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non-voyant

Le monde tel que l'imaginent ceux qui n'ont jamais vu. (I)
Depuis les opérations pratiquées par le chirurgien anglais Cheselden en 1728 sur des personnes atteintes de cataracte congénitale, redonner la vue aux aveugles ne tient plus du miracle biblique mais de la science - et les avancées extraordinaires que la médecine a effectuées dans ce domaine invitent à être optimistes pour l'avenir. Toutefois, la plupart des aveugles de naissance qui vivent aujourd'hui savent que ces progrès bénéficieront surtout aux générations futures et que, pour la majorité d'entre eux, ils quitteront ce monde sans en avoir rien vu. Pour autant, à en croire certains, il n'y a nullement là de quoi s'affliger :" Je ne regrette jamais de ne pas voir. Je vois autrement et puis je n'ai jamais vu avec les yeux, ça ne peut pas me manquer." affirme Sophie Massieu (36 ans, journaliste).
L'aveugle de naissance "ne sait pas ce qu'il perd", littéralement parlant, il n'a donc aucune raison de soupirer après un état qu'il n'a jamais connu. Ce n'est donc pas, dans son cas, sur le mode de la lamentation ou du regret lyrique qu'il faut entendre le mot "jamais", comme ce peut être le cas pour les aveugles tardifs qui restent longtemps hantés par leurs souvenirs de voyant... Non, pour l'aveugle-né, ce "jamais" fonctionne à la manière d'un levier, d'une faille où s'engouffre son imagination : à quoi peut ressembler ce monde visible dont tout le monde parle autour de lui ? Comment se représenter des notions proprement visuelles, telles que les couleurs, l'horizon, la perspective ? Toutes ces questions pourraient tenir en une seule : comment concevoir ce qu'est la vue sans voir ? Question qui a sa réciproque pour le voyant : comment se représenter ce que c'est que de ne pas voir pour quiconque a toujours vu ? Il y a là un défi lancé à l'imagination, défi d'autant plus difficile à relever que les repères auxquels chacun aura spontanément tendance à se référer seront tirés d'un univers perceptif radicalement différent de celui qu'on cherche à se représenter, et qu'ils risquent fort, par conséquent, de nous induire en erreur. Il n'est pas dit que ce fossé perceptif puisse être franchi par l'imagination - mais comme tout fossé, celui-ci appelle des passerelles : analogies puisées dans les autres sens ou dans le langage, efforts pour s'abstraire de ses automatismes de pensée - ce que Christine Cloux, aveugle de naissance, appelle une forme de "souplesse mentale"... L'enjeu, s'il est vital pour l'aveugle, peut sembler minime pour le voyant : que gagne-t-on à imaginer le monde avec un sens en moins ? On aurait tort de négliger l'intérêt d'une telle démarche intellectuelle, car s'interroger sur la perception du monde d'un aveugle de naissance, c'est remettre la nôtre en perspective, en appréhender le caractère relatif, mesurer à quel point nos représentations mentales dépendent de nos dispositions sensibles - enfin, c'est peut-être le moyen de prendre conscience des limites de notre point de vue et, le temps d'un effort d'imagination, de les dépasser...
Imaginer le monde quand on est enfant
Le jeune enfant voyant croit que les choses cessent d'exister dès lors qu'elles quittent son champ de vision : un moment très bref, dit-on, sépare le temps où il croit encore sa mère absente et celui où il la croit déjà morte. Qu'on s'imagine alors ce qu'il en est pour l'enfant aveugle de naissance... "J'avais peur de lancer un ballon, parce que je pensais qu'il allait disparaître. Mon monde s'arrêtait à un mètre, au-delà, pour moi, c'était le vide. "explique Natacha de Montmollin (38 ans, informaticienne de gestion). Comment être sûr que les objets continuent d'exister quand ils sont hors de portée, d'autant plus quand on ne les retrouve pas là où on les avait laissés ? Comment accorder sa confiance à monde aussi inconstant ? Un enfant aveugle de naissance aura nécessairement besoin de plus de temps qu'un enfant voyant pour trouver ses marques et pour comprendre le monde qui l'entoure.
Dans les premières années de sa vie, l'aveugle de naissance n'a pas conscience de son handicap... De fait, s'il ne vivait dans une société de voyants, il passerait toute sa vie sans se douter de l'existence du monde visible. Dans la nouvelle de H. G. Wells Le pays des aveugles, le héros, voyant débarqué dans une communauté d'aveugles qui vit repliée sur elle-même, découvre à ses dépens qu'on y traite ceux qui se prétendent doués de la vue non comme des dieux ou des rois, mais comme des fous, comme nous traitons ceux qui affirment voir des anges - pour le dire autrement : au royaume des aveugles de naissance, les borgnes seraient internés. C'est uniquement parce qu'il vit dans une société organisée par et pour des voyants que l'aveugle finit par contracter, avec le temps, le sentiment de sa différence. Cette découverte peut se faire de différentes manières : les parents peuvent, quand ils estiment leur enfant assez mûr, lui expliquer son infirmité ; l'enfant peut également la découvrir par lui-même, au contact des autres enfants. "On ne m'a jamais expliqué que j'étais aveugle, j'en ai pris conscience avec le temps, explique Sophie Massieu. Quand je jouais à cache-cache avec les autres enfants, je ne comprenais pas pourquoi j'étais toujours la première débusquée... Evidemment, j'étais toujours cachée sous une table, sans rien autour pour me protéger, je sautais un peu aux yeux..."
Le jeune aveugle de naissance finit donc par comprendre qu'il existe une facette de la réalité que les autres perçoivent mais qui lui demeure inaccessible. Dans un premier temps, cette "face du monde" doit lui paraître pour le moins abstraite et difficile à concevoir. Pour avoir un aperçu de l'effort d'imagination que cela exige, le voyant devrait tenter de se représenter une quatrième dimension de l'espace qui l'engloberait sans qu'il en ait conscience...
Il est inévitable que l'aveugle de naissance commence par se faire de certaines choses une représentation inexacte : ces "fourvoiements de l'imagination" constituent des étapes indispensables à l'élaboration de l'intelligence, qu'on soit aveugle ou non. En outre, ils peuvent avoir leur poésie. Un psychologue russe (cité par Pierre Villey dans son ouvrage Le monde des aveugles) mentionne l'exemple d'un jeune aveugle de naissance qui se représentait absolument tous les objets comme en mouvement, jusqu'aux plus immobiles : "pour lui les pierres sautent, les couleurs jouent et rient, les arbres se battent, gémissent, pleurent". Cette représentation peut prêter à sourire, mais après tout, la science et la philosophie ne nous ont-elles pas enseigné que l'immobilité du monde n'était qu'une illusion de la perception, découlant de l'incomplétude de notre point de vue ? A ce titre, l'imagination de ce garçon semblait lui avoir épargné certaines illusions dont l'humanité a eu tant de mal à se déprendre : par exemple, quoiqu'il ne sut rien du mouvement des corps célestes, on raconte que, lorsqu'on lui posa la question : "le soleil et la lune se meuvent-ils ?", il répondit par l'affirmative, sans aucune hésitation.
L'aveugle de naissance peut se représenter la plupart des objets en les palpant. Quand ceux-ci sont trop imposants, des maquettes ou des reproductions peuvent s'y substituer. "J'ai su comment était foutue la Tour Eiffel en ayant un porte-clefs entre les mains... " se souvient Sophie Massieu. Tant que l'objet demeure hors de sa portée, hors du champ de son expérience, il n'est pas rare que l'aveugle s'en fasse une image fantaisiste en se fondant sur la sonorité du mot ou par associations d'idées. Ce défaut n'est pas propre aux aveugles, et "chez chacun, l'imagination devance l'action des sens", pour reprendre l'expression de Pierre Villey. Mais ce défaut peut avoir des conséquences nettement plus fâcheuses chez l'aveugle de naissance, car s'il se contente de ces représentations inexactes et ne cherche pas à les corriger, il risque de méconnaître le monde qui l'entoure et de s'isoler dans un royaume fantasque construit selon les caprices de son imagination. L'aveugle-né n'a pas le choix : il doit s'efforcer de se représenter le monde le plus fidèlement possible, sous peine d'y vivre en étranger...
Imaginer les individus
Très tôt, l'aveugle va trouver des expédients pour se représenter le monde qui l'entoure, à commencer par les gens qu'il côtoie. Leur voix, pour commencer, constitue pour lui une mine d'informations précieuses : l'aveugle prête autant attention à ce que dit son interlocuteur qu'à la manière dont il le dit. La voix révèle un caractère, le ton une humeur, l'accent une origine... "On peut dire ce qu'on veut, mais notre voix parle de nous à notre insu." explique Christine Cloux (36 ans, informaticienne). Certains aveugles considèrent qu'il est beaucoup plus difficile de déguiser les expressions de sa voix que celles de son visage, et pour eux, c'est la voix qui est le miroir de l'âme : "Un monde d'aveugle aurait ses Lavater [auteur de"L'Art de connaître les hommes par la physionomie"]. Une phonognomie y tiendrait lieu de notre physiognomie." écrit Pierre Villey dans Le monde des aveugles. Mais à trop se fier au caractère révélateur d'une voix, l'aveugle s'expose parfois à de cruelles désillusions... Villey cite le cas d'une jeune aveugle qui s'était éprise d'une actrice pour le charme de sa voix : "Instruite des déportements peu recommandables de son idole elle s'écrie dans un naïf élan de désespoir : "Si une pareille voix est capable de mentir, à quoi pourrons-nous donc donner notre confiance ?".
De nombreux autres indices peuvent renseigner l'aveugle sur son interlocuteur : une poignée de main en dit long (Sophie Massieu affirme haïr "les poignées de main pas franches, mollasses...", qu'elle imagine comparables à un regard fuyant) ; le son des pas d'un individu peut renseigner sur sa corpulence et sa démarche ; les odeurs qu'il dégage peuvent donner de précieux renseignements sur son mode de vie - autant d'indices que le voyant néglige souvent, en se focalisant principalement sur les informations que lui fournit sa vue. Quant à l'apparence physique en elle-même, la perspicacité de l'aveugle atteint ici ses limites : "Il y a des choses qu'on sait par le toucher mais d'autres nous échappent : on a la forme du visage, mais on n'a pas la finesse des traits, explique Sophie Massieu. On peut toujours demander aux copines "tiens, il me plaît bien, à quoi il ressemble ?" Bon, il faut avoir des bonnes copines... " Certains aveugles de naissance sont susceptibles de se laisser influencer par les goûts de la majorité voyante : Jane Hervé mentionne la préférence d'une aveugle de naissance pour les blonds aux yeux bleus :"Je crois que les blonds sont beaux. Peut-être que c'est rare...". "D'une façon générale, je pense que la manière dont nous imaginons les choses que nous ne pouvons pas percevoir tient beaucoup à la manière dont on nous en parle, explique Sophie Massieu. Si la personne qui vous le décrit trouve ça beau, vous allez trouvez ça beau, si elle trouve ça moche, vous allez trouver ça moche...". De ce point de vue, l'aveugle dépend - littéralement - du regard des autres : "Mes amis et ma famille verbalisent beaucoup ce qu'ils voient, alors ils sont en quelque sorte mon miroir parlant..." confie Christine Cloux.
Imaginer l'espace
On a cru longtemps que l'étendue était une notion impossible à concevoir pour un aveugle. Platner, un médecin philosophe du siècle dernier, en était même arrivé à la conclusion que, pour l'aveugle-né, c'était le temps qui devait faire office d'espace : "Eloignement et proximité ne signifient pour lui que le temps plus ou moins long, le nombre plus ou moins grand d'intermédiaires dont il a besoin pour passer d'une sensation tactile à une autre.". Cette théorie est très poétique - on se prend à imaginer, dans un monde d'aveugles-nés, des cartes en relief où la place dévolue à chaque territoire ne serait pas proportionnelle à ses dimensions réelles mais à son accessibilité, au temps nécessaire pour le parcourir... Dans les faits, cependant, cette théorie nous en dit plus sur la manière dont les voyants imaginent le monde des aveugles que sur le contraire. Car s'il faut en croire les principaux intéressés, ils n'ont pas spécialement de difficulté à se figurer l'espace.
"Tout est en 3D dans ma tête, explique Christine Cloux. Si je suis chez moi, je sais exactement comment mon appartement est composé : je peux décrire l'étage inférieur sans y aller, comme si j'en avais une maquette. Vraiment une maquette, pas un dessin ou une photo. De même pour les endroits que je connais ou que j'explore : les gares, des quartiers en ville, etc. Plus je connais, plus c'est précis. Plus j'explore, plus j'agrandis mes maquettes et j'y ajoute des détails."La représentation de l'espace de l'aveugle de naissance se fait bien sous formes d'images spatiales, mais celles-ci n'en sont pas pour autant des images-vues : il faudrait plutôt parler d'images-formes, non visuelles, où l'aveugle projette à l'occasion des impressions tactiles. Pour décrire cette perception, Jane Hervé utilise une comparaison expressive :"les sensations successives et multiples constituent une toile impressionniste - tramée de mille touchers et sensations - suggérant la forme sentie, comme les taches d'or étincelant dans la mer composant l'Impression, soleil devant de Claude Monet."
A l'époque des Lumières, certains commentateurs, stupéfaits par les pouvoirs de déduction des aveugles, s'imaginaient que ceux-ci étaient capables de voir avec le bout de leurs doigts (ils étaient trompés, il faut dire, par certains aveugles qui prétendaient pouvoir reconnaître les couleurs d'un vêtement simplement en touchant son étoffe). Mais les aveugles de naissance eux-mêmes ne sont pas à l'abri de ce genre de méprises : Jane Hervé cite le cas d'une adolescente de 18 ans - tout à fait intelligente par ailleurs - qui pensait que le regard des voyants pouvait contourner les obstacles - exactement comme la main permet d'enserrer entièrement un petit objet pour en connaître la forme. Elle pensait également que les voyants pouvaient voir de face comme de dos, qu'ils étaient doués d'une vision panoramique : "Elle imaginait les voyants comme des Janus bifaces, maîtres du regard dans toutes les directions.". L'aveugle du Puiseaux dont parle Diderot dans sa Lettre sur les aveugles, ne sachant pas ce que voulait dire le mot miroir, imaginait une machine qui met l'homme en relief, hors de lui-même. Chacun imagine l'univers perceptif de l'autre à partir de son univers perceptif propre : le voyant croit que l'aveugle voit avec les doigts, l'aveugle que le voyant palpe avec les yeux. Comme dans la parabole hindoue où des individus plongés dans l'obscurité tentent de déduire la forme d'un éléphant en se fondant uniquement sur la partie du corps qu'ils ont touché (untel qui a touché la trompe prétend que l'éléphant a la forme d'un tuyau d'eau, tel autre qui a touché l'oreille lui prête la forme d'un éventail...) - semblablement les êtres humains imaginent un inconnu radical à partir de ce qu'ils connaissent, quand bien même ces repères se révèlent impropres à se le représenter.
Parmi les notions spatiales particulièrement difficiles à appréhender pour un aveugle, il y a la perspective - le fait que la taille apparente d'un objet diminue proportionnellement à son éloignement pour le sujet percevant. "En théorie je comprends ce qu'est la perspective, mais de là à parvenir à réaliser un dessin ou à en comprendre un, c'est autre chose - c'est d'ailleurs la seule mauvaise note que j'ai eu en géométrie, explique Christine Cloux. Par exemple, je comprends que deux rails au loin finissent par ne former qu'une ligne. Mais ce n'est qu'une illusion, car en réalité il y a toujours deux rails, et dans ma tête aussi. Deux rails, même très loin, restent deux rails, sans quoi le train va avoir des ennuis pour passer..." Noëlle Roy, conservatrice du musée Valentin Haüy, se souvient d'une aveugle âgée, qui, effleurant avec ses doigts une reproduction en bas-relief du tableau l'Angélus de Millet, s'était étonnée que les deux paysans au premier plan soient plus grands que le clocher dont la silhouette se découpe sur l'horizon. Quand on lui expliqua que c'était en vertu des lois de la perspective, les personnages se trouvant au premier plan et le clocher très loin dans la profondeur de champ, la dame s'étonna qu'on ne lui ait jamais expliqué cela... On peut se demander comment cette dame aurait réagi si, recouvrant l'usage de la vue suite à une opération chirurgicale, elle avait aperçu la minuscule silhouette d'un individu dans le lointain : aurait-elle pensé que c'était là sa taille réelle et que cet individu, s'approchant d'elle, n'en serait pas plus grand pour autant ? Jane Hervé cite le témoignage d'une aveugle de 62 ans qui a retrouvé la vue suite à une opération : "Tout était déformé, il n'y avait plus aucune ligne droite, tout était concave... Les murs m'emprisonnaient, les toitures des maisons paraissaient s'effondrer comme après un bombardement. Ce que je voyais ovale, je le sentais rond avec mes mains. Ce que je distinguais à distance, je le sentais sur moi. J'avais des vertiges permanents. "On peut s'imaginer le cauchemar que représente une perception du monde où la vision et la sensation tactile ne concordent pas, où les sens envoient au cerveau des signaux impossibles à concilier... D'autres aveugles de naissance, ayant recouvré l'usage de la vue suite à une opération, dirent avoir l'impression que les objets leur touchaient les yeux : ils eurent besoin de plusieurs jours pour saisir la distance et de plusieurs semaines pour apprendre à l'évaluer correctement. Cela nous rappelle que notre vision du monde en trois dimensions n'a rien d'innée, qu'elle résulte au contraire d'un apprentissage et qu'il y entre une part considérable de construction intellectuelle.

Auteur: Molard Arthur

Info: http://www.jeanmarcmeyrat.ch/blog/2011/05/12/le-monde-tel-que-limaginent-ceux-qui-nont-jamais-vu

[ réflexion ] [ vacuité ] [ onirisme ] [ mimétisme ] [ synesthésie ] [ imagination ]

 
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non-voyant

Le monde tel que l'imaginent ceux qui n'ont jamais vu. (II)

Imaginer les couleurs

L'épineuse question des couleurs offre un autre exemple du "fossé perceptif" qui sépare voyants et aveugles de naissance. Les voyants s'imaginent souvent qu'il leur suffit de fermer les yeux pour se représenter la perception d'un aveugle. En réalité, ce n'est pas parce que nous fermons les yeux que nos yeux cessent de voir : le noir qui nous apparaît n'est rien d'autre que la couleur de nos paupières closes. Il en va tout autrement pour la plupart des aveugles, et à plus forte raison pour les aveugles de naissance. Comme il leur serait difficile de nous expliquer leur perception du monde, tant elle relève pour eux de l'évidence, le mieux est encore de nous tourner vers quelqu'un qui a vu avant de ne plus voir et qui, de ce fait, dispose d'un point de comparaison.

Jean-Marc Meyrat, devenu aveugle à l'âge de 8 ans, raconte son passage du monde des voyants dans celui des aveugles en ces termes : "Cela s'est fait très progressivement. Ce glissement presque impalpable s'est matérialisé par le déplacement de ma chaise de plus en plus près de l'écran de la télévision. Vers la fin du processus, je suis entré dans une sorte de zone grise qui s'est peu à peu assombrie pour virer au noir avant de disparaître. Puis, plus rien. La persistance de la couleur noire, parfois entrecoupée d'éblouissements, peut durer plus ou moins longtemps. Ceci est d'autant plus vrai si la cécité est intervenue brutalement. Après, plus rien, je ne peux pas dire mieux : plus rien.

Voilà qui pose un sérieux problème à ceux que le noir fascine et que la notion de rien effraie.". C'est l'image traditionnelle de l'aveugle errant dans les ténèbres qui se trouve ici battue en brèche... Certains aveugles tardifs regrettent de n'avoir pas même la perception du noir : ainsi, l'écrivain Jorge Luis Borges, devenu aveugle au cours de sa vie, affirmait que le noir lui manquait surtout au moment d'aller se coucher, lui qui avait pris l'habitude de s'endormir dans l'obscurité la plus complète...

Qu'est-ce que c'est que de ne rien voir ? En réalité, il est aussi difficile pour un aveugle de naissance de se représenter les couleurs que pour un voyant d'imaginer une perception absolument dénuée de couleurs, où l'on ne trouve pas même de noir et blanc, ni aucune nuance intermédiaire : autant chercher à imaginer un désert sans sol ni ciel, ou ce fameux couteau dont parle Lichtenberg, dépourvu de lame et auquel manque le manche. "Les gens s'imaginent les choses par rapport à ce qu'ils connaissent, remarque Christine Cloux. Nous qui entendons, nous imaginons à tort que les sourds de naissance sont plongés dans le silence. Or, pour connaître le silence il faut connaître le bruit, ce qui est notre cas mais pas celui des sourds, qui ne connaissent pas plus le bruit que son absence. Ce qu'ils connaissent, c'est un monde privé de ces notions."

Ces considérations posent tout de même plusieurs problèmes logiques : comment un aveugle peut-il se représenter l'image spatiale d'un objet, en considérant qu'il n'a pas même deux couleurs différentes à sa disposition pour distinguer l'objet du fond ? Il suffirait pourtant de nous remémorer certaines images qui nous viennent en rêve, ou en pensée : par exemple, nous voyons l'image d'une femme, mais nous sommes bien incapables de dire quelle est la couleur ou la forme exacte de sa robe. L'image mentale du voyant a rarement la précision d'une image photographique... Ces couleurs flottantes, ces formes incertaines, peuvent sans doute nous donner un aperçu des images non visuelles de l'aveugle. Si les couleurs sont inaccessibles aux sens de l'aveugle, cela ne l'empêche pas de tenter de se les représenter.

"Ca n'empêche même pas d'avoir des préférences, fait remarquer Sophie Massieu. Je m'habille en fonction de ce que j'imagine de la couleur en question. Par exemple, je ne porte jamais de jaune. Allez savoir ce qu'il m'a fait ce pauvre jaune...". "Je me suis créée des représentations mentales des couleurs, exactement comme je me représente les idées ou les concepts qui ne se voient pas, comme un atome par exemple..." explique Christine Cloux.

Mais d'où viennent ces représentations mentales exactement ? Pour la plupart, des commentaires des voyants : "Un jour une copine est arrivée vers moi en s'écriant : "Ouah ! Du rouge ! Ca te va super bien !" D'autres ont confirmé et depuis ce moment-là j'achète plus souvent du rouge.", raconte Christine. Parfois, la couleur peut évoquer à l'aveugle de naissance un souvenir précis : Sophie Massieu associe le bleu Majorelle à un après-midi passé dans le jardin Majorelle à Marrakech. Certains aveugles associeront le noir à la tristesse s'ils ont porté du noir pendant un enterrement, le blanc à la gaieté, puisqu'ils savent que c'est la couleur dont se parent les mariées et les communiants... La couleur dépose son image dans la mémoire affective et non dans la mémoire sensorielle ; le mot s'imprègne de l'émotion, comme un buvard. "Cela rend la sensation plus épaisse." explique Sophie.

Dans ce domaine éminemment subjectif, les "glissements sensoriels" sont légion. Il arrive fréquemment que l'aveugle de naissance prête aux couleurs les propriétés tactiles des objets qui leur sont couramment associés : par exemple, si en se vautrant dans le gazon, l'aveugle en a apprécié la douceur et la mollesse, il attribuera désormais au vert ses propriétés ; de même, le rouge brûle puisque c'est le feu, le blanc est froid comme la neige... L'aveugle de naissance n'hésite jamais à puiser dans des termes empruntés aux autres sens pour décrire l'image qu'il se fait des couleurs. Christine Cloux vous dira que le blanc lui semble "très aérien, léger, comme de la glace, très pur, peut-être parfois trop", alors que le noir lui paraît au contraire "presque encombrant, étouffant".

A ce petit jeu, la langue est pour l'aveugle un vivier de métaphores et d'associations verbales précieuses : ne dit-on pas un éclat tapageur, une teinte agressive ou insolente, un rose fade ? Ecrivains et poètes ne parlent-ils pas de "l'épaisseur des ténèbres", de "ruissellements de lumières" ? La mémoire tactile de l'aveugle est alors à même de lui fournir des repères, aussi abstraits soient-ils. Quand elle lit ou entend les termes "une forêt obscure", Christine Cloux s'imagine "que la forêt est très dense, qu'il y fait frisquet, voire franchement froid parce que le soleil ne passe pas... "Le rayonnement de la chaleur donne une idée très nette à l'aveugle de ce que peut-être le rayonnement de la lumière (on parle d'ailleurs d'une lumière douce et pénétrante...).

Parfois, l'image que l'aveugle se fait d'une couleur se fonde simplement sur le mot qui la désigne. "Enfant, le jaune m'évoquait un clown en train de jouer de la trompette, parce que je trouvais le mot amusant et que je savais que c'est une couleur gaie, voire criarde, explique Christine Cloux. C'est jaune, yellow, gelb... ou même giallo. Ces sonorités participent à ma représentation de cette couleur.". Ce faisant, l'aveugle se comporte en quelque sorte en "cratylien"- du nom de Cratyle, cet interlocuteur de Socrate qui professait que la sonorité des mots pouvait nous renseigner sur la nature même de ce qu'ils désignent.

Un voyant, pourtant, sait bien qu'il est hasardeux de tenter d'établir un lien entre le nom d'une couleur et la couleur elle-même... Et cependant, n'agissons-nous pas de manière analogue quand nous imaginons une ville ou un pays où nous ne sommes jamais allés et dont nous ne savons rien, en nous fondant sur la sonorité de son nom ? Des noms tels que Constantinople, Byzance ou Marrakech ne charrient-ils pas déjà un flot d'images abstraites considérables rien que par leurs propriétés auditives, indépendamment même des images visuelles précises qu'on leur accole ? La plupart des aveugles de naissance n'hésitent pas à puiser dans les impressions auditives pour se représenter les couleurs : "Je me représente le spectre des diverses couleurs un peu comme l'échelle des sons - l'échelle des couleurs est simplement plus grande et plus complexe à se représenter." explique Christine Cloux.

La comparaison n'est pas insensée : couleurs et sons ont en commun de se définir par une certaine fréquence (hauteur pour le son, teinte pour la couleur), une certaine pureté (timbre pour le son, saturation pour la couleur), une certaine intensité (force pour le son, valeur ou luminosité pour la couleur)... Cela explique peut-être les fréquentes associations verbales entre l'ouïe et la vue dans le langage courant : ne parle-t-on pas d'un rouge criard, d'une gamme de couleur, du ton d'un tissu, d'une voix blanche ?

Pour Christine Cloux, si les couleurs émettaient du son, "le jaune, l'orange et le rouge nous casseraient les oreilles alors que le bleu par exemple ferait un bruit aussi soutenu mais moins fort, avec le vert." Cette croyance selon laquelle il pourrait exister une correspondance directe entre la sensation auditive et la sensation visuelle n'est pas propre aux aveugles, elle a longtemps hanté l'oeuvre des symbolistes et des romantiques, et des artistes en général : qu'on songe aux Synesthésies de Baudelaire ("les parfums, les couleurs et les sons se répondent" dans le poème Correspondances), à Rimbaud cherchant à assigner une couleur à chaque voyelle ("A noir, E blanc, I rouge"...), ou à cette très sérieuse table de concordance entre voyelles, couleurs et instruments que tenta d'établir René Ghil, un disciple de Mallarmé, ou encore au plasticien Nicolas Schöffer qui mit des sons en couleur... Bien qu'on sente ce qu'il entre de rêverie poétique dans cette croyance, on ne peut s'empêcher d'imaginer que, si les divers stimuli sensoriels n'étaient que les différents dialectes d'une même langue, toutes sortes de traductions deviendraient possibles...

Que vienne le temps du traducteur couleurs/sons qui permettrait de traduire un tableau de Van Gogh en symphonie ! Imaginer l'art La seule chose que les aveugles de naissance savent des peintres, c'est ce qu'on a bien voulu leur en dire - or le langage est évidemment inapte à rendre compte de ce qui fait la spécificité de cet art. Là encore, l'aveugle doit trouver des analogies où il peut : Christine Cloux imagine la peinture impressionniste en se fondant sur l'impressionnisme musical et littéral, la peinture cubiste en pensant au style de Gertrude Stein - elle imagine les personnages peints par Picasso comme "des corps dont on aurait" découpé" les diverses parties pour les reconstituer n'importe comment.", mais ajoute aussitôt "Je n'aime pas le désordre, ça ne me parle pas.". Quand on lui demande ce que lui évoque une oeuvre comme le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, il lui semble que "ce doit être beau, presque intangible et cependant... Comme une porte d'entrée." 

Natacha de Montmollin est plus sceptique : "Je ne vois pas l'intérêt.". La peinture l'indiffère - Escher est le seul dessinateur dont elle se soit forgée une image précise : "sa technique m'intrigue". Etrange, si l'on considère que les dessins d'Escher reposent la plupart du temps sur des illusions optiques, des perspectives truquées qui, par essence, ne peuvent tromper qu'un voyant... Quel rapport les aveugles de naissance entretiennent-ils avec un art comme la poésie ? Sophie Massieu avoue qu'elle n'y est pas très sensible. "Je ne sais pas si ça relève de mon caractère ou de ma cécité... Peut-être qu'il y a une part de l'image qui m'échappe... "Christine Cloux, pour sa part, ne considère pas que la cécité soit une entrave pour apprécier un poème : selon elle, les images poétiques font autant - si ce n'est davantage - appel à la mémoire affective qu'à la mémoire sensorielle. "Peut-être que parfois je perçois une métaphore un peu autrement que quelqu'un d'autre, mais c'est le cas pour chacun de nous, je pense. Nous comprenons les figures de styles avec notre monde de référence.". Le rapport à l'art de certains aveugles de naissance semble parfois tenir du besoin vital : "C'est une expérience très riche dont je ne saurais me passer, explique Christine Cloux. J'ai peut-être d'autant plus besoin de l'art que je n'ai pas les images "extérieures à moi"".

Si l'aveugle de naissance exige davantage de l'art que le commun des voyants, c'est peut-être parce qu'il attend de lui qu'il lui restitue les beautés de la nature dont la cécité l'a privé. Oscar Wilde, pour expliquer à quel point l'oeuvre d'un artiste pouvait déteindre sur notre vision du monde, disait que ce n'est pas l'art qui imite la nature mais la nature qui imite l'art. Cette phrase a une pertinence toute particulière dans le cas de l'aveugle de naissance, car tout ce qu'il lit à propos de la nature, dans les poèmes ou dans les romans, se mêle intimement dans son imaginaire à la représentation qu'il s'en fait dans la vie de tous les jours - et cette représentation a sans doute plus à voir avec une transfiguration artistique, infiniment subjective, qu'avec, par exemple, une reproduction photographique un peu floue... Imaginer la nature D'une façon générale, la nature - tout du moins sa face visible - constitue pour l'aveugle de naissance une source inépuisable de curiosités. Certains phénomènes auxquels les voyants sont accoutumés demeurent pour lui un mystère - notamment les plus insubstantiels, ceux qu'il ne peut connaître par le toucher. "Un gaz... on risque de ne pas le voir. En revanche on voit la vapeur, ce qui est un peu étrange puisque l'eau est transparente, et pourtant, vous la voyez tout de même... Je le comprends en théorie mais c'est quand même bizarre." avoue Christine Cloux.

La transparence fait partie des notions difficiles à concevoir quand on ignore ce qu'est l'opacité visuelle - en témoigne la fascination qu'exercent les poissons sur de ce jeune aveugle de naissance, interrogé par Sophie Calle (dans le catalogue de l'exposition M'as-tu vue) : "C'est leur évolution dans l'eau qui me plaît, l'idée qu'ils ne sont rattachés à rien. Des fois, je me prends à rester debout des minutes entières devant un aquarium, debout comme un imbécile.". Un autre (toujours cité par Sophie Calle) tente de se représenter les miroitements de la mer : "On m'a expliqué que c'est bleu, vert, que les reflets avec le soleil font mal aux yeux. Cela doit être douloureux à regarder." Certaines reproductions peuvent donner à l'aveugle de naissance une idée approximative de certains phénomènes insubstantiels. Une femme (interrogée par Jane Hervé) se souvient d'un bas-relief du Moyen-Âge : "Il représentait le feu, avec des flammes en pointe comme des épées. Des flammes en pierre. J'étais éblouie. Des stries dans tous les sens, des nervures sur un flanc de rocher. Je n'avais aucune idée de la façon dont on pouvait représenter une flamme. Je ne savais pas que l'on pouvait toucher du feu".

Les aveugles de naissance n'en demeurent pas moins les premiers à reconnaître l'insuffisance de ces palliatifs, qui les induisent parfois d'avantage en erreur qu'ils ne les renseignent vraiment. "Les étoiles, on en a tous dessiné, alors ça empiète sur l'imagination, remarque Christine Cloux. Sauf que les vraies étoiles doivent avoir bien d'autres formes encore..." La difficulté à se représenter un phénomène proprement visuel, quand elle n'arrête pas un aveugle, peut au contraire aiguillonner sa curiosité. Il semble en effet que, pour certains d'entre eux, comme d'ailleurs pour quantité de voyants, moins une chose leur est accessible et plus elle les fascine. Une notion comme l'horizon, par exemple, laisse Christine Cloux rêveuse : "L'horizon, c'est là où la vue ne peut pas aller plus loin. C'est le sens de l'expression "à perte de vue", littéralement. C'est une limite, poétique pour moi... Instinctivement cela m'évoque la mer, le soleil, les océans. L'espace, l'infini presque, la liberté, l'évasion.". Le spectacle des plaines s'étendant à perte de vue, des montagnes dont les sommets se perdent dans les nuages ou des vallées s'abîmant dans des gouffres vertigineux, demeure l'apanage de la vue, mais certaines impressions auditives peuvent en donner de puissants équivalents à l'aveugle. Face à la mer, le bruit de la vague qui vient de loin lui permet de composer, à partir d'images spatiales finies, "une vision indéfinie qui peut lui donner la sensation de l'infini" (Pierre Villey). "Sur un rivage, je me concentre sur le bruit des vagues à en avoir le vertige, et je me livre toute entière à l'instant présent."confie Sophie Massieu.

A la montagne, des bruits légers transportés à de grandes distances, dont l'écho se répercute pendant de longues secondes, élargissent "l'horizon" de l'aveugle dans toutes les directions à la fois. L'aveugle est en outre affranchi de certains aléas liés à l'altitude : "Je ne pense pas que je puisse avoir le vertige, dans la mesure où il me semble qu'il s'agit d'un phénomène en relation avec la vue. "explique Daniel Baud (66 ans, retraité). Christine Cloux assure même aimer "la sensation de vide au bord d'une falaise.". Certains aveuglent de naissance aiment particulièrement se confronter à l'immensité des grands espaces : "Les espaces infinis, je suis allée dans le désert juste pour me plonger dedans..." affirme Sophie Massieu. Sans vouloir généraliser outre mesure, il semble que l'infini soit, pour les aveugles de naissance, moins une source de crainte que de curiosité. Quand, après leur avoir lu la phrase de Pascal : "Le silence éternel des espaces infinis m'effraie.", je leur demande lequel de ces termes leur inspire la plus grande crainte, aucun ne mentionne l'infini.

Pour Sophie Massieu, c'est l'éternité : "Se dire que rien ne va changer pendant toute une vie, ça ne correspond pas du tout à mon caractère". Pour Daniel Baud, c'est le silence éternel - et pour cause, un silence absolu serait, pour l'aveugle, comme une obscurité totale pour un voyant. "Perdre tout point de repère - plus d'espace-temps, plus de son, plus d'espace... - effectivement c'est effrayant, admet Christine Cloux. Nous avons besoin d'un lieu où être ancrés, d'un point de référence pour pouvoir dire :"je suis ici, je suis vivant." Mais sa foi tempère ses craintes : "C'est effrayant pour nous maintenant, Mais lorsque nous serons éternels, nous n'aurons plus besoin de ces notions physiques."

a couleur du "jamais" 

Nous disions plus haut que l'aveugle de naissance ne pouvait pas regretter la vue puisqu'il s'agissait d'un état qu'il n'avait jamais connu... Mais ne leur arrivent-ils jamais de soupirer après ces merveilles de la nature dont ils entendent parler autour d'eux, en songeant à ces beautés qu'ils n'ont jamais vu et, pour la majorité d'entre eux, ne verront jamais ? Ces pensées ne colorent-elles pas ce "jamais" d'une pointe d'amertume ?

"Je regrette la vue comme on peut envier le don de la divination ou les ailes de l'aigle" affirme un aveugle de naissance cité par Pierre Villey. Quand Christine Cloux s'imagine voyante, elle reste songeuse : "Peut-être qu'au lieu d'écrire je ferais des aquarelles... et encore, je pense que non.". La vue semble n'inspirer aux aveugles de naissance que des songes vains ou des désirs abstraits - voire même, parfois, une certaine méfiance : "Tant de gens qui voient sont en fait malheureux, remarque Christine Cloux. Pour sûr, la vue n'apporte ni le bonheur ni rien. Ou peut-être qu'elle apporte trop et qu'on est envahis par tout ce qu'il faut regarder." A l'en croire, la cécité peut même parfois s'avérer un filtre bénéfique : "Je peux éviter de me représenter ce que je ne veux pas, comme nombre d'images que vous subissez aux informations : les catastrophes, les morts... Je les comprends, je les intègre, ça me touche, mais je ne les "vois" pas précisément dans ma tête. L'impact émotionnel est largement suffisant et je ne suis pas masochiste."

En définitive, le rapport que l'aveugle de naissance entretient avec la vue est sans doute semblable à celui que nous entretenons tous vis-à-vis de l'inconnu : un mélange de peur et de désir, d'attirance et de défiance, comme en atteste ce témoignage de Christine Cloux, à qui nous laisserons le mot de la fin : "Oui, il m'arrive de regretter de ne pas voir. Je ne verrai jamais le visage des gens que j'aime, les fleurs, les étoiles, la nature, les petits enfants, les gens qui me sourient, les couleurs, les planètes... Et si je pouvais voir, juste un jour, juste une heure, cela ferait tellement plaisir à ma famille ! Ce serait pour eux un vrai bonheur, je pense, nettement plus que pour moi, puisque que je suis heureuse de ma vie de toute manière. Mais comme je suis curieuse, je voudrais tout voir, quitte à ne rien comprendre : les nuages, les étoiles, les gens. Je voudrais voir les visages changer lorsqu'ils ressentent des émotions. Je voudrais regarder dans un miroir pour voir quel effet ça fait d'être "face à soi-même" littéralement. Mais si vraiment je pouvais, je crois bien que ça me donnerait le vertige. C'est parce que je sais que ça ne risque pas d'arriver que je me dis que ce serait peut-être bien. Mais voir tout le temps... pas sûr. Il faudrait apprendre à voir, puis à regarder, puis à gérer. Et qui saurait m'apprendre comment faire ?"

Auteur: Molard Arthur

Info: http://www.jeanmarcmeyrat.ch/blog/2011/05/12/le-monde-tel-que-limaginent-ceux-qui-nont-jamais-vu

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