Le milieu social est une bulle, constituée d'apanages variés, qui façonnent et manipulent notre conception de la réalité. Mais on peut au moins l'évoquer, le reconnaître, le comprendre, voire l'expier par une action transformatrice. En nous comparant avec celui des autres, nous pouvons être en mesure de modifier à la fois notre monde et les mondes extérieurs - si l'on a la volonté de le faire. La souffrance ne fonctionne pas ainsi. La souffrance relie directement avec l'individu qui souffre - elle ne peut être médiatisée par un terme comme " privilège ".

L’art par définition n’a pas besoin d’être utile. En Afrique de l’Ouest par exemple, il y a cent ans, des villageoises faisaient des pots avec des formes bizarres, des pots pas très pratiques, et les anthropologues n’ont pas compris de quoi il s’agissait, mais c’était parce que eux, les scientifiques, s’attendaient à ce qu’un peuple soi-disant primitif ne fabrique que des choses utiles, alors qu’en fait elles fabriquaient ces pots juste pour leur beauté, exactement comme un sculpteur, pas pour contenir de l’eau ou du grain, mais pour leur beauté.

Nos enfants naîtront de nos actions. Nos accidents deviendront leurs destins. Oh, les actions resteront. C'est une simple question de ce que tu feras quand les choses tourneront mal, mon ami. Quand la grosse dame chantera. Quand les murs s'effondreront, que le ciel sera sombre et que le sol tremblera. Dans ce moment, nos actions nous définiront. Et peu importe que tu sois observé par Allah, Jésus, Bouddha, ou pas. Par temps froid, un homme peut voir son souffle, par temps chaud, il ne le peut pas. Dans les deux cas, l'homme respire. 

Quand j’écris, j’essaie d’exprimer ma façon d’être au monde. C’est avant tout un processus d’élimination : une fois supprimé tout le langage mort, les dogme de seconde main, les vérités qui ne sont pas les nôtres mais celles des autres, les devises, les slogans et autres mensonges éhontés de notre nation, les mythes de sa propre période historique – une fois éliminé tout ce qui déforme l'expérience en une forme qu'on ne reconnait pas et en laquelle on ne se croit pas soi-même, reste alors quelque chose qui se rapproche de la vérité de sa propre conception.  

...malgré tout, ça reste encore bien difficile d'admettre qu'il n'y ait personne de plus anglais que l'Indien ou personne de plus indien que l'Anglais. Il y a encore des jeunes hommes blancs qui enragent à cause de ça ; qui, à l'heure de la fermeture, sortent dans les rues mal éclairées munis du couteaux tenus dans leur poing serré. Alors que ça ferait plutôt rire un immigrant d'entendre ces craintes  nationalistes, ces peurs de l'infection, de la pénétration, du métissage, alors que ce n'est que de la petite bière, des cacahuètes, par rapport à ce que craint l'immigrant - la dissolution, la disparition. 

Je ne veux pas dire que ma mère ne m'aimait pas mais elle n'avait pas la fibre domestique: son existence se concentrait dans son esprit. La compétence fondamentale de toute mère - l'organisation du temps - lui échappait. Elle mesurait le temps en nombre de pages. Une demi-heure pour elle signifiait dix pages lues, ou quatorze, en fonction de la taille du livre, et lorsqu'on appréhende le temps de cette façon, il n'y en a plus pour quoi que ce soit d'autre; on n'a pas le temps d'aller au parc ou d'acheter une glace, pas le temps de mettre son enfant au lit, pas le temps d'écouter le récit éploré d'un cauchemar.

Elle avait ce que la plupart des gens n’ont pas : la curiosité. Elle n’avait peut-être pas toujours les bonnes réponses, mais elle voulait poser les questions. C’est très difficile si vous vous intéressez aux idées et à tout ça, aux idées et aux philosophies du passé, c’est très difficile de trouver quelqu’un ici à qui parler vraiment. C’est la tragédie de la chose, je veux dire, quand on y pense. Je ne trouve certainement plus personne ici à qui parler. Et pour une femme, c’est encore plus difficile, voyez-vous. Elle peut se sentir complètement piégés – à cause du patriarcat. Je pense que tout le monde a besoin d’avoir ces petites discussions de temps en temps.

Depuis que je suis enfant, mon unique pensée au sujet de  l'apocalypse, du désastre ou de la guerre, c'est que je n'ai  ni vrai instinct, ni profond désir, de survivre, surtout si ce qui se trouve de l'autre côté de cette survie, c'est moi. Un livre comme La Route m'est aussi incompréhensible qu'un cycle de mythes nordiques en langue originale. Le suicide me tendrait sa main tranquille dès le premier jour, dès la première heure. Et pas le suicide courageux de l'autodestruction, mais simplement la mort passive qui survient lorsque tu restes sous le lit pendant qu'ils montent les escaliers, ou quand on s'allonge dans le champ de maïs alors que l'avion équipé de mitrailleuses se dirige vers nous.

Cesse de te soucier de ton identité et préoccupe-toi plutôt des gens qui t'intéressent, des idées qui comptent pour toi, des convictions que tu peux défendre, des arguments sur lesquels tu peux t'appuyer. Les êtres humains intelligents font ces choix avec leur cerveau et leur cœur, et ils les font seuls. Le monde ne te donne pas de sens. C'est à toi de le lui donner... et décider ce que tu veux, ce dont tu as besoin et ce que tu dois faire. C'est une façon difficile, incroyablement solitaire et compliquée d'être au monde. Mais c'est ainsi : tu dois vivre ; tu ne peux le faire à partir de slogans, d'idées mortes, de clichés ou de drapeaux nationaux. Trouver une identité est facile. C'est la solution de facilité.

Ce siècle aura été celui des étrangers,  bruns,  jaunes et  blancs. Le siècle de la grande expérience de l'immigration. Ce n'est qu'à cette heure tardive de la journée qu'on peut entrer dans une cour de récréation et y trouver Isaac Leung près du bassin à poissons, Danny Rahman dans les buts au football, Quang O'Rourke en train de faire rebondir un ballon de basket et Irie Jones fredonnant une mélodie. Des gamins dont les noms et les prénoms se télescopent. Des patronymes qui portent en eux des exodes massifs, des bateaux et des avions exigus, des arrivées dans le froid, des contrôles médicaux. Ce n'est qu'à cette heure tardive, et peut-être seulement à Willesden, qu'on peut trouver les meilleures amies Sita et Sharon, constamment confondues l'une avec l'autre parce que Sita est blanche (sa mère aimait ce nom) et Sharon est pakistanaise (sa mère pensait que c'était mieux - avec moins d'ennuis potentiels).