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illusion caritative

[…] ce qui inspire l’agapè, ce n’est pas la nature humaine comme telle, mais le fait que cette nature soit subjectivée dans une conscience. Au fond, l’agapè naturelle ne se distingue guère de ce qu’on appelle l’altruisme. Autrui est saisi d’emblée comme une personne, comme un autre je, non d’abord comme un autre homme. C’est dire qu’il est saisi d’emblée comme un appel à ne pas être égoïste. Ce qui émeut (et meut) l’action humaine, ce n’est pas d’abord que le malheur et l’injustice atteignent la nature humaine, mais que ce malheur et cette injustice soient soufferts par une conscience, et que par là cette souffrance m’échappe et m’appelle à la soulager, sinon à la partager. L’action altruiste se fera peut-être au nom de la solidarité humaine, mais cette justification a posteriori ne serait pas suffisante pour mettre en branle si elle n’était précédée de la vive représentation du caractère personnel de la souffrance. Il en résulté, puisque c’est là le principe "naturel" inspirateur de l’agapè, que la relation qu’il détermine tend à abolir la dualité des consciences, autrement dit que la personne voudrait se transformer en relation. Or, sur le plan naturel, cette transformation est impossible ; une telle relation, qui soit aussi une personne, n’existe pas. C’est pourquoi l’énergie de l’agapè cherche à la créer. Elle n’en est pourtant que la révélatrice ; et encore, avec cette restriction que, sur le plan naturel, elle ne peut révéler qu’une exigence et non pas la relation elle-même. Toutefois, si l’on néglige cette restriction, on voit que, structurellement parlant, l’agapè est comme la synthèse de l’eros et de la philia. Dans l’eros, l’énergie révèle la personne. Dans la philia, la personne révèle la relation. L’agapè combine la fonction révélatrice de de l’énergie de l’eros, avec l’objet révélé de la philia : en elle, l’énergie révèle la relation. Sans doute, sur le plan naturel, une telle fonction se heurterait à une quasi impossibilité. L’élan de la charité profane conduit bien à découvrir une relation qui, selon les exigences inspiratrices de cet élan, devrait unir les personnes entre elles. Mais comme nous l’avons dit, une telle relation, à ce niveau, n’existe pas. Il y faut l’intervention de la grâce du Christ. Dès lors, elle tombe au niveau de la philia, et redevient relation fondée dans l’unicité de la nature humaine : l’altruisme est en vérité une philanthropie. Ainsi, l’agapè naturelle est plutôt un compromis ou un mélange d’eros et de philia qu’une véritable synthèse. En elle, on prétend aimer d’amour la nature humaine alors que pourtant, un tel élan d’amour ne peut s’adresser qu’à la personne et non à la nature. Cette situation particulière explique la force attractive de la charité profane, la puissance émotive quasi érotique des déclarations qui lui sont consacrées et la pseudo-mystique de cette religion de l’humanité dont le type achevé nous est donné par Auguste Comte.

Auteur: Borella Jean

Info: Amour et vérité, L’Harmattan, 2011, Paris, pages 265-266

[ naturel-surnaturel ] [ christianisme ] [ triade ]

 

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présocratiques

Mais il faut en venir à l’événement qui se produisit au cours du Ve siècle av. J.-C. et qui interrompit progressivement la tradition gnomique. Culturellement, cet événement est constitué, nous l’avons vu, par l’apparition des sophistes. On peut sans doute hésiter sur la nature historique de ce phénomène, sur le nombre et la fonction exacte de ces hommes qui, tels Protagoras ou Gorgias, parcouraient la Grèce et faisaient métier de la parole. Sur la signification métaphysique, on ne saurait, croyons-nous, hésiter : il s’agit essentiellement d’une "subversion" de la parole, c’est-à-dire du logos (indissociablement raison et discours) qui, de moyen, devient fin en soi et s’enivre d’une puissance indéfinie. Que tel soit bien le lieu où s’inscrit la rupture sophistique, la guerre que lui livre Socrate dans les dialogues platoniciens le prouve ; les corrupteurs du verbe doivent être vaincus avec leurs propres armes, celles d’une "conversion" du logos. C’est aussi le fait irrécusable que la parole, qui était prophétie de l’Être, devient source de profit : parole à vendre au plus offrant. Ainsi les mots sont-ils déliés du lien qui les unissait aux choses : leur amarre ontologique est rompue, ils peuvent flotter "librement" sur la mer des passions humaines et des convoitises : la parole n’a plus de poids*.



[*Il n’est pas interdit de supposer que l’apparition de la sophistique est liée à la découverte de l’écriture alphabétique par les Grecs, ce qui permettrait peut-être de rendre compte de l’attitude paradoxale de Platon à l’égard de l’écriture, à laquelle il a consacré en partie sa vie de grand écrivain, tout en soulignant ses dangers et son infériorité relativement à la tradition orale. Dans un livre décisif, Aux origines de la civilisation écrite, […] Eric A. Havelock a démontré clairement que l’écriture alphabétique a été inventée par les Grecs et non par les Phéniciens. Seuls les Grecs sont parvenus, vers 700 av. J.-C., à élaborer un système simple de signes (moins d’une trentaine) permettant de noter tous les points d’articulation (phonèmes) d’un langage quelconque, ce qui exige une analyse phonématique d’une extrême précision. Toutes les écritures alphabétiques du monde en dérivent. Cette découverte modifia progressivement le rapport de l’homme au langage. Chronologiquement, les textes antérieurs à la deuxième moitié du VIIIe siècle (750-700 av. J.-C.) ont été composés et transmis oralement et portent la marque du style oral (Homère et Hésiode) : rythmo-mélodisme, images frappantes, formules sententiaires, etc. Ce régime "poétique" persiste aux VI et Ve siècles, chez Xénophane, Héraclite, Parménide, même si leurs textes sont composés par écrit […]. Mais l’écriture détache peu à peu le discours de la parole vivante et lui confère une existence propre et autonome en même temps qu’elle objective et accentue la linéarité du langage : écrire, c’est écrire des lignes. On a là les deux traits caractéristiques du langage sophistique : son indépendance auto-constituante et son indéfinité linéaire (ou horizontale).

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 146-147

[ solidification ] [ philosophie ] [ oral-écrit ]

 

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idiot utile du système

Pratiquement cela signifie que dans les sociétés modernes, toute action n’est qu’une réaction, tout moment historique n’est qu’un effort pour lutter contre les excès – et les manques – du moment précédent. Il y a là une régulation cybernétique par excès et défaut qui dépasse de beaucoup les démarches conscientes et volontaires des individus.

C’est bien l’exemple qu’offre le socialisme qui, à tout prendre, n’est qu’un anticapitalisme, ou un contre-capitalisme, mais qui ne parvient guère à se définir positivement et en dehors de la référence au capital [...].

Autrement dit, on peut craindre que le socialisme, quel qu’il soit, ne vise rien d’autre qu’à remédier aux imperfections du système capitaliste, et qu’il ne soit rien d’autre qu’un capitalisme mieux organisé – par exemple sans capitaliste : au capitalisme industriel succèdera le socialisme industriel. Le révolutionnaire est ainsi prisonnier de sa propre révolution. Le résultat de ses efforts le trahit toujours : ce n’est pas ce qu’il croyait faire, mais c’est ce qu’il faisait effectivement. [...] On sait bien confusément dans cette "société bloquée" qu’il faudrait inventer une société différente. Mais on ne saurait y parvenir précisément parce qu’on en a primitivement éliminé la condition principale : en effet seul le transcendant, seuls des principes supérieurs à l’homme et au monde peuvent être, par eux-mêmes, la source et le modèle de cette "société autre".

La puissance majeure du capitalisme, c’est son efficacité industrielle – technique et économique. Son défaut majeur, c’est son anarchie qui découle du caractère libéraliste de l’entreprise. Le socialisme n’est d’abord et nécessairement qu’une utopie, une idéologie, un mouvement politique, un combat. En ce sens il se perçoit comme nouveau. Mais dans la mesure où, perdant son caractère utopique, il devient une réalité politique et sociale, la production anarchique, sous sa direction, fait place à une production organisée, puisque tous les défauts, toutes les "contradictions" à partir desquels s’est éveillée la conscience socialiste et qui prédéterminent la nature de sa visée sont imputables au désordre de l’appropriation individuelle des moyens de production. Lui substituer une appropriation collective, ou sociale, c’est donc organiser et planifier la production puisque la société, dans sa structure essentielle, est organisation. Le socialisme, c’est donc bien la doctrine de la société comme telle, considérée indépendamment de toutes les finalités qui la dépassent. Et c’est ce qu’a fort bien compris en son temps le communisme soviétique et chinois – qui est un régime policier, car le pouvoir policier, c’est l’essence même de l’ordre social – formellement envisagé. [...]

Voilà quel est le socialisme vers lequel nous allons ou plutôt dans lequel nous sommes déjà entrés. [...] L’interconnexion des techniques et des économies, l’interdépendance des décisions et, couronnant le tout, l’usage "colonisateur" de l’informatique, dans la gestion ou plutôt dans le fonctionnement des structures, accroissant la densité sociale des réseaux culturels. L’anticapitalisme "généreux " n’est que l’alibi "idéologique" de cette transformation qui s’accomplit sous nos yeux.

Auteur: Borella Jean

Info: "Situation du catholicisme aujourd'hui", éditions L'Harmattan, Paris, 2023, pages 32 à 34

[ critique ]

 

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concevabilité

La possibilité étant donc définie comme ce qui peut être, on constate qu’elle doit être envisagée de deux façons différentes, selon qu’on a plutôt égard au pouvoir de réalisation (le couteau peut couper, Dieu peut tout) : c’est la possibilité relative à la capacité d’un sujet ; ou selon qu’on a plutôt égard à ce qui rend non-impossible ce pouvoir de réalisation (c’est en quelque sorte la possibilité de la possibilité) : c’est la possibilité absolue, dite aussi intrinsèque, ainsi nommée parce qu’elle consiste dans la compatibilité (la non-contradiction) des éléments constitutifs de la nature du sujet. […] La possibilité absolue, c’est donc, en dernière analyse, la possibilité de l’essence. […]

Ces deux sortes de possibilités, si on en radicalise la notion, vont évidemment en des sens opposés : la première vers la pure puissance indéterminée, la seconde vers l’ordre et la détermination. On peut d’ailleurs se demander ce qu’il reste de "possible" dans la possibilité intrinsèque ou absolue, puisque, identifiée simplement à l’essence de la chose considérée en elle-même, elle est conçue indépendamment de sa réalisation éventuelle. Cela exige réflexion.

Que disons-nous quand nous disons que, existant ou non, le cercle est possible ? Simplement que sa possibilité ne dépend pas de sa présence effective dans le monde des réalités cosmiques. Mais cette possibilité, c’est-à-dire cette essence, est bien en elle-même et dans l’ordre métaphysique, une réalité. C’est même une réalité éternelle et nécessaire. Au degré métaphysique, c’est-à-dire dans l’ordre divin, tout ce qui est possible est nécessairement réel : tout ce qui peut être est, sinon l’Être divin ne serait pas toute chose […]. […] les possibles absolus, ce sont les Idées divines ou essences de tout ce qui est créable, mais envisagées en elles-mêmes, en dehors de leur rapport à leur existenciation par l’acte créateur de Dieu. Chez Aristote, qui distingue cependant les possibles intrinsèques des autres possibles, mais qui ignore l’idée de création et rejette les Idées platoniciennes, la réponse est moins aisée. Il semble bien que le possible n’est tel, chez lui, que relativement à son éventuelle réalisation : tout ce qui est possible se réalise nécessairement, si l’on prend en compte une durée assez longue […]. Alors que chez saint Thomas, il y a une multitude (non quantitative) de possibles qui ne viendront jamais à l’existence, qu’il appelle les "non-étants" (non-entia) : ils n’ont pas été, ne sont pas et jamais ne seront, mais Dieu les connaît. […]

Avec les "non-étants", nous avons véritablement affaire à de purs possibles intrinsèques que "Dieu a décidé de ne jamais réaliser" mais qui, cependant, ne sont pas un pur néant puisqu’"ils existent de quelque manière dans la puissance de Dieu comme dans un principe actif ou bien dans sa bonté comme dans une cause finale" [De la vérité, question 2, article 8]. […] Au demeurant, l’importance de ces "non-étants" ou purs possibles ne saurait être sous-estimée, puisqu’il y va proprement de la transcendance divine : que le créable déborde incommensurablement le créé est une conséquence rigoureuse de l’infinité de l’Essence créatrice. Il ne s’agit donc nullement d’une curiosité théologique.

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 99-102

[ théologie-philosophie ] [ définition ] [ virtualité ]

 
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rhétorique

Mais enfin il faut bien en venir à l’événement qui se produit au cours du Ve siècle (av.J.-C.) et qui interrompt brutalement (ou progressivement, nous n’en savons rien) la tradition gnomique. Culturellement, cet événement est constitué par l’apparition des Sophistes. On peut sans doute hésiter sur la nature historique de ce phénomène culturel, sur le nombre et la fonction exacte de ces hommes qui, tels Protagoras ou Gorgias, parcouraient la Grèce en tous sens, et faisaient métier de la parole. On ne saurait, croyons-nous, hésiter sur sa signification métaphysique : il s’agit essentiellement d’une corruption de la parole, du logos (indissociablement raison et discours), qui de moyen devient fin en soi et s’enivre d’une puissance indéfinie. Ce qui le prouve, c’est évidemment la guerre que Socrate leur livre, dans les dialogues de Platon, parce que ces corrupteurs du verbe doivent être vaincus avec leurs propres armes, si bien qu’on pourrait définir tout le platonisme comme une anti-sophistique. Mais c’est aussi le fait irrécusable que la parole, qui était d’abord prophétie de l’Etre, devient

Source de profit. Parole à vendre au plus offrant …

Ainsi les mots sont-ils déliés du lien qui les unissait au choses ; leur amarre ontologique est rompue, ils peuvent flotter "librement " sur la mer des passions humaines ; la parole n’a plus de poids.

Pour rendre compte d’un tel bouleversement, il faut bien supposer une sorte de mutation de la pensée humaine, qui préfigure, deux mille ans avant, celle qui se produira avec l’apparition du monde moderne, et qui fut, elle aussi liée à une crise du langage et de la pensée, le nominalisme. Cette mutation peut être décrite de deux façons. C’est d’abord un changement dans l’orientation profonde de l’intelligence humaine, qui cesse d’être tournée activement vers la lumière de la Réalité divine, c’est-à-dire qui refuse d’être pure réceptivité à l’égard de l’acte illuminant du Soleil suprême, dans l’humilité parfaite et l’oubli de soi-même. Du même coup elle perd la connaissance des reflets cosmiques du Soleil principiel : elle ne sait plus parler le langage symbolique des choses. C’est ensuite la découverte de sa propre puissance, c’est-à-dire d’elle-même comme d’un instrument universel. En effet, l’intelligence est à la fois vision (ou audition) et relation et relation au service d’une vision ou comme conséquence discursive d’une vision. Si l’intelligence distingue le réel de l’illusoire, c’est en fonction de la vision originelle de l’Etre. Si elle relie telle réalité à telle autre, c’est en vertu de la perception de leur commune essence. Tel est l’ordre naturel des choses. Toutefois, lorsque l’intelligence renonce à la réceptivité contemplative, elle ne perd pas pour autant sa puissance analytique (de distinction et de liaison). Tout au contraire, cette puissance n’étant plus soumise à la vision intellective, s’apparaît à elle-même comme pure capacité. N’étant plus déterminée par son objet transcendant, elle se découvre disponible pour toutes les tâches. Elle est à la fois maîtresse (illusoire) de l’univers, et maîtresse du vrai et du faux : le vrai n’est plus fonction de l’être mais du discours, et c’est là proprement ce qu’on appelle la sophistique.

Auteur: Borella Jean

Info: In : Platon ou la restauration de l'intellectualité occidentale, dans la revue "Etudes traditionnelles" no 471, 1981. * expression littéraire qui se concentre sur la transmission de vérités morales ou de sagesse pratique à travers des phrases courtes et mémorables., à savoir les proverbes, maximes, sentences, aphorismes, etc

[ historique ] [ ergotages ] [ déconnexion ]

 
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métaphysique

Pour saisir la véritable distinction d’intellectus et de ratio, et la juste subordination que l’on doit établir entre eux, il suffit d’interroger la plus que millénaire tradition philosophique de l’Occident latin.

S. Augustin nous présente cette distinction avec toute la clarté désirable. Sa doctrine est simple : si la connaissance humaine commence par la raison qui cherche, elle se termine par l’intellect qui trouve. “La raison est un mouvement capable de distinguer et de relier nos connaissances entre elles ”. Mais : “autre est l’intellect, autre la raison”. L’intellectus ou intelligentia (“l’intellect ou l’intelligence”), en effet, est la faculté supérieure de l’âme humaine, directement illuminée par la lumière divine : “Il y a dans notre âme quelque chose que l’on appelle intellect. Et cette partie de l’âme, que l’on appelle intellect ou esprit, est elle-même illuminée d’une lumière supérieure. Or, cette lumière par laquelle l’esprit est illuminé, c’est Dieu.” […] En somme, la raison se distingue de l’intellect comme la science (en vue de l’action) se distingue de la sagesse (en vue de la contemplation) : “Si donc il existe une exacte distinction de la sagesse et de la science, savoir, qu’à la sagesse appartient la connaissance intellective des choses éternelles, tandis qu’à la raison appartient la connaissance rationnelle des choses temporelles, il n’est pas difficile de juger laquelle est la première et laquelle est la seconde.”

La doctrine de S. Thomas d’Aquin ne diffère guère de celle de S. Augustin. Du moins les distinctions terminologiques sont-elles identiques de part et d’autre. “La raison diffère de l’intellect comme la multiplicité de l’unité ; d’où vient que Boèce, au livre IV du De Consolatione, dit que la raison se trouve dans le même rapport à l’intellect que le temps à l’éternité, et le cercle au centre. C’est en effet le propre de la raison de se répandre en tous sens sur une foule de choses, et d’en tirer, en les rassemblant, une connaissance une et simple. […] Mais à l’inverse l’intellect commence d’abord par la considération de la vérité une et simple, puis saisit en elle la connaissance de tout le multiple, de même que Dieu, par l’intellection de son essence, connaît toute chose. 

Cet intellect, non seulement reçoit en lui les connaissances qui viennent de l’extérieur, en tant qu’intellect passif, mais encore, en tant qu’intellect actif, il illumine la connaissance reçue pour en révéler à lui-même la dimension intelligible, comme un œil qui éclairerait ce qu’il voit. […] De grands thomistes affirment qu’il n’y a pas d’intuition intellectuelle chez S. Thomas (cf. par exemple, Sertillanges, Saint Thomas d’Aquin, Alcan, 1912, t. 1, p. 134). C’est même là la thèse généralement admise. Nous avons expliqué pourquoi elle nous paraissait très incomplète (cf. notre article : "La notion d’intellect chez saint Thomas d’Aquin", publié dans la revue Philosophia perennis, n°3, janvier-février 1970). Rappelons seulement ici que, pour S. Thomas : “la raison et l’intellect diffèrent quant au mode de connaissance, parce que, si l’intellect connaît par simple intuition (simplici intuitu), la raison, elle, connaît les choses discursivement.” (Somme théologique, I, q. 59, a. 1, ad 1). D’autre part, comme nous l’avons rappelé, c’est l’intellect qui [d'après S. Thomas] est béatifié et s’unit à l’Essence divine.

Auteur: Borella Jean

Info: Amour et vérité. La voie chrétienne de la charité, chap. VII : "La constitution de l’Homme selon la méthode philosophique", III, "La tripartition anthropologique", 8, "Intellectus et ratio chez S. Augustin et S. Thomas d’Aquin", L’Harmattan, coll. Théôria, Paris, 2011, pp. 113-116.

[ différences ] [ curiosité instinctive ]

 

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philosophie antique

Aristote définit l’âme comme "la forme du corps" ou plus exactement comme "la forme achevée (entélékhéia) d’un corps naturel organisé ayant la vie puissance" [De l’âme, II, 1, 412, a2]. "Forme" ne signifie pas uniquement "figure" ou "enveloppe spatiale" mais plus généralement "ce qui informe", c’est-à-dire ce qui donne, à une "matière", une organisation spécifique. […] La forme pure d’Apollon, pour Aristote, n’existe pas toute seule, à l’état séparé, comme l’Idée chez Platon. Elle n’est réelle qu’en se réalisant dans une matière, laquelle n’a d’ailleurs pas un sens exclusivement "matérialiste", et n’existe pas non plus à l’état séparé.

Parler de l’âme comme forme du corps signifie donc qu’elle est le principe et la cause de tout ce qui, dans le corps, est organisation, structure, ordre et activité. […]

Le corps et l’âme étant inséparables, le problème de leur union ne se pose pas : ils sont deux aspects, distingués par abstraction bien fondée, d’une même réalité. Mais il s’ensuit que l’étude de l’âme fait alors partie de la physique, au sens d’Aristote, c’est-à-dire comme l’étude de tout ce qui fait partie de la nature (physis). […] Est-ce vrai de toute l’âme ? Non, répond Aristote, "car toute l’âme n’est pas nature". Il y a là une difficulté, ou une obscurité, liée à ce que nous avons appelé "le mystère de l’intellect". […]

Les diverses fonctions de l’âme conduisent Aristote à distinguer plusieurs "âmes" dans l’unique âme humaine, et, par là, à retrouver une sorte de tripartition anthropologique. Il identifiera l’âme végétative ou nutritive, commune à tous les vivants – plantes, animaux, hommes -, l’âme animale ou sensitive, commune aux animaux et aux hommes, enfin l’âme pensante ou intellective – ou noétique – propre à l’homme. Une telle tripartition, Aristote l’affirme, ne remet pas en cause l’unité de l’âme humaine. Cependant, ce qui fait difficulté, quant à l’unité, c’est l’existence de l’intellect […].

Qu’en est-il donc de cet intellect ? Sans être identiques au corps, l’âme nutritive et l’âme sensitive sont cependant "quelque chose du corps" ; elles constituent vraiment l’âme naturelle et correspondent à ce que nous appelons l’anima-corpus. Cette âme est si bien la forme du corps qu’il disparaît avec elle […]. Mais l’intellect, lui, est "une âme d’un autre genre" [De l’âme, II, 2, 413, b24] car "il n’est pas raisonnable d’admettre que l’intellect soit mêlé au corps" [III, 4, 429, a24]. […] En conséquence, l’âme humaine n’est pas, chez Aristote, uniquement et exclusivement "forme du corps" car "c’est une fois séparé que l’intellect n’est plus que ce qu’il est essentiellement, et cela seul est immortel et éternel" [III, 5, 430, a23]. Au demeurant, l’origine de l’intellect, nous dit Aristote, vient "du dehors", littéralement "par la porte", thurathen. […] à quelques égards, la doctrine d’Aristote rend plus problématique encore que celle de Platon l’unité de l’être humain, contrairement à une opinion théologique assez répandue qui voit, dans la conception de l’âme forme du corps, le principe assuré de cette unité. […] Saint Thomas [d'Aquin] mobilisera toute la puissance de sa dialectique pour montrer, contre les averroïstes et principalement Siger de Brabant, que ce n’est pas l’intellect qui pense, mais l’homme par son intellect et que c’est là la vraie doctrine d’Aristote.

Auteur: Borella Jean

Info: Amour et vérité, L’Harmattan, 2011, Paris, pages 154 à 156

[ doctrine ] [ résumé ] [ théologie ]

 
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protestantisme

Le souci de l’honneur de Dieu qui hante le cœur de Luther l’entraîne, nous l’avons vu, à une sorte de surnaturalisme radical : plus on abaisse la nature humaine, plus on exalte son Créateur et Rédempteur. Toute immixtion d’une parcelle d’humanité dans l’ordre du divin et dans l’œuvre de justification est pour lui un insupportable blasphème qui déchaîne sa fureur. C’est pourquoi la messe papiste, qui confère au prêtre le pouvoir d’agir in persona Christi en accomplissant un sacrifice réel, est l’abomination et le suprême sacrilège. C’est pourquoi aussi on peut ramener toute son entreprise de réforme à un effort permanent pour effacer les éléments de nature humaine dont l’Eglise catholique consacre la présence en tous ses rites et enseignements. […] Ce n’est d’ailleurs pas seulement l’homme qui "dans sa nature est radicalement corrompu", en sorte qu’il n’y a absolument plus rien de bon en lui, mais c’est aussi la nature extérieure, en sorte qu’elle est totalement étrangère à l’ordre du divin et que rien en elle ne peut servir de matière à une opération sacramentelle […].

La nature fondamentale de la révolte protestante apparaît ici très clairement : c’est un angélisme*. C’est le refus de l’incarnation du Verbe, le refus de l’immanence de l’Incréé dans le créé. C’est la destruction de toutes les formes charnelles du sacré. Jaloux de l’honneur de Dieu, Luther ne comprend pas que la majesté de l’Absolu puisse consentir à la bonté du relatif et à sa dignité de coopérant de la grâce divine. Corrélativement, dans la mesure même où la nature n’est plus le lieu de la grâce, puisqu’elle n’est plus essentiellement destinée à la gloire de la déification, elle conquiert son autonomie propre et peut devenir le lieu de l’activité technique et industrielle. Alors que selon la doctrine catholique (et orthodoxe), le fond de la Création reste de nature paradisiaque et que son utilisation purement profane et mercantile viole la sacralité essentielle du cosmos. D’où la supériorité économique des pays anglo-saxons.

Il résulte de cette négation radicale de la capacité théomorphe du créé que le sens du surnaturel, dont la nature humaine était capable sous l’effet de la grâce divine, devient impossible. La nature humaine est désormais scellée sur elle-même, son indépendance et ses limites. La nature surnaturalisée disparaît et fait place à une nature entièrement et uniquement naturelle, vouée à la domination et à l’exploitation d’un monde entièrement profane. Dans cette nature humaine purement humaine, scellée et fermée sur elle-même, l’eau de la grâce ne peut pas pénétrer.

A l’instant où la perte de ce sens du surnaturel est consommée, l’univers entier de la Révélation devient inconcevable, littéralement impossible.

[* L’angélisme est, par essence, le péché du plus angélique de tous les anges, Lucifer. Lucifer se révolte contre Dieu parce qu’il ne comprend pas que Dieu puisse créer un être aussi éloigné de la splendeur divine qu’est l’homme, et qu’il puisse même s’incarner en lui. La création infra-angélique lui paraît indigne de la Transcendance du Principe. S’instituant le gardien de l’honneur de Dieu contre Dieu lui-même, il se donne pour mission d’effacer cette tache qu’est la création humaine sur le pur miroir de l’univers céleste, de la détruire et d’en empêcher la rédemption dans la gloire.]

Auteur: Borella Jean

Info: Le sens du surnaturel, L'Harmattan, 1997, pages 87 à 90

[ critique ] [ conséquences ] [ sécularisation ] [ naturel-surnaturel ] [ définition ]

 

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apprentissage du langage

[…] la maîtresse d’Helen Keller, Ann Sullivan, s’efforçait d’apprendre à son élève à communiquer à l’aide de signes, alors confondus à des signaux, en tapant d’une manière déterminée selon les cas, dans la paume de l’enfant. Elle voulait ainsi associer à la perception d’un signal la sensation d’un objet. Par exemple, elle plaçait la main droite d’Helen sous un jet d’eau fraîche, pendant que sur l’autre, elle frappait le signal convenu. Dans cette pratique, spontanément behaviouriste, le signe est conçu comme l’index de son référent, qu’il a pour fonction essentielle d’évoquer. On prouvera qu’on a compris ce qu’est un signe si l’on peut user de cet index pour désigner le référent, quand on en a besoin. Tout être capable d’un tel comportement sera réputé savoir "parler". Or, la difficulté étonnante à laquelle se heurta Ann Sullivan, est que la petite Helen, tout en étant à même de communiquer quelques-uns de ses besoins au moyen des signaux que sa maîtresse lui avait appris à utiliser, semblait néanmoins piétiner à la porte d’un monde interdit. Il y avait là pourtant tous les éléments d’une relation de communication : émetteur, récepteur, médium de transmission et code. Plus encore : cet ensemble fonctionnait, mais la petite Helen – elle avait alors six ans – ne savait toujours pas parler.

Le miracle se produisit le 5 avril 1887. Ann Sullivan s’efforçait inlassablement d’épeler le mot tasse dans la main d’Helen, puis lui en donnait une à tenir. "Elle versait ensuite de l’eau dans la tasse, y trempait le doigt de l’enfant, et attendait, espérant qu’Helen réagirait en épelant e-a-u". En vain. Etant descendue au jardin afin de distraire l’enfant, elle s’approcha avec elle d’un puits d’où le jardinier tirait un seau d’eau. Une dernière fois, elle lui mit la tasse dans la main, y fit couler un peu d’eau, et épela water, sur l’autre main, de plus en plus rapidement, cette eau qu’Helen aimait à faire couler sur sa main. Soudain l’enfant lâcha la tasse, et, pétrifiée, laissa une pensée envahir et illuminer son esprit : w-a-t-e-r ! w-a-t-e-r ! cette chose merveilleusement fraîche, cette chose amie, c’était w-a-t-e-r ! Elle venait de comprendre que toute chose a un nom, que toute chose peut être dite ou signifiée, que le signe énonce la chose, ou encore qu’il l’exprime, c’est-à-dire que le rapport qui unit la chose à son index n’est pas celui d’une association entre deux perceptions sensibles […] mais un rapport de représentation, en sorte que le signe w-a-t-e-r s’identifie à la chose merveilleuse tout en en demeurant distinct : il "tient lieu" de la chose. Dans un tel rapport de signification, les deux éléments mis en relation ne sont plus du même ordre. Ils sont bien perçus tous les deux comme deux réalités également sensibles, et de ce point de vue, rien ne permet de les distinguer. Pourtant, dans le rapport de signification, la présence sensible de l’un cesse de valoir pour elle-même, cesse d’être le signal de son existence, qui est ainsi occultée, et se trouve valoir pour l’existence d’un autre, dont elle tient la place. C’est là l’expérience fondamentale de la signification. Les deux éléments sensibles ne sont plus unis par une relation horizontale de juxtaposition, mais par une relation verticale, et purement intellectuelle, de lieutenance.

Auteur: Borella Jean

Info: Dans "Histoire et théorie du symbole", éd. L'Harmattan, Paris, 2015, pages 125-126

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réforme religieuse

Kant nous paraît un bon luthérien lorsqu'il décrit une "religion dans les limites de la simple raison" (et non de la raison critique). En faisant servir la raison au travail théologique, saint Thomas la soumet à la foi et la surnaturalise. En excluant la raison du seul domaine de la foi, Luther lui donne la liberté de régner en maîtresse dans tout le reste et, en particulier, dans tout ce qui, de la religion, ne relève pas de la foi purement subjective. C'est pourquoi l'oecuménisme ne consiste pas en un effort de rencontre entre deux religions soeurs, entre deux formes du christianisme de même "pression religieuse" (comme on parle de pression atmosphérique), mais entre deux formes du catholicisme, l'une de forte pression, l'autre de basse pression. Et la météorologie nous apprend en quel sens souffle le vent. Ainsi la balance n'est pas égale, le déséquilibre est évident, cela, quelles que soient la bonne volonté et la prudence des intervenants, en vertu de la seule nature des choses. Congédions toute prévention et tout ressentiment, et posons les termes de la rencontre oecuménique de la façon la plus neutre, la plus "indifférente".

Qu'est-ce que la religion protestante doit abandonner d'elle-même pour rencontrer le catholicisme ?

Rien. Il faudrait au contraire qu'elle s'accroisse d'une multitude d'éléments, de croyance et de pratique. Seul celui qui a plus peut abandonner ce plus pour rencontrer celui qui a moins.

On soutiendra peut-être que ce moins, en soi, vaut plus. Admettons-le, cela ne change rien à la chose. Seul le catholicisme peut devenir le protestantisme, parce que le protestantisme est, en fait, un catholicisme transformé et réduit.

Comment la communication oecuménique pourrait elle fonctionner en sens inverse ? A-t-on jamais vu un fleuve remonter sa pente ?

Mais il nous faut maintenant précisément nous interroger sur la nature du principe interne et constitutif du luthéranisme : la justification par la foi. Nous voudrions simplement rappeler que ce principe ne représente pas seulement une hérésie au regard de la théologie, mais encore de la simple philosophie. Le cinq-centième anniversaire de la naissance du Réformateur a d'ailleurs donné lieu à de curieuses manifestations, visant à le transformer en une sorte de Père de l'Église.

Certains le considèrent même comme le plus grand génie du christianisme, comme celui qui a le plus génialement "repensé" la totalité de la religion chrétienne selon sa vérité unifiante la plus authentique. La "révélation" que Luther a eue du Christ constitue, selon eux, la découverte (ou la redécouverte) de la "vraie foi chrétienne".

Les catholiques n'ont que deux choses à faire : demander pardon pour l'inqualifiable conduite d'une Église dont ils sont hélas ! les héritiers, en se débarrassant des "carcans confessionnels" ; et se mettre enfin à l'écoute de ce moine en qui retentit la Parole authentique. Ces procédés, sans effet sur un théologien compétent, sont tout-puissants sur le peuple catholique de bonne volonté, et même sur de nombreux prêtres enclins à ignorer l'importance du savoir doctrinal au nom de la charité. C'est pourquoi nous devons préciser ce qui fait le fond de la théologie luthérienne, savoir, la justification par la foi, apprécier la solidité de son fondement scripturaire*, énoncer les conséquences qui en résultent.

Auteur: Borella Jean

Info: Le sens du surnaturel *Prophète dont les paroles, mises par écrit, appartiennent au canon biblique

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