C’est seulement à partir du seizième siècle que le développement propre des études philosophiques exigées des futurs théologiens conduisit à diviser les études religieuses en deux parties, la philosophie scolastique et la théologie scolastique. A ce moment, ce qu’il y avait eu de philosophie incluse dans les théologies scolastiques, ou explicitement élaborée en vue de ces théologies et pour leur usage, se constitua en corps de doctrine distinct. C’est ce qu’avaient déjà fait les averroïstes du treizième siècle et leurs successeurs, mais leur intention était de séparer les deux disciplines, non seulement de les distinguer. Les scolastique du seizième siècle, et jusqu’à ceux de nos jours, ont fait une sorte de rêve : constituer, comme préambule à la théologie, une philosophie qui ne devrait rien à celle-ci, sauf une sorte de contrôle extérieur, et qui pourtant s’accorderait parfaitement avec elle. Les scolastiques de notre temps étant thomistes en quelque sorte par définition (bien que les exceptions soient nombreuses), ils veulent naturellement que cette philosophie soit celle de Saint Thomas d’Aquin, ce qui suppose que Saint Thomas ait eu une philosophie. On lui attribue donc celle qu’eut Aristote, retouchée pourtant, comme on assure que le Philosophe lui-même aurait pu le faire pour la mettre d’accord avec la théologie chrétienne.
Sur l’opportunité d’adopter cette attitude, on peut différer d’opinion ; ce qu’il est très difficile d’admettre, c’est que, transportant dans le passé cette manière de faire, on prétende qu’elle ait été déjà celle de Saint Thomas d’Aquin. […] Il est incontestable que l’influence de la philosophie d’Aristote sur la pensée théologique de Saint Thomas dépasse de loin celle des autres philosophes. Elle est prépondérante en ce sens qu’ayant à mobiliser la philosophie au service de la théologie, c’est principalement celle d’Aristote dont Saint Thomas a fait usage, mais ce qu’il fait dire au Philosophe est toujours ce que celui-ci doit dire pour servir les fins du théologien. Et il n’est pas seul à les servir.
On altère la pensée théologique de Saint Thomas en imaginant qu’elle ait pu se lier à une doctrine philosophique quelconque, fût-ce même celle que le théologien jugeait de loin la meilleure de toutes. Lorsqu’il réfléchit sur ce que la raison humaine peut connaître de Dieu par ses seules forces, sans l’aide de la révélation judéo-chrétienne, Saint Thomas pose le problème, non pas du point de vue du seul Aristote, mais en fonction de l’histoire entière de la philosophie grecque. Car c’est là pour lui toute l’histoire de la philosophie, l’âge suivant n’ayant plus guère été que celui des commentateurs et des Saints.
Saint Thomas a plusieurs fois esquissé un tableau d’ensemble de cette histoire. Telle qu’il la connaissait et l’interprétait, elle apparaissait dominée par une règle générale. Dieu ne peut être trouvé que comme cause des êtres donnés dans l’expérience sensible, et l’idée que la raison se fait de lui s’élève à mesure qu’elle-même connaît plus profondément la nature de ses effets. En d’autres termes, on ne peut pas trouver un Dieu plus élevé que celui qu’on cherche ; pour trouver le Dieu le plus haut qu’elle soit capable de concevoir par ses seules forces, il faut que la raison naturelle s’interroge sur la cause de ce qu’il y a de plus parfait dans les êtres sensibles tels qu’elle les connaît.
Sous le regard scrutateur du théologien, cette histoire se présente comme celle d’un progrès, non pas continu, mais sans régressions et jalonné par un petit nombre d’étapes marquantes. Cet approfondissement progressif de la nature des êtres, qu’accompagne celui de notre connaissance de Dieu, suit lui-même un ordre déterminé, qui est celui de la connaissance humaine : secundum ordinem cognitionis humanae processerunt antiqui in consideratione naturae rerum (QDP, 3, 6)*. Or notre connaissance commence par le sensible et, à partir de là, elle s’élève progressivement à l’intelligible par une suite d’abstractions de plus en plus poussées.
Une première étape correspond à la perception sensible des qualités des corps. Les premiers philosophes ont donc naturellement été matérialistes pour la simple raison qu’ils ont d’abord confondu la réalité avec ce qu’ils pouvaient en percevoir par les sens. […] Pour eux, la substance est la matière ; ils ne la conçoivent même pas comme douée d’une forme substantielle, car les formes substantielles ne sont pas perceptibles aux sens ; par contre, les qualités des corps, qui en sont les formes accidentelles, tombent sous les prises des cinq sens.
Voici donc en quoi la réalité consistait selon les premiers philosophes : la matière, qui est la substance, et les accidents, qui sont causés par les principes constitutifs de la substance matérielle, ou éléments. Il ne leur en fallait pas davantage pour expliquer les apparences du monde sensible. Comprenons bien ce point tel que Saint Thomas lui-même l’entendait : si nous posons la matière comme une substance dont les éléments suffisent à rendre raison de toutes les qualités sensibles des corps, celles-ci ne sont autre chose que la manifestation de ces qualités. Elles n’ont donc pas à être produites ; elles sont là du seul fait que la substance matérielle, dont elles sont les formes accidentelles, est là. D’où cette conclusion digne d’attention que, pour ceux qui tiennent une philosophie de ce genre, la matière est la cause ultime de toutes les apparences. Il n’y a donc pas lieu de poser une cause de la matière, ou, plus exactement, ces philosophes sont contraints à affirmer que la matière n’a pas de cause, ce qui, pour Saint Thomas, revient à nier totalement la cause efficiente : une ponere cogebantur materiae causam non esse, et negare totaliter causam efficientem.**
[…] La deuxième étape fut franchie par ceux des philosophes venus plus tard qui commencèrent, dans une certaine mesure, à prendre en considération les formes substantielles. Celles-ci étant invisibles, on s’élevait par là de la connaissance sensible à la connaissance intellectuelle. C’était un progrès décisif, car en passant de l’ordre du sensible à celui de l’intelligible, on atteignait l’universel. Pourtant, cette deuxième famille de philosophes ne se demanda pas s’il y avait des formes universelles et des causes universelles, toute son attention se porta sur les formes de certaines espèces. Cette fois, il s’agissait de causes vraiment agissantes (aliquas causas agentes***), mais qui ne conféraient pas aux choses l’être au sens où ce mot s’applique universellement à tout ce qui est. Les formes substantielles en question ne faisaient que permuter la matière en lui imposant tantôt une forme, tantôt une autre. C’est ainsi qu’Anaxagore expliquait la diversité de certaines formes substantielles en faisant appel à l’Intelligence, ou qu’Empédocle les expliquait, par l’Amitié et la Haine.
[…] L’étape dernière fut alors franchie par un autre groupe de philosophes, tels que Platon, Aristote et leurs écoles, qui, réussissant à prendre en considération l’être même dans son universalité, ont été les seuls à poser quelque cause universelle des choses dont tout le reste tînt son être. […] tous les philosophes qui ont posé une cause universelle quelconque des choses (aliquam universalem causam rerum) viennent unanimement à l’appui de cette conclusion théologique : non, il n’existe aucun être qui ne soit créé par Dieu. C’est ce qu’enseigne la foi catholique elle-même, mais que l’on peut démontrer par trois raisons. […]
En effet, la première raison philosophique de poser une cause de l’être universel que retienne ici Saint Thomas, se tire de cette règle, que lorsqu’une même chose se rencontre en commun en plusieurs êtres, il faut qu’elle soit causée en eux par une cause unique. En effet, la présence commune d’une même chose en plusieurs êtres différents ne peut s’expliquer ni par ce qu’eux-mêmes ont de différent, ni par une pluralité de causes différentes. Or l’être (esse) appartient en commun à toutes choses, car elles se ressemblent en ceci, qu’elles sont, bien qu’elles diffèrent les unes des autres en ce qu’elles sont ; il faut donc nécessairement qu’elles ne tiennent pas leur être d’elles-mêmes, mais d’une certaine cause qui soit unique. […]
La deuxième raison se prend des degrés d’être et de perfection. La précédente se contentait de poser l’un comme cause du multiple, celle-ci pose l’absolu, ou le suprême degré dans chaque genre, comme cause de tout ce qui diffère par le plus ou le moins à l’intérieur du même genre. C’est la mesure de la participation au genre qui exige ici qu’on pose dans ce genre un terme suprême, cause unique de ses participations inégales. […]
Observons avec attention les limites des services que Saint Thomas attend ici des philosophes. Il suffit à son propos que Platon et Aristote se soient élevés l’un et l’autre à la considération de l’être universel et qu’ils lui aient assigné une cause unique. Disons plus précisément : il suffit à Saint Thomas que ces philosophes aient su assigner une cause unique à l’une quelconque des propriétés transcendantales de l’être en tant qu’être, que ce soit l’unité avec Platon, ou le bien et la perfection avec Aristote. Ces propriétés sont universellement attribuables à l’être, et Saint Thomas fait honneur à ces philosophes d’en avoir conclu qu’elles doivent nécessairement avoir une Cause unique, mais il n’attribue ni à l’un ni à l’autre une métaphysique de la Création. Platon et Aristote expliquent tout de l’être, sauf son existence même.
La troisième raison nous en conduit aussi près que les philosophes s’en sont jamais approchés ; c’est que ce qui est par autrui se réduit à ce qui est par soi comme à sa cause. Or les êtres donnés dans l’expérience ne sont pas purement et simplement de l’être. D’aucun d’eux on ne peut dire simplement : il est ; on doit toujours dire : il est ceci ou cela. Nous aurons à revenir sur ce fait important. Pour le présent, il suffira d’en retenir qu’il n’existe aucun être simple (c’est-à-dire, simplement et uniquement être) qui soit donné dans l’expérience.
Ce qui n’est qu’une certaine manière d’être, ou qu’un être d’une certaine espèce, n’est manifestement qu’une certaine manière de participer à l’être, et les limites de sa participation sont mesurées par la définition de son espèce. S’il y a des êtres par mode de participation, il doit y avoir d’abord un être par soi : est ponere aliquod ens quod est ipsum suum esse, c’est-à-dire un premier être qui soit l’acte pur d’être, et rien d’autre.