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perdus

Nous n'avons pas à savoir d'avance par où commencer. Nous ne savons pas ce qui compose notre monde, quels sont les acteurs qui y agissent ni les épreuves qu'ils se font subir les uns aux autres. Nous ne savons pas non plus ce qui est important et négligeable, et ce qui cause les déplacements que nous observons autour de nous. Nous savons encore moins ce qui a lieu et ce qui va avoir lieu et l'ordre de préséance des acteurs et de leurs épreuves. De quoi parlerons-nous ? Par quels acteurs commencerons-nous ? De quelles volontés et de quels intérêts les doterons-nous ?

Auteur: Latour Bruno

Info: in "Les microbes guerre et paix", éd. Métailié, p.14

[ objet d'étude ] [ sociologie ] [ méthode ] [ neutralité ] [ table rase ]

 

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désenchantement

Enfin, ceux qui rejettent l’obscurantisme écologique ou l’obscurantisme antisocialiste, et qui ne peuvent se satisfaire du scepticisme des postmodernes, décident de continuer comme si de rien n’était et demeurent résolument modernes. Ils croient toujours aux promesses des sciences, ou à celles de l’émancipation, ou aux deux. Pourtant, leur confiance dans la modernisation ne sonne plus très juste ni en art, ni en économie, ni en politique, ni en science, ni en technique. Dans les galeries de peinture comme dans les salles de concert, le long des façades d’immeubles comme dans les instituts de développement, on sent que le cœur n’y est plus. La volonté d’être moderne paraît hésitante, parfois même démodée.

Auteur: Latour Bruno

Info: Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique. P 11

[ capitalisme ] [ cul-de-sac ] [ impasse matérialiste ]

 

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sociologie

Les sciences sociales  se questionnent obsessionnellement au niveau épistémologique d'une manière bien différente des autres sciences. On a jamais vu un cours de chimie qui commence par la méthodologie de la chimie, on commence par faire de la chimie. Et le problème est que vu que les sciences sociales ne savent pas ce que c'est qu'être scientifique, parce qu'elles ne savent rien des vraies sciences, elles s'imaginent devoir énumérer un nombre infini de critères et de précautions avant de faire quoi que ce soit. Et elles passent généralement à côté de ce qui est précisément intéressant dans les sciences naturelles, à savoir la situation de laboratoire et le protocole de recherche ! (rire)

Auteur: Latour Bruno

Info: The Prince and the Wolf: Latour and Harman at the LSE

[ comparaison ] [ hors-sol ]

 

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extension du domaine de la force

3.2.4. Dans ses efforts pour s'associer, tout acteur a le choix : ou bien s'étendre plus loin, mais risquer la dissidence ou la dissolution ; ou bien renforcer la cohérence et la dureté, mais ne pas aller bien loin;

Scolie : les totalités n'existent qu'à l'intérieur d'étroits réseaux. Plus un réseau est exigu, plus il est possible d'y rendre efficace le référent interne qui sert de pierre de touche à toutes les décisions sur ce qui est identique et ce qui est différent. C'est dans ce genre de galeries que l'on trouve, cristallisées, certaines belles cohérences, des fanatismes, quelques belles logiques formelles, un grand nombre de bêtises obtues, plusieurs espèces de folies, quelques enfers...

Auteur: Latour Bruno

Info: in "Les microbes : guerre et paix, suivi de : Irréductions", éd. Métailié, p. 222

[ stratégie ] [ fermeture ] [ contrôle ]

 
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exactitude

C’est le premier principe de symétrie qui bouleversa les études sur les sciences et les techniques en exigeant que l’on traite dans les mêmes termes l’erreur et la vérité. Jusqu’ici, la sociologie de la connaissance n’expliquait, par un grand luxe de facteurs sociaux, que les déviations par rapport au droit chemin de la raison. L’erreur pouvait s’expliquer socialement, mais le vrai restait à lui-même sa propre explication. On pouvait bien analyser la croyance dans les soucoupes volantes, mais pas la connaissance des trous noirs, les illusions de la parapsychologie, mais pas le savoir des psychologues, les erreurs de Spencer, mais pas les certitudes de Darwin. Des facteurs sociaux de même type ne pouvaient s’appliquer également aux deux. Dans ces deux poids, deux mesures, on retrouve l’ancien partage de l’anthropologie entre sciences – inétudiables – et ethnosciences – étudiables.

Auteur: Latour Bruno

Info: Nous n'avons jamais été modernes : Essai d'anthropologie symétrique

[ énantiomorphe ] [ équilibre ]

 

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écologie

Peu de gens militeront pour une vision alternative des trous noirs ou de l'inversion magnétique, mais nous savons par expérience que pour ce qui concerne les sols, les vaccins, les vers de terre, les ours, les loups, les neurotransmetteurs, les champignons, la circulation de l'eau ou la composition de l'air, la moindre étude sera immédiatement embarquée dans une véritable bataille d'interprétations. La Zone critique n'est pas une salle de classe ; la relation entre les chercheurs et le public est tout sauf purement pédagogique.

Si nous avions encore des doutes sur ce point, la pseudo-controverse sur le climat suffit à les dissiper. Rien ne prouve qu'une grande entreprise ait dépensé un centime pour générer quelque méconnaissance sur la détection du boson de Higgs. Mais nier la mutation climatique est une toute autre affaire : les financements affluent. L'ignorance du public est une denrée si précieuse qu'elle justifie d'immenses investissements.

Auteur: Latour Bruno

Info: Où atterrir ?

[ marchands de doute ] [ environnementalisme ] [ mensonge ] [ propagande consumériste ]

 

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univers bactériel

Ce qui frappe tous les auteurs de la "Revue scientifique" peut se résumer en une phrase : "nous ne somme pas le nombre que nous croyions être." On a beau parler d'hommes, de sociétés, de culture et d'objets, il y a partout des foules d'autres acteurs qui agissent, poursuivent des buts qui nous sont inconnus et se servent de nous pour prospérer. Nous avons beau inspecter l'eau pure, le lait, les mains, les tentures, les crachats, l'air que nous respirons, et ne rien voir de suspect, des milliards d'autres personnages passent et repassent en plus que nous ne voyons pas.

"Ignorant le danger du microbe qui nous guette, nous avons jusqu'ici arrangé notre train de vie sans tenir aucun compte de cet ennemi inconnu." (1892, 20.2°°, p.234, anonyme.)

Tout est dans cette phrase. Il n'y a pas que des rapports "sociaux", des rapports d'homme à homme. Les hommes ne sont pas "entre eux" dans la société, car partout les microbes inter-viennent et agissent.

Auteur: Latour Bruno

Info: in "Les microbes guerre et paix", éd. Métailié, p.41-42

[ découverte ] [ citations ] [ agents pathogènes ] [ intrus ]

 
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changement de paradigme

La formulation du dilemme est maintenant modifiée : ou bien il est impossible de faire l’anthropologie du monde moderne — et l’on a bien raison d’ignorer ceux qui prétendent offrir une patrie aux réseaux sociotechniques ; ou bien il est possible de la faire mais c’est la définition même du monde moderne qu’il faudrait altérer. Nous passons d’un problème limité — pourquoi les réseaux demeurent-ils insaisissables ? — à un problème plus large et plus classique : qu’est-ce qu’un moderne ? En creusant l’incompréhension de nos aînés à l’égard de ces réseaux dont nous prétendons qu’ils tissent notre monde, nous apercevons ses racines anthropologiques. Nous y sommes aidés, heureusement, par des événements considérables qui enterrent la vieille taupe critique dans ses propres galeries. Si le monde moderne devient à son tour capable d’être anthropologisé, c’est qu’il lui est arrivé quelque chose. Depuis le salon de Mme de Guermantes, nous savons qu’il faut un cataclysme comme celui de la Grande Guerre pour que la culture intellectuelle modifie légèrement ses habitudes et reçoive enfin chez elle ces parvenus chez qui l’on n’allait pas.

Auteur: Latour Bruno

Info: Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique. P 10

[ anthropie négative ]

 

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similitudes

Prélever du sang n'est pas plus abstrait, plus rationnel, plus rigoureux, plus idéal, que traire une vache. En passant de la ferme au laboratoire, on ne va pas du social au scientifique ou du matériel à l'intellectuel. La différence va venir de ce que le monde de la pipette, du bouillon de culture et des cobayes, est un monde-pour-élever-le microbe, comme celui de la ferme est un monde-pour-élever-des-vaches. D'ailleurs, le laboratoire lui-même ne se fait que par déplacement et décalage d'autres lieux et savoir-faire. Le bouillon de culture par exemple est presque du bouillon de cuisine :

"On obtient un bouillon d'infusion en laissant pendant 24 heures, en contact avec deux fois son poids d'eau, de la viande de veau aussi maigre que possible et finement hachée. On décante, on presse le résidu, on cuit une heure le liquide décanté et exprimé, et on filtre. On ajoute alors 1% de peptone et 0.5% de sel marin et assez de solution de soude pour ramener à la neutralité le liquide qui en général est un peu acide." (Duclaux, 1899, T.I, p.105)



 

Auteur: Latour Bruno

Info: in "Les microbes, guerre et paix", éd. Métailié, p. 90-91 - Emile Duclaux : biologiste, disciple de Pasteur (1840-1904)

[ praxis ] [ biologie ] [ recettes ] [ modèles opératoires ]

 

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chronos

Le temps n’est pas un cadre général mais le résultat provisoire de la liaison des êtres. La discipline moderne rassemblait, accrochait, systématisait pour faire tenir ensemble la cohorte des éléments contemporains et éliminer ainsi ceux qui n’appartenaient pas au système. Cette tentative a échoué, elle a toujours échoué. Il n’y a plus, il n’y a jamais eu que des éléments qui échappent au système, des objets dont la date et la durée sont incertaines. Ce ne sont pas simplement les Bédouins ou les Kung qui mélangent les transistors et les conduites traditionnelles, les seaux en plastique et les outres en peau de bêtes. De quel pays ne peut-on pas dire qu’il est "une terre de contrastes" ? Nous en sommes tous venus à mélanger les temps. Nous sommes tous redevenus prémodernes. Si nous ne pouvons plus progresser à la façon des modernes, devons-nous régresser à la façon des antimodernes ? Non, nous devons passer d’une temporalité à l’autre puisque, en elle-même, une temporalité n’a rien de temporel. C’est un mode de rangement pour lier des éléments. Si nous changeons le principe de classement, nous obtenons une autre temporalité à partir des mêmes événements.

Auteur: Latour Bruno

Info: Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique. P 49

[ nouveau paradigme ] [ philosophie ]

 

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