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Là où manque l'occasion d'extérioriser un talent, continue Feuerbach, le talent manque aussi ; (là où il n’y a pas d’espace pour l’action, il n'y a pas non plus d’impulsion : l’espace est la condition fondamentale de la vie de l’esprit : où l’espace manque pour extérioriser une capacité, manque aussi la capacité elle-même, etc.) ; et par suite, en conséquence, chaque nouvel appareil ou machine électrique dont la commodité s’installe dans notre privauté ou l’organisation sociale fait la dispense d’une capacité, d’un talent, d’une faculté que nous possédions auparavant ; opère une diminution fatale, une soustraction : chaque progrès technique abêtit la partie correspondante de l'homme, ne lui en laissant que la rhétorique, ainsi que Michelstaedter le rédigeait en 1910 à la lueur d’une lampe à huile : tous les progrès de la civilisation sont autant de régressions de l'individu (et qui se suicidait le lendemain). Nous autres dont la vie se déroule au crépuscule de ce long désenchantement à quoi le principe de rationalisme étroit et positif nous a réduits – régression qui “est essentielle au développement conséquent de la domination”, précise Adorno dans une annotation au Meilleur des mondes – pourrions être les témoins étonnés de ce processus de déperdition parvenu à son terme, si nous n’en étions pas, en notre personne, aussi le résultat.

C’est par définition qu’une victime d’un rétrécissement de la conscience n’en est pas consciente ; (d’où l’intérêt de ces tests de dépistage précoce de l’ESB humaine ou de l’Alzheimer pour en informer l’usager pendant qu’il comprend encore ce qu’on lui dit).

Suivons néanmoins cette idée (que notre conscience est conditionnée par notre présence physique dans le monde, que c’est l’obligation d'être là en personne qui nous fait conscients ; et qu’aussi bien c’est seulement par la conscience que nous pouvons être là en personne) : les appareils et machines de la vie facile, de la satisfaction immédiate et sans peine ne nous dépouillent donc pas seulement des facultés, talents et capacités qu’ils remplacent, mais, en même temps que de la fatigue à les employer, de l'effort et de l'attention indispensables, de la contrainte d’être là en personne ; et donc aussi de la conscience de soi, qui était seulement à l’occasion de cet exercice.

& c'est ici que je vous prie de renouveler votre attention : quand, fatigué, on prend l’ascenseur pour gagner son étage, qu’on est transféré directement de la rue à l’étage, on a forcément moins conscience de rentrer chez soi (et l’on ne peut pas se rendre compte de combien c’en est peu un) ; et l’on n’est pas seulement privé du temps passé avec soi-même en montant l’escalier, et avec la fatigue, du plaisir d’y atteindre, mais aussi bien de l’emploi de ses jambes : de la faculté de rentrer chez soi par ses propres moyens.

(Et c’est pourquoi ce sont des imbéciles ou des inconscients, ceux qui disent : c’est la même chose de recevoir des e-mails que des lettres dans la boîte au rez-de-chaussée : des malheureux surtout qui resteront toute leur existence dans l’ignorance de ce que c’est de remonter l’escalier dans la solitude de cette lettre qui n’est toujours pas venue, ou, enfin, un jour, qui est là avec son écriture dessus. Leur âme restera toujours vide de ces minutes-là, qui sont toute la clarté, toute la lumière, etc., “et nous restons sous leur emprise notre vie durant” ; de ces brefs moments “qui pourtant nous suffisent pour l’éternité” : par où notre existence est à elle-même sa propre éternité ; leur âme restera vide de cet escalier et un jour le néant les avalera comme se referme la porte automatique de l’ascenseur.)

Auteur: Bodinat Baudouin de pseudo

Info: La vie sur terre. Paris : Éditions de l’Encyclopédie des nuisances

[ critique ] [ réducteur d'expérience humaine ] [ appauvrissement sensible ] [ perte du poids de l'incarnation ]

 
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Ajouté à la BD par Coli Masson