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philosophe

Il semble tout de même - pour essayer là-dessus de dire des choses - impossible de ne pas partir en prenant au pied de la lettre ce qui nous est attesté de la part de l’entourage de SOCRATE, et ceci encore à la veille de sa mort, qu’il est celui qui a dit que somme toute : nous ne saurions rien craindre d’une mort dont nous ne savons rien.

Et nommément nous ne savons pas, ajoute-t-il, si ce n’est pas une bonne chose. Évidemment, quand on lit ça... On est tellement habitué à ne lire dans les textes classiques que "bonnes paroles" qu’on n’y fait plus attention. Mais c’est frappant quand nous faisons résonner cela dans le contexte des derniers jours de SOCRATE, entouré de ses derniers fidèles, qu’il leur jette ce dernier "regard un peu en dessous" que PLATON photographie sur document - il n’y était pas ! - et qu’il appelle "ce regard de taureau". Et toute son attitude à son procès... Si l’Apologie de SOCRATE nous reproduit exactement ce qu’il a dit devant ses juges il est difficile de penser, à entendre sa défense, qu’il ne voulait pas expressément mourir. En tout cas il répudia expressément, et comme tel, tout pathétique de la situation, provoquant ainsi ses juges habitués aux supplications des accusés, rituelles, classiques.

Donc ce que je vise là en première approche de la nature énigmatique d’un désir de mort qui sans doute peut être retenu pour ambigu, c’est un homme qui aura mis, somme toute, soixante-dix ans à obtenir la satisfaction de ce désir, il est bien sûr qu’il ne saurait être pris au sens de la tendance au suicide, ni à l’échec, ni à aucun masochisme moral ou autre. Mais il est difficile de ne pas formuler ce minimum tragique lié au maintien d’un homme dans une zone de no man’s land, d’une entre-deux-morts en quelque sorte gratuite.

SOCRATE, vous le savez, quand NIETZSCHE en a fait la découverte, ça lui a monté à la tête : "La Naissance de la tragédie", et toute œuvre de NIETZSCHE à la suite, est sortie de là. Le ton dont je vous en parle doit bien marquer quelque personnelle impatience. On ne peut pas tout de même ne pas voir qu’incontestablement - NIETZSCHE là a mis le doigt dessus, il suffisait d’ouvrir à peu près un dialogue de PLATON au hasard - la profonde incompétence de SOCRATE chaque fois qu’il touche à ce sujet de la tragédie est quelque chose qui est tangible. Lisez dans le Gorgias. La tragédie passe là, exécutée en trois lignes, parmi les arts de la flatterie, une rhétorique comme une autre, rien de plus à en dire.

Nul tragique, nul "sentiment tragique" - comme on s’exprime de nos jours - ne soutient cette ἀτοπία [atopia] de SOCRATE. Seulement un "démon", le δαίμων [daimôn] - ne l’oublions pas, car il nous en parle sans cesse - qui l’hallucine, semble-t-il pour lui permettre de survivre dans cet espace, il l’avertit des trous où il pourrait tomber : "Ne fais pas cela...".

Et puis, en plus, un message d’un dieu - dont lui-même nous témoigne de la fonction qu’il a eue dans ce qu’on peut appeler une vocation - le dieu de Delphes : APOLLON, qu’un disciple à lui a eu l’idée, saugrenue il faut bien le dire, d’aller consulter. Et le dieu a répondu : 

"Il y a quelque sages. Il y en a un qui n’est pas mal : c’est EURIPIDE, mais le sage des sages, le fin du fin, le sacré, c’est SOCRATE". 

Et depuis ce jour-là, SOCRATE a dit : 

"Il faut que je réalise l’oracle du dieu, je ne savais pas que j’étais le plus sage, mais puisqu’il l’a dit, il faut que je le sois".

C’est exactement dans ces termes que SOCRATE nous présente le virage de ce qu’on peut appeler son "passage à la vie publique". 

C’est en somme un fou qui se croit au service commandé d’un dieu, un messie, et dans une société de bavards par-dessus le marché. Nul autre garant de la parole de l’Autre (avec le grand A) que cette parole même, il n’y a pas d’autre source de tragique que ce destin qui peut bien nous apparaître par un certain côté, être du néant. Avec tout ça, il est amené à rendre le terrain dont je vous parlais l’autre jour, le terrain de la reconquête du réel, de la conquête philosophique, c’est-à-dire scientifique, à rendre une bonne part du terrain aux dieux. 

Auteur: Lacan Jacques

Info: 21 décembre 1960

[ vocation ] [ caractère ]

 

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soigner

C’est dans la mesure où les exigences sociales sont conditionnées par l’apparition d’un homme servant les conditions d’un monde scientifique que, nanti de pouvoirs nouveaux d’investigation et de recherche, le médecin se trouve affronté à des problèmes nouveaux. Je veux dire que le médecin n’a plus rien de privilégié dans l’ordre de cette équipe de savants diversement spécialisés dans les différentes branches scientifiques. C’est de l’extérieur de sa fonction, nommément dans l’organisation industrielle, que lui sont fournis les moyens en même temps que les questions pour introduire les mesures de contrôle quantitatif, les graphiques, les échelles, les données statistiques par où s’établissent jusqu’à l’échelle microscopique les constantes biologiques et que s’instaure dans son domaine ce décollement de l’évidence de la réussite, qui est la condition de l’avènement des faits.

La collaboration médicale sera considérée comme la bienvenue pour programmer les opérations nécessaires à maintenir le fonctionnement de tel ou tel appareil de l’organisme humain, dans des conditions déterminées, mais après tout, en quoi cela a-t-il à faire avec ce que nous appellerons la position traditionnelle du médecin ?

Le médecin est requis dans la fonction du savant physiologiste mais il subit d’autres appels encore : le monde scientifique déverse entre ses mains le nombre infini de ce qu’il peut produire comme agents thérapeutiques nouveaux chimiques ou biologiques, qu’il met à la disposition du public et il demande au médecin, comme à un agent distributeur, de les mettre à l’épreuve. Où est la limite où le médecin doit agir et à quoi doit-il répondre ? A quelque chose qui s’appelle la demande ?

Je dirai que c’est dans la mesure de ce glissement, de cette évolution, qui change la position du médecin au regard de ceux qui s’adressent à lui, que vient à s’individualiser, à se spécifier, à se mettre rétroactivement en valeur, ce qu’il y a d’original dans cette demande au médecin. Ce développement scientifique inaugure et met de plus en plus au premier plan ce nouveau droit de l’homme à la santé, qui existe et se motive déjà dans une organisation mondiale. Dans la mesure où le registre du rapport médical à la santé se modifie, où cette sorte de pouvoir généralisé qu’est le pouvoir de la science, donne à tous la possibilité de venir demander au médecin son ticket de bienfait dans un but précis immédiat, nous voyons se dessiner l’originalité d’une dimension que j’appelle la demande. C’est dans le registre du mode de réponse à la demande du malade qu’est la chance de survie de la position proprement médicale.

Répondre que le malade vient vous demander la guérison n’est rien répondre du tout, car chaque fois que la tâche précise, qui est à accomplir d’urgence ne répond pas purement et simplement à une possibilité qui se trouve à portée de la main, mettons un appareillage chirurgical ou l’administration d’antibiotiques – et même dans ces cas il reste à savoir ce qui en résulte pour l’avenir – il y a hors du champ de ce qui est modifié par le bienfait thérapeutique quelque chose qui reste constant et tout médecin sait bien de quoi il s’agit.

Quand le malade est envoyé au médecin ou quand il l’aborde, ne dites pas qu’il en attend purement et simplement la guérison. Il met le médecin à l’épreuve de le sortir de sa condition de malade ce qui est tout à fait différent, car ceci peut impliquer qu’il est tout a fait attaché à l’idée de la conserver. Il vient parfois nous demander de l’authentifier comme malade, dans bien d’autres cas il vient, de la façon la plus manifeste, vous demander de le préserver dans sa maladie, de le traiter de la façon qui lui convient à lui, celle qui lui permettra de continuer d’être un malade bien installé dans sa maladie. Ai-je besoin d’évoquer mon expérience la plus récente : un formidable état de dépression anxieuse permanente, durant déjà depuis plus de 20 ans, le malade venait me trouver dans la terreur que je fis la moindre chose. À la seule proposition de me revoir 48 heures plus tard, déjà, la mère, redoutable, qui était pendant ce temps campée dans mon salon d’attente avait réussi à prendre des dispositions pour qu’il n’en fût rien.

Ceci est d’expérience banale, je ne l’évoque que pour vous rappeler la signification de la demande, dimension où s’exerce à proprement parler la fonction médicale, et pour introduire ce qui semble facile à toucher et pourtant n’a été sérieusement interrogé que dans mon école, – à savoir la structure de la faille qui existe entre la demande et le désir.

Auteur: Lacan Jacques

Info: Conférence et débat du Collège de Médecine à La Salpetrière : Cahiers du Collège de Médecine 1966, pp. 761 à 774

[ technostructure ] [ évolution ]

 

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structure psychologique

Il est bien certain que l’obsessionnel tend à détruire son objet. [...]

Comme l’expérience le montre bien, l’hystérique vit tout entière au niveau de l’Autre. L’accent pour elle, c’est d’être au niveau de l’Autre, et c’est pour cela qu’il lui faut un désir de l’Autre, car sans cela, l’Autre, que serait-il, si ce n’est la loi ? Le centre de gravité du mouvement constitutif de l’hystérique est d’abord au niveau de l’Autre. De même, [...] c’est la visée du désir comme tel, l’au-delà de la demande, qui est constitutive de l’obsessionnel. Mais avec une différence patente avec l’hystérique. [...]

Le jeune enfant qui deviendra un obsessionnel est ce jeune enfant dont les parents disent [...] il a des idées fixes. Il n’a pas des idées plus extraordinaires que n’importe quel autre enfant si nous nous arrêtons au matériel de sa demande. Il demandera une petite boîte. [...] Il y a certains enfants, entre tous les enfants, qui demandent des petites boîtes, et dont les parents trouvent que cette exigence de la petite boîte est à proprement parler intolérable – et elle est intolérable. [...]

Dans cette exigence très particulière qui se manifeste dans la façon dont l’enfant demande une petite boîte, ce qu’il y a d’intolérable pour l’Autre, et que les gens appellent approximativement l’idée fixe, c’est que ce n’est pas une demande comme les autres, mais qu’elle présente un caractère de condition absolue, qui est celui-là même que je vous désigne pour être propre au désir. [...] Le désir est forme absolue du besoin, du besoin passé à l’état de condition absolue, pour autant qu’il est au-delà de l’exigence inconditionnée de l’amour, dont à l’occasion il peut venir à l’épreuve.

Comme tel, le désir nie l’Autre comme tel, et c’est bien ce qui le rend, comme le désir de la petite boîte chez le jeune enfant, si intolérable.

[...] Quand je dis que l’hystérique va chercher son désir dans le désir de l’Autre, il s’agit du désir qu’elle attribue à l’Autre comme tel. Quand je dis que l’obsessionnel fait passer son désir avant tout, cela veut dire qu’il va le chercher dans un au-delà en le visant comme tel dans sa constitution de désir, c’est-à-dire pour autant que comme tel il détruit l’Autre. C’est là le secret de la contradiction profonde qu’il y a entre l’obsessionnel et son désir. [...]

Mais enfin, pour voir l’essentiel, que se passe-t-il quand l’obsessionnel, de temps en temps, prenant son courage à deux mains, se met à essayer de franchir la barrière de la demande, c’est-à-dire part à la recherche de l’objet de son désir ? D’abord, il ne le trouve pas facilement. [...] Mais beaucoup plus radicalement que tout cela, l’obsessionnel, en tant que son mouvement fondamental est dirigé vers le désir comme tel, et avant tout dans sa constitution de désir, est porté à viser ce que nous appelons la destruction de l’Autre.

Or, il est de la nature du désir comme tel de nécessiter le support de l’Autre. Le désir de l’Autre n’est pas une voie d’accès au désir du sujet, c’est la place tout court du désir, et tout mouvement chez l’obsessionnel vers son désir se heurte à une barrière qui est absolument tangible dans, si je puis dire, le mouvement de la libido. Dans la psychologie d’un obsessionnel, plus quelque chose joue de rôle de l’objet, fût-il momentané, du désir, plus la loi d’approche du sujet par rapport à cet objet se manifestera littéralement dans une baisse de tension libidinale. C’est au point qu’au moment où il le tient, cet objet de son désir, pour lui plus rien n’existe. [...]

Le problème pour l’obsessionnel est donc tout entier de donner un support à ce désir – qui pour lui conditionne la destruction de l’Autre, où le désir lui-même vient à disparaître. Il n’y a pas de grand Autre ici. Je ne dis pas que le grand Autre n’existe pas pour l’obsessionnel, je dis que, quand il s’agit de son désir, il n’y en a pas, et c’est pour cette raison qu’il est à la recherche de la seule chose qui, en dehors de ce point de repère, puisse maintenir à sa place ce désir en tant que tel. Tout le problème de l’obsessionnel est de trouver à son désir la seule chose qui puisse lui donner un semblant d’appui [...].

L’hystérique trouve l’appui de son désir dans l’identification à l’autre imaginaire. Ce qui en tient la place et la fonction chez l’obsessionnel, c’est un objet, qui est toujours – sous une forme voilée sans doute mais identifiable – réductible au signifiant phallus.

Auteur: Lacan Jacques

Info: Dans le "Séminaire, Livre V", "Les formations de l'inconscient (1957-1958)", éditions du Seuil, 1998, pages 401 à 403

[ définies ] [ différences ]

 

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concept psychanalytique

La "présence du passé" donc, telle est la réalité du transfert. Est-ce qu’il n’y a pas d’ores et déjà quelque chose qui s’impose, qui nous permet de la formuler d’une façon plus complète ? C’est "une présence" - un peu plus qu’une présence - c’est "une présence en acte" et, comme les termes allemand et français l’indiquent, une reproduction. Je veux dire que ce qui n’est pas assez articulé, pas assez mis en évidence dans ce qu’on dit ordinairement, c’est en quoi cette reproduction se distingue d’une simple passivation du sujet.

Si c’est une reproduction, si c’est quelque chose en acte, il y a dans la manifestation du transfert quelque chose de créateur. Cet élément me parait tout à fait essentiel à articuler, et comme toujours, si je le mets en valeur, ça n’est pas que le repérage n’en soit déjà décelable d’une façon plus ou moins obscure dans ce qu’ont déjà articulé les auteurs.

Car si vous vous reportez au rapport qui fait date de Daniel LAGACHE, vous verrez que c’est là ce qui fait le nerf, la pointe de cette distinction qu’il a introduite, mais qui à mon sens reste un peu vacillante et trouble de ne pas voir cette dernière pointe, de la distinction qu’il a introduite de l’opposition autour de laquelle il a voulu faire tourner sa distinction du transfert entre "répétition du besoin" et "besoin de répétition". Car si didactique que soit cette opposition, en réalité elle n’est pas incluse, n’est même pas un seul instant véritablement en question, dans ce que nous expérimentons du transfert.

Il n’y a pas de doute, quand il s’agit du "besoin de répétition", nous ne pouvons pas formuler autrement les phénomènes du transfert que sous cette forme énigmatique : pourquoi faut-il que le sujet répète à perpétuité cette signification, au sens positif du terme, ce qu’il nous signifie par sa conduite ?

Appeler ça "besoin", c’est déjà infléchir dans un certain sens, ce dont il s’agit.

[…]

Car il est clair que tout, d’autre part, nous indique que si ce que nous faisons, nous le faisons en tant que le transfert est la répétition d’un besoin - d’un besoin qui peut manifester là le transfert et là le besoin - nous arrivons à une impasse, puisque nous passons, par ailleurs, notre temps à dire que c’est une ombre de besoin, un besoin déjà depuis longtemps dépassé, et que c’est pour cela que sa répétition est possible. Et aussi bien ici nous arrivons au point où le transfert apparaît comme à proprement parler une source de fiction.

Le sujet dans le transfert feint, fabrique, construit quelque chose, et alors il semble qu’il n’est pas possible de ne pas tout de suite intégrer à la fonction du transfert ce terme, qui est d’abord : quelle est la nature de cette fiction, quelle en est la source d’une part, l’objet d’autre part ? Et s’il s’agit de fiction : qu’est-ce qu’on feint ? Et puisqu’il s’agit de feindre : pour qui ? Il est bien clair que si on ne répond pas tout de suite : "Pour la personne à qui on s’adresse", c’est parce qu’on ne peut pas ajouter : "le sachant". C’est parce que d’ores et déjà on est très éloigné par ce phénomène de toute hypothèse même de ce qu’on peut appeler massivement par son nom : simulation.

Donc ce n’est pas pour la personne à qui on s’adresse en tant qu’on le sait. Mais ça n’est pas parce que c’est le contraire, à savoir que c’est en tant qu’on ne le sait pas, qu’il faut croire que, pour autant, la personne à qui on s’adresse est là tout d’un coup volatilisée, évanouie. Car tout ce que nous savons de l’inconscient, à partir du départ, à partir du rêve, nous indique - et l’expérience nous montre - qu’il y a des phénomènes psychiques qui se produisent, se développent, se construisent pour être entendus, donc justement pour cet autre qui est là. Même si on ne le sait pas, même si on ne sait pas qu’ils sont là pour être entendus : ils sont là pour être entendus, et pour être entendus par un autre. En d’autres termes, il me parait impossible d’éliminer du phénomène du transfert le fait qu’il se manifeste dans le rapport à quelqu’un à qui l’on parle.

Ceci en est constitutif, constitue une frontière, et nous indique du même coup de ne pas noyer son phénomène dans la possibilité générale de répétition que constitue l’existence de l’inconscient. Hors de l’analyse il y a des répétitions liées bien sûr à la constance de la chaîne signifiante inconsciente dans le sujet. Ces répétitions, même si elles peuvent dans certains cas avoir des effets homologues, sont strictement à distinguer de ce que nous appelons "le transfert" […].

Auteur: Lacan Jacques

Info: 1er mars 1961

[ définition ] [ particularité ] [ question ] [ grand Autre ] [ chiasme ]

 
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réciprocité

Puisque ALCIBIADE sait déjà que de SOCRATE il a le désir, que ne présume-t-il mieux et plus aisément de sa complaisance ? Que veut dire ce fait qu’en quelque sorte, sur ce que lui, ALCIBIADE, sait déjà, à savoir que pour SOCRATE il est un aimé, un ἐρώμενος [erômenos], qu’a-t-il besoin sur ce sujet de se faire donner par SOCRATE le signe d’un désir ? Puisque ce désir est en quelque sorte reconnu - SOCRATE n’en a jamais fait mystère dans les moments passés - reconnu et de ce fait connu, et donc, pourrait-on penser, déjà avoué, que veulent dire ces manœuvres de séduction développées avec un détail, un art et en même temps une impudence, un défi aux auditeurs ? 

[…] si SOCRATE s’est montré depuis toujours l’ἐραστής [erastès] d’ALCIBIADE, sans doute nous paraîtra-t-il - dans une perspective post-socratique nous dirions : dans un autre registre – que c’est un grand mérite que ce qu’il montre, et que le traducteur du Banquet pointe en marge, sous le terme de "sa tempérance". 

Mais cette tempérance n’est pas non plus dans le contexte quelque chose qui soit indiqué comme nécessaire. Que SOCRATE montre là sa vertu, peut-être ! Mais quel rapport avec le sujet dont il s’agit, s’il est vrai que ce qu’on nous montre à ce niveau c’est quelque chose concernant le mystère d’amour. En d’autres termes, vous voyez de quoi j’essaie de faire le tour : de cette situation, de ce jeu, de ce qui se développe devant nous dans l’actualité du Banquet, pour en saisir à proprement parler la structure. Disons tout de suite que tout dans la conduite de SOCRATE indique que le fait que SOCRATE en somme se refuse à entrer lui-même dans le jeu de l’amour est étroitement lié à ceci, qui est posé à l’origine comme le terme de départ : c’est que lui sait. C’est même, dit-il, "la seule chose qu’il sache" : il sait ce dont il s’agit dans les choses de l’amour. Et nous dirons que : c’est parce que SOCRATE sait, qu’il n’aime pas. 

[…] ce que SOCRATE refuse de montrer à ALCIBIADE c’est quelque chose qui prend un autre sens, qui serait proprement la métaphore de l’amour en tant que SOCRATE s’admettrait comme aimé et je dirai plus, s’admettrait comme aimé inconsciemment.

C’est justement parce que SOCRATE sait, qu’il se refuse à avoir été - à quelque titre, justifié ou justifiable, que ce soit - ἐρώμενος [erômenos], le désirable, ce qui est digne d’être aimé. Ce qui fait qu’il n’aime pas, que la métaphore de l’amour ne peut pas se produire, c’est que la substitution de l’ἐραστής [erastès : aimant] à l’ἐρώμενος [erômenos : aimé], le fait qu’il se manifeste comme ἐραστής [erastès] à la place où il y avait l’ἐρώμενος [erômenos : aimé], est ce à quoi il ne peut que se refuser. Parce que pour lui, il n’y a rien en lui qui soit aimable, parce que son essence est cet οὐδὲν [ouden], ce vide, ce creux, pour employer un terme qui a été utilisé ultérieurement dans la méditation néo-platonicienne et augustinienne, cette κένωσις [kénosis] qui représente la position centrale de SOCRATE.

[…] Vous saisissez donc bien, je pense, ce qu’ici j’entends dire : c’est que la structure constituée par la substitution, la métaphore réalisée constituant ce que j’ai appelé le miracle de l’apparition de l’ἐραστής [erastès: aimant] à la place même où était l’ἐρώμενος [erômenos : aimé], c’est ici ce dont le défaut, fait que SOCRATE ne peut que se refuser à en donner, si l’on peut dire, le simulacre. C’est-à-dire qu’il se pose devant ALCIBIADE comme ne pouvant alors lui montrer les signes de son désir pour autant qu’il récuse d’avoir été lui-même, d’aucune façon, un objet digne du désir d’ALCIBIADE, ni non plus du désir de personne.

Aussi bien observez que le message socratique, s’il comporte quelque chose qui a référence à l’amour, n’est certainement pas en lui-même fondamentalement quelque chose qui parte, si l’on peut dire, d’un centre d’amour. SOCRATE nous est représenté comme un ἐραστής [erastès : aimant], comme un désirant, mais rien n’est plus éloigné de l’image de SOCRATE que le rayonnement d’amour qui part, par exemple, du message christique. Ni effusion, ni don, ni mystique, ni extase, ni simplement commandement n’en découlent. Rien n’est plus éloigné du message de SOCRATE que "tu aimeras ton prochain comme toi-même", formule qui est remarquablement absente dans la dimension de ce que dit SOCRATE. Et c’est bien ce qui a frappé depuis toujours les exégètes, qui en fin de compte dans leurs objections à l’ascèse proprement de l’ἔρως [erôs], disent que ce qui est commandé c’est : "tu aimeras avant tout dans ton âme ce qui t’est le plus essentiel". 

Bien sûr il n’y a là qu’une apparence. Je veux dire que le message socratique tel qu’il nous est transmis par PLATON ne fait pas là une erreur puisque la structure, vous allez le voir, est conservée. Et c’est même parce qu’elle est conservée qu’elle nous permet aussi d’entrevoir de façon plus juste le mystère caché sous le commandement chrétien. 

Auteur: Lacan Jacques

Info: 8 février 1960

[ leurre ] [ impossible ] [ demande ] [ réponse ] [ agalma ] [ non-savoir ] [ manque ] [ inscientia ] [ philosophie antique ] [ christianisme ]

 

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astronomie

Et pour mettre là-dessus définitivement "le point sur les i", à savoir - ce que je vous ai indiqué - que ce n’est pas le géocentrisme soi-disant démantelé par le nommé "Chanoine KOPPERNIGK" [Copernic] qui est le plus important, et c’est même en ça que c’est assez faux, assez vain, de l’appeler une "révolution copernicienne". 

Parce que, si dans son livre Sur les révolutions des orbes célestes il nous montre une figure du système solaire qui ressemble à la nôtre, à celle qu’il y a sur les manuels aussi dans la classe de sixième, où l’on voit le soleil au milieu, et tous les astres qui tournent autour dans l’orbe, il faut dire que ce n’était pas du tout un schéma nouveau, en ceci que tout le monde savait au temps de COPERNIC - ce n’est pas nous qui l’avons découvert - que, dans l’Antiquité, il y avait un homme HÉRACLIDE, puis ARISTARQUE de Samos, lui assurément d’une façon tout à fait attestée, qui avaient fait le même schéma. 

La seule chose qui aurait pu faire de COPERNIC autre chose qu’un fantasme historique - car ce n’était pas autre chose - c’est si son système avait été, non pas plus près, de l’image que nous avons du système solaire réel, mais plus vrai. Et plus vrai, ça voudrait dire plus désencombré d’éléments imaginaires qui n’ont rien à faire avec la symbolisation moderne des astres, plus désencombré que le système de PTOLÉMÉE. Or il n’en est rien. Son système est aussi bourré d’épicycles. Et des épicycles, qu’est-ce que c’est ? C’est quelque chose d’inventé, et d’ailleurs personne ne pouvait croire à la réalité des épicycles !

Ne vous imaginez pas qu’ils étaient assez bêtes pour penser qu’ils verraient, comme ce que vous voyez quand vous ouvrez votre montre : une série de petites roues. Mais il y avait cette idée que le seul mouvement parfait qu’on pouvait imaginer concevable était le mouvement circulaire. Tout ce qu’on voyait dans le ciel était vachement dur à interpréter, car comme vous le savez, ces petites planètes errantes se livraient à toutes sortes d’entourloupettes irrégulières entre elles, dont il s’agissait d’expliquer les zigzags. On n’était satisfait que quand chacun des éléments de leur circuit, pouvait être ramené à un mouvement circulaire.

[…] Ce qu’il faudrait que vous lisiez pendant ces vacances, et vous allez voir que c’est possible, pour votre plaisir, c’est à savoir comment KÉPLER arrive à donner la première saisie qu’ont ait eue de quelque chose qui est ce en quoi consiste véritablement la date de naissance de la physique moderne. Il y arrive en partant des éléments dans PLATON du même Timée dont je vais vous parler, c’est à savoir d’une conception purement imaginaire, avec l’accent qu’a ce terme dans le vocabulaire dont je me sers avec vous, de l’univers entièrement réglé sur les propriétés de la sphère articulée comme telle : comme étant la forme qui porte en soi les vertus de suffisance qui font qu’elle peut essentiellement combiner en elle l’éternité de la même place avec le mouvement éternel. 

C’est autour de spéculations, d’ailleurs raffinées, de cette espèce qu’il y arrive, puisqu’il y fait entrer à notre stupeur, les cinq solides - comme vous savez il n’y en a que cinq - parfaits inscriptibles dans la sphère. En partant de cette vieille spéculation platonicienne, déjà trente fois déplacée, mais qui déjà revenait au jour, à ce tournant de la Renaissance, et de la réintégration dans la tradition occidentale des manuscrits platoniciens, qui littéralement monte à la tête de ce personnage, dont la vie personnelle, croyez-moi, dans ce contexte de la révolution des paysans, puis de la guerre de Trente Ans, est quelque chose de gratiné et auquel, vous allez voir, je vais vous donner le moyen de vous reporter : ledit KEPLER, à la recherche de ces harmonies célestes, et par un prodige de ténacité - on voit vraiment le jeu de cache-cache de la formation inconsciente - arrive à donner la première saisie qu’on ait eue de quelque chose qui est ce en quoi consiste véritablement la date de naissance de la science physique moderne.

En cherchant "un rapport harmonique", il arrive à ce rapport de la vitesse de la planète sur son orbe à l’aire de la surface couverte par la ligne qui relie la planète au soleil. C’est-à-dire qu’il s’aperçoit du même coup que les orbites planétaires sont des ellipses.

[…] Si génial que fût GALILÉE, dans son invention de ce qu’on peut vraiment appeler la dynamique moderne, à savoir d’avoir trouvé la loi exacte de la chute des corps, ce qui était un pas essentiel, et bien entendu, malgré que ce soit sur cette affaire de géocentrisme qu’il ait eu tous ses embêtements, il n’en reste pas moins que GALILÉE était là, aussi retardataire, aussi réactionnaire, aussi collant à l’idée du mouvement circulaire parfait - donc seul possible pour les corps célestes - que les autres. Pour tout dire, GALILÉE n’avait même pas franchi ce que nous appelons la révolution copernicienne dont nous savons qu’elle n’est pas de COPERNIC. Vous voyez donc le temps que mettent les vérités à se frayer le chemin en présence d’un préjugé aussi solide que la perfection du mouvement circulaire.

Auteur: Lacan Jacques

Info: 21 décembre 1960

[ historique ] [ progrès symbolique ] [ impasses ] [ héliocentrisme ]

 
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littérature

Le texte ni l’intrigue ne font appel à aucune résonance de significations qu’on appelle profondes. On n’y évoque ni genèse ni tragédie ni destin. Alors, comment cette œuvre a-t-elle tant de prise ? C’est bien là le secret, et qui touche au réseau le plus pur de notre condition d’être : le symbolique, l’imaginaire et le réel. Les trois registres par lesquels j’ai introduit un enseignement qui ne prétend pas innover, mais rétablir quelque rigueur dans l’expérience de la psychanalyse, les voilà, jouant à l’état pur dans leur rapport le plus simple.

Des images, on fait pur jeu de combinaisons, mais quels effets de vertige alors n’en obtient-on pas. Des combinaisons, on dresse le plan de toutes sortes de dimensions virtuelles, mais ce sont celles qui livrent accès à la réalité en fin de compte la plus assurée, celle de l’impossible devenu tout à coup familier. On s’étendra à son aise sur le pouvoir du jeu de mots : là encore que de précisions à donner, et d’abord qu’on n’aille pas croire qu’il s’agisse d’une prétendue articulation enfantine, voire primitive. [...] 

Il en résulte un exercice sans pédantisme, qui en fin de compte me paraît préparer Alice Liddell, pour évoquer toute vivante lectrice par la première à avoir glissé dans ce cœur de la terre qui n’abrite nulle caverne pour y rencontrer des problèmes aussi précis que celui-ci : qu’on ne franchit jamais qu’une porte à sa taille, et prendre avec le lapin pressé bien la mesure de l’absolue altérité de la préoccupation du passant. Que cette Alice, dis-je, aura quelque exigence de rigueur. Pour tout dire, qu’elle ne sera pas toute prête à accepter qu’on lui annonce l’arithmétique en lui disant qu’on n’additionne pas des torchons avec des serviettes, des poires et des poireaux – bourde bien faite pour boucher les enfants au plus simple maniement de tous les problèmes dont ensuite on va mettre leur intelligence à la question.

Ceci est transition - puisqu’après tout je n’ai pas le temps, mais seulement de pousser des portes sans même entrer où elles ouvrent -pour en venir à l'auteur lui-même en ce moment d’hommage, qu’on ne lui fait justice, à lui comme à aucun autre, si on ne part pas de l’idée que les prétendues discordances de la personnalité n’ont de portée qu’à y reconnaître la nécessité où elles vont.



Il y a bien, comme on nous le dit, Lewis Carroll, le rêveur, le poète, l’amoureux si l’on veut, et Lewis Carroll, le logicien, le professeur de mathématiques. Lewis Carroll est bien divisé, si cela vous chante, mais les deux sont nécessaires à la réalisation de l'œuvre. Le penchant de Lewis Carroll pour la petite fille impubère, ce n’est pas là son génie. Nous autres psychanalystes n’avons pas besoin de nos clients pour savoir où cela échoue à la fin, dans un jardin public. Son enseignement de professeur n’a rien non plus qui casse les manivelles : en pleine époque de renaissance de la logique et d’inauguration de la forme mathématique que depuis elle a prise, Lewis Carroll, quelque amusant que soient ses exercices, reste à la traîne d’Aristote. Mais c’est bien la conjuration des deux positions d’où jaillit cet objet merveilleux, indéchiffré encore, et pour toujours éblouissant : son œuvre.

On sait le cas qu’en ont fait et en font toujours les surréalistes. Ce m’est l’occasion d’étendre mon exigence de méthode, n’en déplaise à aucun esprit partisan. Lewis Carroll je le rappelle était religieux, religieux de la foi la plus naïvement, étroitement paroissiale qui soit, dût ce terme auquel il faut que vous donniez sa couleur la plus crue vous inspirer de la répulsion. Il y a des lettres où il rompt quasiment avec un ami, un collègue honorable parce qu’il y a des sujets qu’il n’y a même pas lieu de soulever, ceux qui peuvent faire lever le doute, fussent en donner le semblant, sur la vérité radicale de l’existence de Dieu, de son bienfait pour l’homme, de l’enseignement qui en est le plus rationnellement transmis. Je dis que ceci a sa part dans l’unicité de l’équilibre que réalise l'œuvre. Cette sorte de bonheur auquel elle atteint, tient à cette gouache, l’adjonction de surcroît à nos deux Lewis Carroll, si vous les entendez ainsi, de ce que nous appellerons du nom dont il est béni à l’orée d’une histoire, l’histoire encore en cours, un pauvre d’esprit.

Je voudrais dire ce qui m’apparaît la corrélation la plus efficace à situer Lewis Carroll : c’est l’épique de l’ère scientifique. Il n’est pas vain qu’Alice apparaisse en même temps que "L’Origine des Espèces" dont elle est, si l’on peut dire, l’opposition. Registre épique donc, qui sans doute s’exprime comme idylle dans l’idéologie. La corrélation des dessins, dont Lewis Carroll était si soucieux, nous annonce les bandes, j’entends les bandes dessinées.

Je vais vite pour dire qu’en fin de compte, la technique y assure la prévalence d’une dialectique matérialisée –que m’entendent au passage ceux qui le peuvent. Illustration et preuve, ai-je dit, c’est ainsi, sans émotion, que j’aurai parlé de cette œuvre, et il me semble en accord avec l’ordre authentique de son frémissement. Pour un psychanalyste, elle est, cette œuvre, un lieu élu à démontrer la véritable nature de la sublimation dans l'œuvre d’art.

Auteur: Lacan Jacques

Info: Hommage à Lewis Carroll, Texte prononcé sur France Culture le 31 décembre 1966

[ écrivain ] [ éloge ] [ réussite ] [ valeur ] [ produit symptomatique ] [ formation de l'inconscient ]

 

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discours scientifique

[…] le "Potlatch" est là pour nous témoigner que l’homme a pu déjà avoir, par rapport à cette destinée à l’endroit des biens, ce recul, cette perception, cette perspective possible, qui a pu lui faire lier le maintien, la discipline si l’on peut dire, de son désir, en tant qu’il est ce à quoi il a affaire dans son destin, à faire dépendre cette discipline de quelque chose qui se manifestait de façon positive, avouée, avérée comme liée à la destruction comme telle de ce qu’il en est des biens. […]

Et à propos de l’amour courtois précisément, à ce moment [au début du 12e siècle] nous voyons apparaître dans tel rite féodal, représenté par une sorte de fête, de réunion de barons quelque part du côté de Narbonne, une manifestation tout à fait analogue comportant l’énorme destruction, non seulement de biens immédiatement consommés sous forme de festin, mais de bêtes et de harnais détruits. Comme si, du seul fait que vienne au premier plan cette problématique du désir, quelque chose comme un corrélatif nécessaire apparaissait dans le besoin de ces destructions qu’on appelle destructions de prestige, pour autant qu’en effet elles se manifestent comme telles.

C’est-à-dire que ces façons gratuites sont effectuées par des sujets face à face, s’affrontant, et représentant ceux qui, dans la collectivité, se manifestent alors comme les sujets "élus", et c’est ce qui donne son sens à la cérémonie : face à face, les seigneurs et ceux qui dans cette cérémonie s’affirment comme tels, se défient, rivalisent à qui se montrera capable de détruire le plus de ces biens.

Tel est l’autre pôle, le seul que nous ayons parmi les exemples de la manifestation d’une certaine maîtrise, d’une certaine conscience dans le rapport de l’homme à ses biens, le seul exemple que nous ayons de quelque chose qui, dans cet ordre : – se passe consciemment, – se passe d’une façon maîtrisée, – se passe, en d’autres termes, d’une façon différente de ce que causent et déterminent les immenses destructions auxquelles vous tous - puisque nous sommes, à quelques années près, des générations pas tellement distantes - vous avez déjà pu assister, de consommation de biens, de destructions immenses.

Ces modes qui nous apparaissent comme quelques inexplicables accidents, retours de sauvagerie, alors qu’il s’agit bien plutôt de quelque chose d’aussi nécessairement lié que possible à ce qui est pour nous l’avance de notre discours. […]

Pour nous, pour ce discours de la communauté, ce discours du bien général, nous avons affaire aux effets d’un discours de la science, où se montre, pour la première fois dévoilée, une question qui est proprement la nôtre. C’est à savoir ce que veut dire ce qui s’y manifeste de la puissance du signifiant comme tel. […]

En quoi ? En ceci, c’est que le discours issu des mathématiques est un discours qui - par structure, par définition - n’oublie rien. À la différence du discours de cette mémorisation première, celle qui se poursuit au fond de nous, à notre insu, du discours mémorial de l’inconscient, dont le centre est absent, dont la place et l’organisation sont situées par le "il ne savait pas", qui est proprement le signe de cette omission fondamentale où le sujet vient se situer.

Et l’Homme, à un moment, a appris à se servir, à lancer, à faire circuler, dans le réel et dans le monde, ce discours des mathématiques qui, lui, ne saurait procéder, à moins que rien ne soit oublié. Quand seulement une petite chaîne signifiante commence à fonctionner sur ce principe, il semble bien que les choses se poursuivent tout comme si elles fonctionnaient toutes seules, puisque aussi bien là nous en sommes à ceci : c’est à pouvoir nous demander si ce discours de la physique, ce discours engendré par la toute-puissance du signifiant - ce discours de la physique va confiner à l’intégration de la Nature ou à sa désintégration.

Tel est ce qui pour nous, complique et singulièrement - encore que sans doute ce ne soit qu’une de ses phases - le problème de notre désir. Disons que, pour celui qui vous parle, c’est là à proprement parler que se situe la révélation du caractère décisivement original de la place où se situe le désir humain comme tel, dans ce rapport de l’homme au signifiant, et dans le fait de savoir si, ce rapport, il doit ou non le détruire.

[…] c’est à savoir que c’est là que se tend la question du sens de la pulsion de mort. C’est très exactement en tant que cette pulsion est liée à l’histoire que se pose le problème. C’est une question "ici et maintenant", et non pas ici une question "ad aeternum". C’est en fonction de cela que le mouvement du désir est en train de passer la ligne d’une sorte de dévoilement, que l’avènement de la notion freudienne de la pulsion de mort a son sens pour nous.

En disant ceci donc, nous ne savons rien, sinon qu’il y a la question et qu’elle se pose en ces termes, celle du rapport de l’être humain vivant avec le signifiant comme tel, avec le signifiant en tant qu’au niveau du signifiant peut être pour lui remise en question tout cycle possible de l’étant, y étant compris le mouvement de perte et le retour de la vie elle-même.

Auteur: Lacan Jacques

Info: 18 mai 1960

[ sacrifice ] [ régulation ] [ historique ] [ modernité-tradition ] [ définition ]

 

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stratège

Cette vie [d’Alcibiade] nous est décrite par PLUTARQUE dans ce que j’appellerai l’atmosphère alexandrine, c’est à savoir d’un drôle de moment de l’histoire, où tout des personnages semble passer à l’état d’une sorte d’ombre. Je parle de l’accent moral de ce qui nous vient de cette époque qui participe d’une sorte de sortie des ombres, une sorte de νέκυια [nékuia = évocation des morts qui permet de connaître son futur] comme on dit dans l’Odyssée.

[…] cet ALCIBIADE qui d’autre part est une sorte de pré-ALEXANDRE, personnage dont sans aucun doute les aventures de politique sont toutes marquées du signe du défi, de l’extraordinaire tour de force, de l’incapacité de se situer ni de s’arrêter nulle part, et partout où il passe renversant la situation et faisant passer la victoire d’un camp à l’autre partout où il se promène, mais partout pourchassé, exilé, et - il faut bien le dire - en raison de ses méfaits.

Il semble que si Athènes a perdu la guerre du Péloponnèse, c’est pour autant qu’elle a éprouvé le besoin de rappeler ALCIBIADE en plein cours des hostilités pour lui faire rendre compte d’une obscure histoire, celle dite de "la mutilation des Hermès", qui nous parait aussi inexplicable que farfelue avec le recul du temps, mais qui comportait sûrement dans son fond un caractère de profanation, à proprement parler d’injure aux dieux.

Nous ne pouvons pas non plus absolument tenir la mémoire d’ALCIBIADE et de ses compagnons pour quitte. Je veux dire que ce n’est sans doute pas sans raisons que le peuple d’Athènes lui en a demandé compte. Dans cette sorte de pratique, évocatrice par analogie, de je ne sais quelle messe noire, nous ne pouvons pas ne pas voir sur quel fond d’insurrection, de subversion par rapport aux lois de la cité, surgît un personnage comme celui d’ALCIBIADE.

Un fond de rupture, de mépris des formes et des traditions, des lois, sans doute de la religion même. C’est bien là ce qu’un personnage traîne après lui d’inquiétant. Il ne traîne pas moins une séduction très singulière partout où il passe. Et après cette requête du peuple athénien, il passe ni plus ni moins à l’ennemi, à Sparte, à cette Sparte d’ailleurs dont il [Alcibiade] n’est pas pour rien qu’elle soit l’ennemie d’Athènes, puisque préalablement, il a tout fait pour faire échouer en somme, les négociations de concorde.

Voilà qu’il passe à Sparte et ne trouve tout de suite rien de mieux, de plus digne de sa mémoire, que de faire un enfant à la reine, au vu et au su de tous. Il se trouve qu’on sait fort bien que le roi AGIS ne couche pas depuis dix mois avec sa femme pour des raisons que je vous passe. Elle a un enfant, et aussi bien ALCIBIADE dira : "au reste, ce n’est pas par plaisir que j’ai fait ça, c’est parce qu’il m’a semblé digne de moi d’assurer un trône à ma descendance, d’honorer par là le trône de Sparte de quelqu’un de ma race". Ces sortes de choses, on le conçoit, peuvent captiver un certain temps, elles se pardonnent mal. Et bien sûr vous savez qu’ALCIBIADE, après avoir apporté ce présent et quelques idées ingénieuses à la conduite des hostilités, va porter ses quartiers ailleurs.

Il ne manque pas de le faire dans le troisième camp, dans le camp des Perses, dans celui qui représente le pouvoir du roi de Perse en Asie Mineure, à savoir TISSAPHERNE qui - nous dit PLUTARQUE - n’aime guère les Grecs. Il les déteste à proprement parler, mais il est séduit par ALCIBIADE. C’est à partir de là qu’ALCIBIADE va s’employer à retrouver la fortune d’Athènes.

Il le fait à travers des conditions dont l’histoire bien sûr, est également fort surprenante puisqu’il semble que ce soit vraiment au milieu d’une sorte de réseau d’agents doubles, d’une trahison permanente : tout ce qu’il donne comme avertissements aux Athéniens est immédiatement à travers un circuit rapporté à Sparte et aux Perses eux-mêmes qui le font savoir à celui nommément de la flotte athénienne qui a passé le renseignement, de sorte qu’à la fois il se trouve à son tour savoir, être informé, qu’on sait parfaitement en haut lieu qu’il a trahi. Ces personnages se débrouillent chacun comme ils peuvent.

Il est certain qu’au milieu de tout cela ALCIBIADE redresse la fortune d’Athènes. À la suite de cela, sans que nous puissions être absolument sûrs des détails, selon la façon dont les historiens antiques le rapportent, il ne faut pas s’étonner si ALCIBIADE revient à Athènes avec ce que nous pourrions appeler les marques d’un triomphe hors de tous les usages, qui - malgré la joie du peuple athénien - va être le commencement d’un retour de l’opinion. Nous nous trouvons en présence de quelqu’un qui ne peut manquer à chaque instant de provoquer ce qu’on peut appeler l’opinion.

Sa mort est une chose bien étrange elle aussi. Les obscurités planent sur qui en est le responsable. Ce qui est certain c’est qu’il semble, qu’après une suite de renversements de sa fortune, de retournements, tous plus étonnants les uns que les autres - mais il semble qu’en tout cas, quelles que soient les difficultés où il se mette, il ne puisse jamais être abattu - une sorte d’immense concours de haines va aboutir à en finir avec ALCIBIADE par des procédés qui sont ceux dont la légende, le mythe, disent qu’il faut user avec le scorpion : on l’entoure d’un cercle de feu dont il s’échappe et c’est de loin à coups de javelines et de flèches qu’il faut l’abattre.

Telle est la carrière singulière d’ALCIBIADE.

Auteur: Lacan Jacques

Info: 23 novembre 1960

[ Grèce antique ] [ aventures ] [ historique ] [ résumé ]

 

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totalité fantasmatique

Nous [les psychanalystes] avons effacé aussi, nous, tant que nous avons pu, ce que veut dire l’objet partiel, c’est-à-dire que notre premier effort a été d’interpréter ce qu’on avait fait comme trouvaille, à savoir ce côté foncièrement partiel de l’objet en tant qu’il est pivot, centre, clé, du désir humain : ça valait qu’on s’arrête là un instant. Mais non, que nenni ! On a pointé ça vers une dialectique de la totalisation, c’est-à-dire le seul digne de nous, l’objet plat, l’objet rond, l’objet total, l’objet sphérique sans pieds ni pattes, le tout de l’autre, l’objet génital parfait à quoi, comme chacun sait, irrésistiblement notre amour se termine !  

Nous ne nous sommes pas dits à propos de tout ça :  

– que même à prendre les choses ainsi, peut-être qu’en tant qu’objet de désir, cet autre est l’addition d’un tas d’objets partiels, ce qui n’est pas du tout pareil qu’un objet total, 

– que nous-mêmes peut-être, dans ce que nous élaborons, ce que nous avons à manier de ce fond qu’on appelle notre "Ça", c’est peut-être d’un vaste trophée de tous ces objets partiels qu’il s’agit.

À l’horizon de notre "ascèse" à nous, de notre modèle de l’amour, nous avons mis l’autre… en quoi nous n’avons pas tout à fait tort, mais de cet autre, nous avons fait l’autre à qui s’adresse cette fonction bizarre que nous appelons "l’oblativité" : nous aimons l’autre pour lui-même, du moins quand on est arrivé au but, et à la perfection, au stade génital qui bénit tout ça ! Nous avons certainement gagné quelque chose à ouvrir une certaine topologie de la relation à l’autre, dont aussi bien, vous le savez, nous n’avons pas le privilège puisque toute une spéculation contemporaine diversement personnaliste, tourne là autour.

Mais c’est quand même drôle qu’il y ait quelque chose que nous ayons complètement laissé de côté dans cette affaire – et c’est bien forcé de le laisser de côté quand on prend les choses dans cette visée particulièrement simplifiée - et qui suppose, avec l’idée d’une harmonie préétablie, le problème résolu : qu’en somme, il suffit d’aimer génitalement pour aimer l’autre pour lui-même.

Je n’ai pas apporté - parce que je lui ai fait un sort ailleurs, et vous le verrez bientôt sortir - le passage incroyable qui, là-dessus, est développé sur le sujet de la caractérologie du génital, dans ce volume qui s’appelle La Psychanalyse d’aujourd’hui. La sorte de prêcherie qui se déroule autour de cette idéalité terminale est quelque chose dont je vous ai depuis bien longtemps, je pense, fait sentir le ridicule. Nous n’avons pas aujourd’hui à nous y arrêter.

Mais quoi qu’il en soit, il est bien clair qu’à revenir au départ et aux sources, il y a au moins une question à poser sur ce sujet. Si vraiment cet amour oblatif n’est en quelque sorte que l’homologue, le développement, l’épanouissement de l’acte génital en lui-même, qui suffirait, je dirai, à en donner le mot, le "la", la mesure, il est clair que l’ambiguïté persiste au sujet de savoir si cet autre, notre oblativité est ce que nous lui dédions dans cet amour "tout amour", tout pour l’autre, si ce que nous cherchons c’est sa jouissance, comme cela semble aller de soi du fait qu’il s’agit de l’union génitale, ou bien sa perfection.

Quand on évoque des idées aussi hautement morales que celle de l’oblativité, la moindre des choses qu’on puisse en dire, avec laquelle on puisse réveiller les vieilles questions, c’est quand même d’évoquer la duplicité de ces termes. En fin de compte ces termes, sous une forme aussi abrasée, simplifiée, ne se soutiennent que de ce qui est sous-jacent, c’est-à-dire l’opposition toute moderne du sujet et de l’objet. Aussi bien dès qu’un auteur un peu soucieux d’écrire dans un style perméable à l’audience contemporaine développera ces termes, ce sera autour de la notion du sujet et de l’objet qu’il commentera cette thématique analytique : nous prenons l’autre pour un sujet et non pas pour purement et simplement notre objet.

L’objet étant situé ici dans le contexte d’une valeur de plaisir, de fruition, de jouissance. L’objet étant tenu pour réduire cette fonction unique de l’autre - en tant qu’il doit être pour nous le sujet - à cette fonction omnivalente, si nous n’en faisons qu’un objet, d’être après tout un objet quelconque, un objet comme les autres, d’être un objet qui peut être rejeté, changé, bref d’être profondément dévalué. Telle est la thématique qui est sous-jacente à cette idée d’oblativité, telle qu’elle est articulée, quand on nous en fait une espèce de corrélatif éthique obligé de l’accès à un véritable amour qui serait suffisamment connoté d’être génital.

Observez qu’aujourd’hui je suis moins en train de critiquer - c’est pour ça aussi bien que je me dispense d’en rappeler les textes - cette niaiserie analytique, que de mettre en cause ce sur quoi même elle repose. C’est à savoir qu’il y aurait une supériorité quelconque en faveur de l’aimé, du partenaire de l’amour à ce qu’il soit ainsi, dans notre vocabulaire existentialo-analytique, considéré comme un sujet. Car je ne sache pas qu’après avoir donné tellement une connotation péjorative au fait de considérer l’autre comme un objet, quelqu’un ait jamais fait la remarque que de le considérer comme un sujet, ça n’est pas mieux.

Car si un objet en vaut un autre selon sa noèse, à condition que nous donnions au mot "objet" son sens de départ, que ce soit les objets en tant que nous les distinguons et pouvons les communiquer, s’il est donc déplorable que jamais l’aimé devienne un objet, est-il meilleur qu’il soit un sujet ? 

Il suffit pour y répondre de faire cette remarque que si un objet en vaut un autre, pour le sujet c’est encore bien pire, car ce n’est pas simplement un autre sujet qu’il vaut. Un sujet strictement en est un autre ! Le sujet strict, c’est quelqu’un à qui nous pouvons imputer - quoi ? - rien d’autre que d’être comme nous cet être qui ἔναρθρον ἔχειν ἔπος [enarthron echein epos] qui s’exprime en langage articulé, qui possède la combinatoire et qui peut, à notre combinatoire, répondre par ses propres combinaisons, donc que nous pouvons faire entrer dans notre calcul comme quelqu’un qui combine comme nous.

Je pense que ceux qui sont formés à la méthode que nous avons ici introduite, inaugurée, n’iront pas là-dessus me contredire, c’est la seule définition saine du sujet, en tout cas la seule saine pour nous, celle qui permet d’introduire comment obligatoirement un sujet entre dans la Spaltung déterminée par sa soumission à ce langage. À savoir qu’à partir de ces termes nous pouvons voir comment il est strictement nécessaire qu’il se passe quelque chose : c’est que dans le sujet il y a une part où ça parle tout seul, ce à quoi néanmoins le sujet reste suspendu.

Aussi bien c’est justement ce qu’il s’agit de savoir - et comment peut-on en venir à l’oublier ? - quelle fonction peut occuper dans cette relation justement élective, privilégiée, qu’est la relation d’amour, le fait que ce sujet avec lequel entre tous nous avons le lien de l’amour, en quoi justement cette question a un rapport avec ceci qu’il soit l’objet de notre désir ?

Car si on suspend cette amarre, ce point tournant, ce centre de gravité, d’accrochage, de la relation d’amour, si on la met en évidence, et si en la mettant, on ne la met pas en la distinguant, il est véritablement impossible de dire quoi que ce soit, qui soit autre chose qu’un escamotage concernant la relation de l’amour. C’est précisément à cela, à cette nécessité d’accentuer le corrélatif objet du désir en tant que c’est ça l’objet, non pas l’objet de l’équivalence, du transitivisme des biens, de la transaction sur les convoitises, mais ce quelque chose qui est la visée du désir comme tel, ce qui accentue un objet entre tous d’être sans équivalence avec les autres.

C’est avec cette fonction de l’objet, c’est à cette accentuation de l’objet que répond l’introduction en analyse de la fonction de l’objet partiel.

Pour tout dire, si cet objet vous passionne, c’est parce que là-dedans, caché en lui il y a l’objet du désir : ἄγαλμα [agalma], le poids, la chose pour laquelle c’est intéressant de savoir où il est ce fameux objet, savoir sa fonction et savoir où il opère, aussi bien dans l’inter que dans l’intrasubjectivité, et en tant que cet objet privilégié du désir, c’est quelque chose qui, pour chacun, culmine à cette frontière, à ce point limite que je vous ai appris à considérer comme la métonymie du discours inconscient où il joue un rôle que j’ai essayé de formaliser - j’y reviendrai la prochaine fois - dans le fantasme [S◊a]. Et c’est toujours cet objet qui, de quelque façon que vous ayez à en parler dans l’expérience analytique - que vous l’appeliez le sein, le phallus, ou la merde - est un objet partiel. C’est là ce dont il s’agit pour autant que l’analyse est une méthode, une technique qui s’est avancée dans ce champ délaissé, dans ce champ décrié, dans ce champ exclu par la philosophie - parce que non maniable, non accessible à sa dialectique et pour les mêmes raisons - qui s’appelle le désir. 

Auteur: Lacan Jacques

Info: 1er février 1961

[ idéalisation ] [ dualité spéculaire ] [ réductionnisme ] [ concept psychanalytique dévoyé ] [ préjugé moralisant ] [ écrasement ] [ définition ] [ question ] [ signifiant ]

 

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