L’événement le plus rare de tous les temps avait une demi-vie 1 000 milliards de fois plus longue… que l’âge de l’Univers
En 2019, dans un laboratoire enfoui sous une montagne italienne, un phénomène d’une rareté extrême a été capté par un instrument conçu pour traquer l’invisible. Les chercheurs de la collaboration XENON ont observé la désintégration d’un atome de xénon-124. Rien d’anormal à première vue, sauf que la demi-vie de cet isotope dépasse les 18 trillions d’années – soit plus de mille milliards de fois l’âge actuel de l’univers. Un événement aussi improbable qu’inattendu, qui s’est produit dans l’un des détecteurs les plus sensibles jamais construits.
Loin d’être un simple détail technique, cette désintégration atomique révèle la capacité grandissante de la science à capter les phénomènes les plus discrets, et à repousser les frontières du mesurable.
Quand la désintégration devient (presque) éternelle
La notion de demi-vie est bien connue : elle désigne le temps nécessaire pour que la moitié d’une quantité d’un isotope radioactif se transforme en un autre atome. Dans la majorité des cas, cette transformation se produit à des échelles de temps humaines ou planétaires. Le carbone-14, par exemple, a une demi-vie de 5 730 ans, ce qui le rend utile en archéologie. L’uranium-238, lui, met 4,5 milliards d’années à voir la moitié de ses atomes se désintégrer.
Mais le xénon-124 relève d’un tout autre ordre de grandeur : sa demi-vie est estimée à 18 sextillions d’années (18 suivis de 21 zéros). À cette échelle, les durées cosmiques deviennent presque insignifiantes. Si un simple gramme de xénon-124 était placé dans un endroit isolé de l’univers, il resterait quasiment inchangé bien après que toutes les étoiles se soient éteintes.
Observer l’inobservable : l’expérience XENON1T
Comment, alors, peut-on détecter une désintégration aussi improbable ? La réponse tient dans le gigantisme de l’expérience. Le détecteur XENON1T, situé dans les profondeurs du laboratoire du Gran Sasso, contient deux tonnes de xénon liquide ultra pur. Cela représente près de 10 000 milliards de milliards d’atomes de xénon-124.
Avec une telle quantité, même un événement qui se produit une fois tous les 10^22 ans à l’échelle d’un seul atome peut, statistiquement, se manifester quelques fois par an dans l’ensemble du détecteur. C’est ainsi qu’en 177 jours de fonctionnement, l’équipe a pu observer neuf désintégrations du xénon-124.
Ces désintégrations ne provoquent pas de lumière visible ni d’explosion. Elles émettent des signaux extrêmement ténus, comme des rayons X ou des électrons, que les capteurs ultrasensibles de XENON1T peuvent détecter, dans le silence presque absolu de leur environnement souterrain.
( Photo : les photomultiplicateurs du détecteur Xenon1T, utilisés pour détecter la matière noire et, dans ce cas, une désintégration rare.)
Pourquoi c’est une avancée majeure
En apparence, cette découverte pourrait sembler anecdotique. Après tout, il s’agit d’un isotope rare, dans un contexte très particulier. Mais sa portée est bien plus vaste. D’abord, c’est un exploit technique et scientifique : réussir à observer des processus aussi rares montre que nos outils expérimentaux atteignent un niveau de finesse remarquable.
Ensuite, cela ouvre la voie à d’autres observations de phénomènes ultralents, comme la désintégration du proton. Certaines théories de grande unification prédisent que cette particule, élément fondamental de toute matière, pourrait se désintégrer avec une demi-vie encore plus longue que celle du xénon-124 : plus de 10³⁴ ans, selon les estimations.
À ce jour, aucune désintégration de proton n’a jamais été observée, mais l’expérience XENON montre qu’avec assez de matière, de patience, et de précision, même les événements les plus improbables peuvent finir par se produire sous nos yeux.
Une nouvelle frontière pour la physique fondamentale
La désintégration du xénon-124 ne bouleverse pas notre compréhension actuelle de la physique, mais elle valide certaines prédictions théoriques et renforce la crédibilité de modèles encore peu testés. Elle confirme aussi que des isotopes extrêmement stables ne sont pas éternels, et que tout, même ce que l’on croit figé, finit par évoluer.
Enfin, elle nous rappelle une leçon essentielle de la science moderne : ce n’est pas parce qu’un phénomène est rare qu’il est inaccessible. Il suffit parfois de regarder au bon endroit, suffisamment longtemps, avec les bons instruments.