ennemi extérieur, change profondément notre approche. Cette vision rend à la biologie sa richesse, tout en redonnant à la médecine une certaine douceur. Dans certains cas, elle sauve déjà des vies. Par exemple, en 1985, les médecins Wang et Chen ont réorienté les cellules leucémiques d’une enfant grâce à un dérivé de la vitamine A. Ils s’étaient inspirés de Confucius, selon lequel il vaut mieux corriger qu’éliminer. Ce traitement reste aujourd’hui l’un des plus efficaces contre la leucémie promyélocytaire aiguë.